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Thierry Robin adapte le seul roman des "Futurs de Liu Cixin" [INTERVIEW]

Par Charles-Louis Detournay le 27 décembre 2022                      Lien  
"Les Futurs de Liu Cixin" représentent certainement l'un des événements éditoriaux de 2022 en termes de science-fiction. Depuis le mois de mars, pas moins de sept one-shots sont parus, et le dernier en date est le plus imposant : 260 pages réalisées par Thierry Robin, le plus chinois des auteurs européens, bien placé pour réussir dans cette imposante entreprise. Nous profitons de cette sortie pour mieux comprendre le procédé d'adaptation de cette collection, mais également les passerelles culturelles qu'elle bâtit entre l'Europe et la Chine, avec leurs limites...

On imagine que votre implication dans cette collection s’est réalisée par l’entremise de Corinne Bertrand, l’éditrice européenne du projet ?

Il faut tout d’abord repartir de ce livre Pierre rouge, Plume noire qui a représenté l’une des raisons de notre départ pour la Chine puisque j’avais reçu cette commande d’une province chinoise pour réaliser cet ouvrage historique. Ce qui fait de moi, c’est ma grande fierté, le premier auteur de bande dessinée à réaliser un livre directement pour le marché chinois.

Dans le milieu de l’édition chinoise s’est alors propagée la présence d’un étranger habitant Shanghai et qui avait fait ce livre. Ce qui fait que moi en tant qu’auteur et Corinne Bertrand, mon épouse, en tant qu’éditrice, nous avons été contactés par un autre éditeur chinois qui connaissait l’auteur de science-fiction Liu Cixin, une grande star en Chine, notamment pour sa trilogie du Problème à trois corps. Or, cet éditeur disposait des droits de ses nouvelles uniquement, puisque Le Problème à trois corps avait été acheté par plusieurs studios de cinéma. Et il nous a contacté pour développer une collection autour des nouvelles dont il avait les droits.

Thierry Robin adapte le seul roman des "Futurs de Liu Cixin" [INTERVIEW]Pourquoi désirait-il travailler avec des Européens ?

Il s’était rendu une fois au FIBD d’Angoulême et était tombé sous le charme de la production de la bande dessinée européenne, par sa diversité et sa qualité. N’ayant aucun contact dans son carnet d’adresse, il a contacté Corinne pour joindre des auteurs du monde entier. S’il y a quelques auteurs chinois dans la collection, le reste sont majoritairement des Français, des Belges, un Américain, des Italiens, etc. Vraiment une belle brochette d’auteurs !

Comment s’est réalisée la sélection du récit de Liu Cixin que vous avez choisi d’adapter ?

Comme j’étais le premier auteur contacté pour ces adaptations, j’avais le choix entre une quinzaine de nouvelles très courtes, souvent entre 30 et 50 pages, et un roman de 350 pages qui s’appelle Ball Lightning. J’ai lu quelques nouvelles, puis le roman. Et je me suis dit que quitte à me confronter à une adaptation, je voulais opter pour le sujet le plus sérieux, le plus dense et le plus complexe.

Quelles ont été les grandes étapes de votre adaptation ?

Par rapport à ce qu’ont fait mes camarades sur des nouvelles très courtes, où ils ont dû sans doute alimenter le propos, j’ai dû pour ma part beaucoup couper au sein de ces 350 pages. J’avais reçu un courrier de Liu Cixin, identique aux autres auteurs je pense. Il nous témoignait sa confiance dans notre talent. Et sachant qu’on allait respecter au mieux son propos et certaines valeurs propres à ses récits, il nous accordait la liberté nécessaire pour transformer ses écrits afin de réaliser des bandes dessinées correctes et intéressantes. Fort de ce blanc-seing, je me suis permis de modifier un peu l’histoire.

Qu’est-ce qui nécessitait ces modifications ?

Je dois adresser des lauriers à Liu Cixin pour toute les parties scientifique, technique et même pratiquement métaphysique de ses textes, et en particulier pour L’Attraction de la foudre. Cela pêche pourtant dans la description des personnages, dans les rapports humains, sentimentaux, parfois sociaux. Voilà où j’ai mis mon grain de sel, pour vraiment amener une confrontation entre les personnages. Une confrontation qui n’est pas vraiment une habitude chinoise puisque c’est une civilisation où la confrontation est pratiquement vue comme un sentiment de faiblesse. L’habitude confucéenne implique un grand respect pour la hiérarchie, l’autorité et la famille. Je me suis donc demandé si je devais respecter cette façon de penser ? Ou, comme on m’avait contacté en tant qu’auteur européen, est-ce que je devais traduire cela avec mes propres sentiments ? Et j’ai opté pour cette dernière solution.

Le récit passe par plusieurs étapes. Comme le résumeriez-vous ?

On part d’un jeune homme qui voit ses parents tués par une boule de foudre et qui décide d’étudier le phénomène scientifique en réalisant ses études sur le sujet car il est traumatisé. Le récit débute donc de l’étude scientifique d’un phénomène météorologique, et débouche sur une manière de penser le cosmos de façon totalement colossale et innovante, comme sait vraiment très bien le faire Liu Cixin.

L’histoire est parue en Chine en deux tomes, ce que j’ai préféré éviter car ça coupe à mon sens la continuité du récit. J’ai demandé à Delcourt de réaliser mon adaptation en un seul volume. Bien sûr, cela induisait un dense one-shot, mais au moins on aurait cette montée en puissance de la découverte cosmique, de la première à la dernière page.

Quels sont les éléments principaux que vous avez adaptés ?

Par exemple, le personnage principal disparaît très curieusement à peu près au milieu du roman. C’est à dire qu’il devient spectateur de la suite des événements par le biais d’un écran de télévision et un autre personnage le remplace. Peut-être que ça fonctionne dans le roman (même si personnellement, j’avais des doutes), mais en tout cas, en bande dessinée, il fallait garder ce personnage central du début à la fin du livre. Donc je l’ai donc replacé dans tous les évènements du récit. À côté de cela, j’ai retiré des personnages, j’ai rajouté un personnage étranger (le professeur belge) qui n’était pas dans le roman initial, etc.

Puis, j’ai surtout modifié en profondeur la conclusion du récit. Dans le roman, le personnage voyait des roses fleurir dans son appartement, ce qui était assez étrange. J’ai donc opté pour un final plus mystérieux, dans la continuité cosmique de la trame, ce qui a d’ailleurs beaucoup plu à l’éditeur.

L’album comprend une véritable immersion dans la société chinoise. Est-ce que votre implémentation dans le pays s’est révélée un avantage sur ce point ?

Très certainement ! Mon séjour de cinq années à vivre au quotidien au milieu des Chinois et dans une ville chinoise m’a permis de réaliser un livre vraiment authentique. En effet, on se situe dans un futur, mais un futur assez proche, j’ai décrit donc ma vie quotidienne : l’appartement des personnages est l’appartement dans lequel je vivais, l’escalier où les gens stockent des cartons et les vélos était mon escalier du quotidien. Plus mille petits éléments de cet acabit qui font que l’éditeur chinois a été extrêmement surpris qu’un étranger puisse décrire leur pays de façon si précise, si convaincante. Ce qui a été un grand compliment pour moi aussi.

Un ouvrage de 260 pages représentait certainement un défi en soi, ce que vous n’aviez jamais fait auparavant. Comment avez-vous géré un travail de si longue haleine ?

La taille du livre a été effectivement un grand défi pour moi. Rien que le travail d’adaptation m’a demandé neuf à dix mois avant de commencer à dessiner, pour travailler le texte, le remodifier et convaincre l’éditeur chinois que ces modifications étaient réalisées pour le bien de l’histoire. Comme j’étais le premier auteur, je devais lui expliquer que ce qui fonctionne dans un roman ne marche pas forcément dans une bande dessinée.

Puis je me suis attelé au découpage, aux dialogues avant de réaliser un gros storyboard de 260 pages. Ensuite, j’ai commencé les pages. Comme toujours quand un livre est totalement découpé et dialogué, le dessin n’est finalement qu’une mise au net, ce qui n’est pas un travail très excitant. Je vais sans doute changer de méthode pour les prochains livres, car dessiner ce qui a déjà été croqué est un travail de scribe.

Et pour la documentation des éléments réels ?

Je devais d’un côté dessiner des appartements très classiques, pas vraiment jolis, et d’un autre côté, il y avait aussi beaucoup de technologie : des hélicoptères, des porte-avions, des laboratoires, une ville souterraine russe, etc. Enfin beaucoup de choses que je n’avais jamais des dessinées auparavant, et c’est aussi ce qui générait mon intérêt de ce sujet. Je veux que chaque livre soit différent voire à l’opposé de ce que j’ai fait précédemment. C’est pour ça que je peux pas faire de série d’ailleurs.

Il a fallu résoudre ça avec une documentation photographique, des éléments en trois dimensions de Google sketch up, etc. C’est pour ça que c’est le premier livre que je réalise en numérique, sur tablette, pour me faciliter le travail de toute cette partie technologique. J’ai aussi travaillé avec un assistant chinois, qui s’appelle Yang Fei, très doué pour m’aider à finaliser certains décors. Je me réservais le travail des personnages. Et dans l’équipe, il faut mentionner le coloriste, Cyril Saint-Blancat, qui a permis de rendre crédible tous ces effets orageux et électriques.

Il y a également ces deux grands dépliants qui se situent à des endroits charnières de la narration !

Dans tous les livres de la collection, se situent deux grands panoramiques qu’on déplie. C’est une idée de Corinne Bertrand qui avait vu dans d’autres livres d’illustration ce type de réalisation, ce qui semblait faisable avec l’imprimerie en Chine où ils ne sont pas avares de ce genre de supplément. Elle l’a proposé à l’éditeur qui a approuvé.

Alors nous avons tous eu la possibilité de les insérer, bien entendu à certains endroits spécifiques du livre, parce qu’il fallait que cela tienne sur des ouvertures et des fermetures de cahier. Si c’était très facile à imprimer en Chine, c’est tout de suite beaucoup plus compliqué en France, et évidemment plus cher. Il a donc fallu trouver des solutions et voir si le coût était était abordable. Guy Delcourt a approuvé et je suis content que ça puisse avoir été conservé dans l’édition française.

Concernant les explications scientifiques, avez-vous donc limité les portées de ses réflexions ?

Il faut savoir que Liu Cixin est un ingénieur qui s’est découvert écrivain de science-fiction, avec beaucoup de succès. Donc ses livres ne sont pas avares en explications scientifiques. Je ne sais pas si elles sont correctes ou non, parce que je n’ai aucune compétence dans ce domaine. Pour ma part, je prends ça un petit peu comme de la poésie lorsqu’il se met à expliquer ce que peut être la foudre globulaire, comment le cosmos peut être construit. Je trouve ça magnifique et donc j’ai pris les phrases telles qu’elles sont écrites dans le roman, parce que je serais incapable d’inventer des mots comme ça. Pour le reste, les dialogues sont de mon cru.

Est-ce qu’il y a un chapitre au sein duquel vous vous êtes particulièrement investi ?

Oui, c’est même l’élément qui m’a convaincu de réaliser le livre : le passage où ils vont en Sibérie. J’ai d’ailleurs choisi d’inventer des constructions souterraines sous la ville désertée, une espèce de cité fantôme au milieu de la Sibérie. J’étais très nostalgique de Jacobs avec Mortimer découvrant une ville sous terre dans le futur. Cela a été mon fil conducteur pour réaliser cette séquence, ce que j’ai dessiné avec beaucoup de plaisir. Tous ces laboratoires dans la poussière n’ont pas été utilisés pendant des années : j’ai beaucoup apprécié cette séquence.

De manière plus générale, on peut vraiment parler d’un lien particulier entre vous et la Chine au gré de vos ouvrages. Comme l’expliquez-vous ?

C’est vrai que j’ai une attraction non pas pour la foudre, mais pour ce pays depuis tellement longtemps et c’est pratiquement inexplicable pour moi. Donc il y a eu Rouge de Chine, il y a très longtemps, il y a eu d’autres voyages… Et aussitôt que s’est présentée l’occasion de Pierre rouge, Plume noire, j’ai sauté sur l’occasion. Ensuite j’ai enchaîné sur L’Attraction de la foule, et après ces deux gros one-shots, je vais marquer une pause avec ce pays. Surtout que je n’ai jamais fait de livres à propos de la France, de l’Histoire de mon pays : j’aimerais traiter cette thématique dans un prochain livre.

Travaillez-vous sur ce projet actuellement ?

Non, sur ma table de travail se trouvent deux autres dossiers, dont un projet sur l’Allemagne. Difficile de dire ce qui sortira le premier, mais cela ne sera pas un troisième ouvrage consacré à la Chine, à moins que l’on ne me contacte à nouveau.

D’un autre côté, il faut évoquer la difficulté de travailler avec un pays tel que la Chine. Ce n’est pas badin, car d’une façon ou l’autre, je travaille pour le Soft Power chinois. Même à un tout petit niveau, j’œuvre au rayonnement culturel de ce pays qui n’est pas vraiment un modèle au niveau mondial. D’être au service de ce pays me place dans une situation ambiguë, autant que d’importer notre façon de voir le monde afin d’être publié et lu par des lecteurs chinois. Ils découvrent une autre façon d’appréhender les rapports humains.

Pouvez-vous donner un exemple de cet apport de notre point de vue culturel vers les Chinois ?

Dans L’Attraction de la foudre, réside une certaine tension entre les personnages et une remise en cause de l’autorité. À un moment, le héros Chen qui est révolté à l’encontre de sa place dans l’armée, il prend son uniforme et le balance par terre. Ça, j’étais certain que ça serait censuré. Je ne sais pas pourquoi, il y a d’autres éléments qui ont été retirés, mais ce geste d’une grande force est passé. D’une certaine façon, je suis content que cette case existe, que des Chinois peuvent voir qu’on puisse être en révolte. Attention, beaucoup de Chinois sont en révolte, il ne faut pas non plus penser que c’est un peuple bêlant, à la traîne de de son grand leader. Il y a une révolte, mais qui a vraiment du mal à aboutir évidemment, car le poids de la répression arrive très vite.

Mon travail n’est pas de réaliser un précis révolutionnaire pour prôner au peuple la désobéissance, ce qui serait bien prétentieux. Mais c’est de m’exprimer en tant qu’auteur européen qu’on invite dans ce pays et montrer une façon de penser différente. Toutes ces années, j’ai beaucoup apprécié de tisser un lien culturel entre ces deux pays.

Avoir des ouvrages qui paraissent simultanément en France et en Chine reste un événement très marquant dans le domaine de la bande dessinée !

Oui, créer un tel pont culturel entre nos deux pays reste une expérience tout à fait inédite, plus précisément entre la Chine et l’Europe, car beaucoup d’auteurs sont européens. Il s’agit donc d’une aventure assez complexe, mais je suis vraiment très fier d’avoir fait partie de cet équipage. Il faut rendre aussi hommage à l’éditeur chinois parce qu’éditer ce type d’ouvrage en Chine n’est vraiment pas simple. La bande dessinée là-bas a connu de grandes heures jusqu’aux années 1990 avant d’être balayée par le manga et elle est redevenue vraiment une littérature pour enfants. Or, débloquer un gros budget pour qu’on soit payés correctement et développer une collection de bandes dessinées ados-adultes pour un public qui existe à peine, tout cela était un vrai challenge. Malheureusement pour lui, les livres sont sortis pendant la période de Covid et donc les résultats ont été très durs. Les livres devaient être accompagnés aussi par des expositions-spectacles où leurs contenus devaient être présentés avec des lunettes 3D dans des espèces de show un peu futuristes. Mais la pandémie a empêché une bonne diffusion des livres, ce qui est très dommage.

Le prochain one-shot des "Futurs de Liu Cixin" paraîtra le 4 janvier prochain.

Heureusement, les livres sortent également en France, à une véritable cadence, de quoi susciter l’intérêt des lecteurs...

Je suis très content que le livre sorte en France et d’autres pays européens, peut-être pas sous leur forme un peu censurée par les éditions chinoises. Ici, l’édition française sort exactement comme je l’ai désirée, avec mes dialogues qui ont été placés dans les bulles, tel que je l’ai voulu.

Voulez-vous dire que vos dialogues ont été censurés en Chine ?

On ne sait jamais. La Chine édite des tas de livres sur son territoire, dont des bandes dessinées. Il y a déjà un choix de posé, car les livres ne peuvent pas être politiques ou érotiques : les personnages ne peuvent pas être dénudés ou tenir des propos antimilitaristes par exemple.

Le grand mystère est de savoir comment sont traduits les dialogues. Nous n’avons aucune prise, même en essayant de se faire retraduire la traduction. J’avais essayé une fois de le faire, mais c’est très compliqué. Il est à craindre effectivement que le dialogue soit adouci, car le cynisme ne fonctionne pas en Chine. On peut imaginer que le traducteur ait reçu l’ordre de gommer des éléments trop agressifs. Je pense que l’opération qu’ils réalisent est de « lisser » les dialogues et donc le propos du livre. Au moins suis-je donc certain que l’édition française correspond à mes intentions initiales.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782413038092

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