Quand le scénariste de Bad Ass et de la série des 7 Détectives rencontre Charlie Adlard, cela ne pouvait que provoquer des étincelles. Et cette couverture choc annonce en effet un témoignage sombre et poignant autour du festival d’Altamont, organisé quatre mois après Woodstock et en "réponse" à celui-ci. Un événement marqué par les affrontements de certains spectateurs avec les Hell’s Angels, chargés de la « sécurité » et payés en bière (authentique !).
Le récit débute pourtant doucement, au sein d’un combi BMW avec lequel nos cinq amis traversent le pays. Cela ne commence d’ailleurs pas vraiment, car il n’y a pas d’élément déclencheur pour utiliser le jargon narratif, pas de déclic pour lancer l’intrigue. Un canevas perturbé qui correspond parfaitement à Herik Hanna, le scénariste n’aime pas respecter les convenances. Chacune de ses histoires s’en ressent, pour le bonheur des lecteurs exigeants.
Altamont n’échappe heureusement pas à la règle ! Cela commence donc sans commencer, ou alors cela a déjà commencé et on arrive dix minutes après le début du film. Il s’agit surtout d’une parfaite montée en puissance pour présenter ses personnages et surtout l’atmosphère de l’époque tout en tenant le lecteur en haleine via de micros ellipses : lors d’une longue route, on parle de tout et de rien, on fait des rencontres, on est arrêté par les flics pour un contrôle, on se demande quel est le meilleur guitariste du moment, on échange quelques "civilités" avec d’autres voitures dans les bouchons, sans oublier l’alcool et la défonce.
Un excellent procédé pour ressentir le clivage d’une époque et dépasser justement quelques clichés : le mouvement Flower Power qui ne rime pas toujours à 100% à la non-violence, la guerre du Vietnam bat son plein et certains parents préfèrent voir leurs enfants y partir que de traîner d’un coin à l’autre du pays. C’est surtout l’histoire d’un pays profondément divisé et qui se cherche, désespérément.
La transition vers la seconde partie du récit s’opère magistralement avec un grand dépliant, qui nous ouvre littéralement les portes sur le lieu du fameux concert. Au lieu de diaboliser les Hells Angels, Hanna provoque une rencontre beaucoup plus subtile, démontrant qu’au final, aucune faction n’est complètement bonne ou mauvaise. Une fois de plus l’atmosphère du rassemblement prime, pour démontrer que la mise en relation des personnes domine presque l’aspect musical de l’événement. Une rencontre un brin désabusée, au diapason de cette page qui se tourne.
La dernière partie, attendue, ne fait plus dans la dentelle. La musique est au programme, certes, mais la situation échappe surtout complètement à l’organisation, ce qui est à la fois très bien décrit et vécu par nos protagonistes. Hanna évite le piège du documentaire, ne donnant parfois que des prénoms d’artiste et surtout en faisant complètement l’impasse sur le meurtre de Meredith Hunter, une des quatre personnes qui ont trouvé la mort pendant le festival [1]. L’important était avant tout de montrer la fin d’une époque, et c’est magistralement rendu.
Bien entendu, cette réussite n’aurait pas été possible sans le talent de Charlie Adlard, qui éclate à chaque page, certainement grâce un investissement livré sans compter. « J’aime vraiment ce qu’on appelle en français « la bande dessinée », nous expliquait-il précédemment. J’ai toujours voulu travailler dans ce registre. Et même, d’une manière générale, je voudrais travailler davantage encore pour le marché français ! J’aime le format de la BD franco-belge, j’aime ce que les auteurs y réalisent, j’aime les possibilités qu’il renferme et ce qu’il y a moyen d’en faire. J’aime avant tout sa qualité : j’ai le sentiment que vos bandes dessinées sont réalisées avec plus d’amour, plus d’attention et de détails que sur le marché américain. Travailler sur ce format me procure donc un très grand plaisir ! »
Après le Vampire State Building, certes un peu formaté, Adlard démontre son investissement dans ce long one-shot dans un format qui lui convient mieux. Les costumes, les décors, la trame à l’ancienne, tout participe à s’immerger pleinement dans cette fin de décennie. Mais plus que tout, les personnages conduisent pleinement le récit. Les expressions sont soignées, les positions sont adéquates, si bien qu’on entre en résonnance avec eux, devenant un sixième membre de cette bande hétéroclite. Charlie Adlard a réalisé un magnifique travail sur cet album, et son implication porte Altamont à un niveau qu’on ne pensait pas possible initialement.
Terminons par saluer l’épilogue du récit, qui rassemble le destin des personnages au le fil de l’Histoire dans un switch bienvenu. À n’en pas douter, Altamont est l’un des romans graphiques de la rentrée : profond, sombre, il livre le panorama d’une Amérique qui s’est perdue et comment elle a tenté de se reconstruire par la suite.
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.
(par Charles-Louis Detournay)
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Altamont - Par Charlie Adlard & Herik Hanna (trad. Alice Ray) - Glénat
136 pages - 19,50 € - parution le 30 août 2023
[1] Seul le décès de Meredith Hunter est dû aux Hells, les trois autres morts sont accidentelles
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