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« Spirou, l’espoir malgré tout » d’Émile Bravo : conclusion d’un chef d’œuvre

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 12 juin 2022                      Lien  
Cela faisait plus de dix ans qu’Émile Bravo travaillait sur cette série de quatre albums racontant une aventure de Spirou & Fantasio sous l’Occupation. Et un peu moins de temps pour que s’égrène, année après année, les quatre volumes d’une mini-série faisant suite à son premier album, un Spirou se situant en 1938, avant le Second Conflit mondial : « Le Journal d’un ingénu » (2009). Voici les six raisons qui font de « Spirou, l’espoir malgré tout » d’Émile Bravo, l’une des bandes dessinées les plus marquantes de la décennie.

Elle nous parle d’une guerre inconnue. L’Occupation en France, on connaît, de La Traversée de Paris au Dernier Métro, du Vieux Fusil à La Grande Vadrouille à Papy fait de la résistance, les chefs d’œuvre, qu‘ils soient dans le roman national ou dans la déconstruction, ne manquent pas. La Zone nord, la zone « nono » (non-occupée) comme dit Madeleine Riffaud, Vichy et compagnie, tout cela est très documenté désormais.

Dans la BD aussi : de La Bête est morte de Calvo, au Grêlé 7-13 de Lécureux, Nortier & Gaty jusqu’au récent Madeleine résistante de Madeleine Riffaud, Jean-David Morvan et Dominique Bertail, la BD a évolué vers une évocation moins naïve de cette période. Grâce aux procès de Barbie et de Papon, et au travail pionnier de Béate et Serge Klarsfeld et d’historiens comme Annette Wievorka, Henry Rousso ou Tal Brutmann, nous en savons davantage sur les horreurs de l’Occupation, de la Shoah notamment.

« Spirou, l'espoir malgré tout » d'Émile Bravo : conclusion d'un chef d'œuvre
Extrait du tome 2 : Fantasio volontaire au travail en Allemagne

Mais l’Occupation en Belgique ? La Shoah chez les Belges ? Peu de littérature, pas de procès à grand spectacle. Pourtant, proportionnellement, la Shoah a fait plus de victimes en Belgique qu’en France. C’est un angle mort. Deux fois mort, puisque la mémoire aussi est en train de disparaître avec les rescapés. Heureusement, parmi quelques-uns, Émile Bravo est là.

Parler de cette histoire avec ce qui constitue une icône de la BD belge, Spirou, de la part d’un auteur français, est un acte particulièrement culotté. Toutes proportions gardées, cela entraîne une prise de conscience comparable à celle provoquée par les travaux de Raul Hilberg sur Vichy et la Shoah ou, dans la BD, par le Maus de Spiegelman ou le Deogratias de Stassen. « Spirou, l’espoir malgré tout » d’Émile Bravo est une œuvre incontournable qui fait date.

Une empathie inédite pour la Shoah en Belgique

Un jeu d’acteurs incomparable. On a beaucoup glosé sur les qualités de dessinateur d’André Franquin. C’est incontestable, mais on oublie la qualité qui unit Franquin à Hergé, Jacobs, Tillieux ou Peyo : leur jeu d’acteurs. Il chez Bravo au plus haut niveau : les personnages sont caractérisés sans naïveté, avec une grande subtilité. Dans la relation entre Spirou et Fantasio par exemple. Spirou a 16 ans, son compagnon, 18. C’est pourquoi ce dernier est appelé dans l’armée. Spirou est un enfant sérieux que sa situation de groom à l’hôtel Moustic a déjà confronté à la vie active, aux enjeux des adultes. Fantasio apparaît plus fantasque, plus « zazou » (le terme est d’époque), prêt à collaborer en toute inconséquence… Mais si c’était un jeu, ou une façon de le cacher, son jeu ? Cela donne-là une dimension inédite à leur relation, dans des dialogues vivants, enlevés à la Prévert (le scénariste, celui des Portes de la nuit). Beaucoup de lecteurs, habitués à la bande dessinée de divertissement, n’ont pas vu cela.

Spirou aide des enfants à s’évader d’un train de déportés.

Une évocation forte de la Shoah. Nous l’avons dit : comparativement à la France, en Belgique, la Shoah est peu documentée. Il y a les histoires de Wallons et de Flamands que les Français connaissent mal. Le fait que les départements du Nord et du Pas-de-Calais sont rattachés au gouvernement militaire de Bruxelles… Et puis la mise en place progressive d’une répression ciblée contre les Juifs symbolisée ici par la disparition de Kassandra que Spirou sait être en Allemagne, et la rencontre avec un couple de peintres juifs vivant clandestinement à Bruxelles. Chaque album de cette tétralogie, comme dans le thème musical d’une symphonie, commence et finit dans le fracas des trains, symbolique de la déportation.

La découverte d’un couple de peintres méconnus : Félix et Felka Nussbaum. C’est l’un des apports majeurs de cet album : les peintres évoqués dans cette histoire ont vraiment existé. Félix Nussbaum est un peintre juif allemand, en exil depuis 1933, enfermé pendant dans « Drôle de guerre » -parce qu’Allemand- dans le camp de Saint-Cyprien dont il s’évade et réfugié en Belgique pour y rejoindre sa femme polonaise Felka. Le couple vit clandestinement à Bruxelles, patrie de naissance de Spirou, entre 1942 et 1944. Dénoncé, ils finissent leurs jours assassinés à Auschwitz juste avant la fin de la guerre.

Artiste « dégénéré », selon la terminologie nazie, Félix Nussbaum est dans la lignée de la création de son époque : la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit) mais avec des influences italiennes (Chirico), hollandaises (Van Gogh) voire de la peinture flamande, de Jérôme Bosch au symboliste James Ensor et à l’École expressionniste de Laethem-Saint-Martin qu’il a connus à Ostende avant la guerre. On retrouve certaines de ses toiles dans l’atelier clandestin que décrit Bravo dans Spirou. Elles sont empreintes d’angoisse et de pressentiments quant à l’avenir que lui réservent les nazis.

Spirou et Fantasio viennent voir leurs amis Felka et Félix Nussbaum dans leur atelier. Mais ceux-ci ont disparu...

Une évocation aux résonnances personnelles. Pourquoi Émile Bravo s’intéresse-t-il à la Shoah ? Parce que son père, Républicain espagnol, a connu les camps de Vichy. Il a été interné à Argelès, à un kilomètre du camp de Saint-Cyprien où Nussbaum a été enfermé. La guerre, c’est l’univers dans lequel les parents de Bravo ont vécu.

Emile Bravo
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Résister, oui, mais créer sous l’Occupation, dans la clandestinité, quand la mort rôde autour de vous… Toute l’œuvre de Nussbaum est prophétique de ce qui lui arrivera dans quelques mois. Son dernier tableau, qui conclut le dernier album de cette série, un tableau que Bravo ne dessine pas, est « Le Triomphe de la mort  », une scène de Grand Macabre qui symbolise la fin de la culture, de la civilisation. Quoi de mieux pour synthétiser la Shoah ?

L’autoportrait de Nussbaum. Une œuvre prophétique.
Le Triomphe de la mort
© Felix Nussbaum Haus - Osnabrück

Un travail de mémoire. Dans le dernier album, la couverture le montre bien, la « bête immonde » est à terre. Les Alliés ont débarqué en Normandie et Fantasio, en résistant assumé, s’apprête à faire sauter un train partant en direction de l’Allemagne. Mais Spirou l’arrête : et si c’était un convoi de déportés ? C’est en effet le 20 juin 1944 que Felka et Félix sont déportés vers Auschwitz, après la dénonciation d’un voisin, au départ du camp de rassemblement de la caserne Dossin de Malines, dans le dernier convoi N°26 du 31 juillet 1944, sous les numéros 284 et 285.

Quatre semaines plus tard, la Brigade Piron et les troupes anglaises sont à Bruxelles. Spirou et Fantasio peuvent mesurer toute l’étendue d’une horreur dont ils ignoraient la dimension.

Avec cette série d’albums, Émile Bravo accomplit le vœu de Félix Nussbaum qui écrivit : « Si je disparais, ne laissez pas mes œuvres mourir ! Montrez-les aux Hommes. »

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9791034731640

Spirou : L’Espoir malgré tout - Tome 4 - Par Émile Bravo - Ed. Dupuis.

© Dupuis

Spirou Dupuis ✏️ Emile Bravo à partir de 10 ans Histoire Shoah France
 
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