Romans Graphiques

Alan Turing - Par François Rivière, Maxence Collin & Aleksi Cavaillez - Ed. Casterman

Par Hippolyte ARZILLIER le 23 mai 2024                      Lien  
Probablement à cause du film réalisé en 2014 par Morten Tyldum sur sa contribution à la victoire des Alliés contre les forces de l’Axe, on a tendance à résumer Alan Turing au mathématicien de génie qui cassa le code d'Enigma. Il est vrai que ce n’est pas un moment sans importance dans sa vie – on le considère d’ailleurs pour cela comme l’un des pionniers de l’informatique ; mais grâce à cette bande dessinée réalisée par trois auteurs de talent, on y découvre aussi un homme sensible et rêveur, un être plein de contradictions et qui ne se résume pas à une seule et unique invention.

Les auteurs ont opté pour deux niveaux de narration : le récit du procès de Turing pour « indécence manifeste » (il fut accusé d’avoir couché avec un homme, puis condamné à suivre un traitement hormonal pendant un an) s’entremêle à l’histoire de sa vie, de sa jeunesse à son suicide.

Au départ, Alan n’est pas un élève brillant : trop rêveur et brouillon, il n’excelle même pas dans ses futurs domaines de prédilection. Ce n’est que vers la fin de ses études que ses professeurs reconnaissent en lui un futur savant : il se tourne alors vers les « mathématiques pures » pour, selon ses dires, mettre un peu d’ordre dans sa vie.

Alan Turing - Par François Rivière, Maxence Collin & Aleksi Cavaillez - Ed. Casterman
© Aleksi Cavaillez, Maxence Collin & François Rivière. Ed. Casterman.

On découvre que son rapport à la science n’est pas décorrélé de sa foi : Turing est confirmé par la religion anglicane à 15 ans mais se dit moins intéressé par le Dieu de la Bible que par la « grand architecte » des philosophes. On touche ici ce qui sera l’un des fils rouges de ses recherches : déceler des lois et des principes universels en toute chose.

Au Kings College, il découvre la théorie d’incomplétude de Gödel durant les cours donnés par Max Newman ; là, il est persuadé d’avoir enfin trouvé un problème à sa hauteur : le problème de la décidabilité. Les explications fournies par les auteurs sont claires et très bien exposées. Maxence Collin dit avoir cherché à ce que la bande dessinée permette véritablement de comprendre les travaux de Turing. Autrement dit, on n’a pas affaire à une autre de ces biographies où il faudrait croire les auteurs sur parole quand ils nous disent que l’homme dont il est question est un génie. La lecture demande en cela un certain effort, mais le texte demeure extrêmement bien rythmé : on passe sans accroc de moments plus personnels de la vie de Turing à des passages plus théoriques.

Plusieurs passages à l’esthétique surréaliste ponctuent le récit : on s’y retrouve avec lui en plein rêve ; le plus souvent, sur un navire. Turing y fait la rencontre de ses amants ; il s’y confronte à ses doutes. Un moyen ingénieux de nous faire pénétrer la psyché du personnage.
© Aleksi Cavaillez, Maxence Collin & François Rivière. Ed. Casterman.

Sa vie se trouve directement mêlée à la politique quand il devient ami, puis amant, avec un certain James : ce dernier le pousse à s’engager auprès des communistes pacifistes. Lors d’un voyage en Allemagne, ils sont tous deux témoins de la montée du nazisme. À son retour, Alan travaille pendant des mois sur le problème de Gödel, auquel il apporte une solution élégante qui le propulse au rang de futur grand mathématicien.

Il étudie ensuite quelques années à Princeton, puis revient en Angleterre pour participer la mission secrète pour laquelle la plupart le connaissent aujourd’hui : le décodage de la redoutable machine de chiffrement et de déchiffrement nazie – Enigma. Plusieurs pages – il faut bien l’avouer : très denses – reviennent sur son fonctionnement ; on y comprend l’ampleur de la tâche et apprend – fait moins connu du grand public – le rôle joué par les savants polonais dans la résolution du problème. Pour ne donner qu’un exemple : saviez-vous que Marian Rejewski était parvenu à « reconstituer le câblage de la machine, sans l’avoir jamais vue, par simple déduction mathématique » ?

© Aleksi Cavaillez, Maxence Collin & François Rivière. Ed. Casterman.

Impressionnant, non ? Seul problème : en 1938, les Allemands changent de système de cryptage. L’ingéniosité des savants polonais n’aura pas suffi : tout est à reprendre. D’autres grands oubliés sont mis à l’honneur : Hugh Foss, sans lequel la résolution du problème aurait été parfaitement impossible ; mieux connue : Joan Clarke, qui épousa Turing.

Le dernier quart de la bande dessinée revient sur une partie moins connue de sa vie : sa participation à divers projets durant l’après-guerre et qui auraient été impossibles sans ses travaux des années 1930 (par exemple, la conception du premier ordinateur électronique), son élection à la Royal Society... L’ouvrage s’achève sur sa condamnation et son suicide au cyanure.

En dépit de passages très fournis en informations, c’est une bande dessinée qui rend honneur à la complexité d’Alan Turing : il n’y est pas caricaturé comme un savant fou coupé du monde. Il est étrange, certes, un peu associal, mais il sait aussi nouer de belles relations (avec ses amis comme ses amants), penser par intuitions...

Par le dessin (en noir et blanc) comme par l’écrit, Aleksi Cavaillez, Maxence Collin et François Rivière ont su incarner cette figure connue de tous. Le trait est épuré, mais expressif. Aussi, quelle bonne idée que d’avoir opté pour un récit à la première personne : on se sent bien plus proche d’un homme qu’on serait vite tenté de réduire à un pur esprit.

(par Hippolyte ARZILLIER)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782203088597

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