Je vivais alors à Mérignac, banlieue bordelaise où se trouve l’aéroport. Il nous demanda, à ma compagne et moi-même, si on pouvait l’emmener voir les avions, qui le fascinaient comme s’il avait 12 ans. Par la suite, il en dessina souvent (très approximatifs), au point que plus tard, une expo lui fut consacrée au Musée de l’Air du Bourget. Nous allâmes donc à l’aéroport, et il en prit plein les yeux, décollages, atterrissages, manœuvres…
Nous allions souvent nous balader dans les Landes proches où nous envisagions alors de nous installer à l’écart (nous y renonçâmes quand un Premier Ministre nommé Chaban-Delmas eut la bonne idée de vouloir « aménager » la côte landaise au profit des touristes riches à gros bateaux). Là aussi, les Landes le fascinaient, à cause de l’industrie du gemmage des pins, c’est-à-dire la récolte de la résine, dans de petits gobelets attachés au tronc, où la gemme s’écoule une fois un orifice ouvert.
Vivant en couple, j’étais sur le point de convoler. Nous allions nous marier surtout pour ne pas payer les impôts que cette andouille de Pompidou venait d’augmenter pour les célibataires de plus de 25 ans. Reiser, que la belle Christine ne laissait pas indifférent, nous fit des confidences, nous encourageant à avoir des enfants (« C’est les gens comme vous qui doivent avoir des enfants », pas les cons).
Il nous promet alors qu’il « va nous offrir un beau dessin couleur » pour notre mariage. « Mais t’as jamais fait de couleur » lui fis-je remarquer. Il confie qu’il vient de se mettre à l’aquarelle ; et qu’il va bientôt le montrer. En effet, quand nous recevons par la poste son superbe cadeau, il nous informe que c’est sa première aquarelle et que la seconde va paraître le mois suivant dans Hara-Kiri, ce qui fut fait.
Il avait bon souvenir de notre intérêt pour les Landes, car son dessin montrait la récolte de la gemme. Bon, l’arbre n’était pas tout à fait un pin ! Et la gemme avait une autre provenance, même si elle collait comme la résine. Il nous avait imaginés 20 ans plus tard, grossis et vieillis, copulant dans les branches et ensemençant le tronc. Ce dessin n’a jamais été publié, il est en bonne place sur mes murs.
En 1973, Marjorie Alessandrini, qui concoctera plus tard une encyclopédie de la BD, lance chez Albin-Michel une collection, la première, de monographies sur la BD, qui paraîtront jusqu’en 1976. La connaissant, je lui propose des bios sur mes copains de Hara-Kiri. On se met d’accord sur Reiser, Wolinski, Willem, Cabu… Je commence par Reiser que je connais le mieux. Le livre paraît en 1974. Mal maquetté, mal foutu, mal écrit, j’y fais mon malin et c’est énervant, mais bon, c’est mon premier livre pro et il en faut un. J’ai demandé une préface à Reiser. Il m’en fait une, délibérément contre le livre. Il pense à ses potes du journal, qui vont se fiche de cette star qui a déjà sa bio. À la sortie, Choron m’engueule parce que la couverture n’est pas de Reiser mais de Gotlib (c’est la règle de la collection, Wolinski m’engueule de ne pas avoir commencé par lui (je n’aurai pas le temps de faire un second livre avant l’arrêt de la collection) et Delfeil de Ton, impitoyable, me dit : « Il est drôlement mauvais, ton bouquin sur Reiser. » J’ai eu une presse dithyrambique et des félicitations de partout, mais Delfeil a un goût tellement sûr, que je sais que c’est lui qui a raison.
Plus tard, en 1975 sans doute, lors d’une bouffe chez nous à Antony, où notre couple s’est installé avec notre bébé (on a obéi à Reiser), je lui fais une surprise. Encadré sur un mur, son célèbre (il ne l’est pas alors) autoportrait au chien méchant. Il est paru dans l’‘’Anthologie Planète de l’Humour’’. Il est ahuri : à l’époque, les dessinateurs ne gardent pas leurs dessins, qui finissent à la poubelle. Mais Jacques Sternberg, qui dirige ces anthologies, grand ami de Hara-Kiri et un des rares critiques du dessin de presse, les sauve parfois des poubelles de Planète. Celui-là a été sauvé. Un jour de mouise, Sternberg est arrivé aux « Déjeuners du Lundi » de la SF avec une poignée de ces dessins (Chaval, Bosc, Mose…) et ce dessin de Reiser. Il était reproduit dans mon livre ! Je le lui ai acheté. Persuadé qu’il n’existait plus, Reiser le retrouve avec effarement. Je lui raconte. « Ah, je suis content que ce soit toi qui l’ait », conclut-il. Je l’ai toujours.
À la même époque, le mouvement féministe est en plein boom (#MeToo n’a rien inventé). Reiser, dont la vie amoureuse est très dense, a beaucoup de copines féministes et, pour une immense fête des femmes qui va se dérouler à Vincennes (de mémoire !), il glisse un dessin de soutien dans les marges de Charlie-hebdo. Bien entendu, il déconne avec. On y voit un mec joyeux qui invite tous les autres mecs à venir, avec pour argument que ce serra « plein de gonzesses » ou quelque chose du genre. À cette époque, toutes les féministes ne sont pas plus disposées qu’aujourd’hui à rigoler avec la condition des femmes ! Aussi, quand nous l’y retrouvons, nous le saluons, mais il se fait tout petit : « Chut ! Ne dites pas mon nom ! », car son visage n’est pas connu alors, mais son nom, oui, surtout depuis ce dessin !
Mais ça se passera bien, les femmes appréciant l’humour étant alors plus nombreuses que les agelastes (voir ce mot).
(par Yves FREMION)
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