Romans Graphiques

Chair à canon – Par Aroha Travé – Éditions Flblb

Par Thomas FIGUERES le 10 mars 2023                      Lien  
Détonnant cocktail que ce "Chair à canon". Pour sa première bande dessinée, l’autrice catalane Aroha Travé, biberonnée à l'humour d' "El Víbora", livre une compilation de six histoires à l’énergie ravageuse, croquant un quartier où la naïveté de l’enfance côtoie les conséquences dramatiques des précarités périurbaines.

Sans fard, comme l’architecture du quartier dans lequel prennent place les six chapitres de Chair à canon ; incisive et percutante comme les répliques des habitants dont le langage fleuri, parmi d’autres attributs, fait office de marqueur social ; voilà de quoi qualifier l’écriture d’Aroha Travé.

Chair à canon – Par Aroha Travé – Éditions Flblb
© éditions flblb

Le quartier dont elle dresse la chronique est cartographié dès l’introduction de l’album. Un plan dressé à la va-vite dans un style enfantin sur une feuille arrachée à un carnet à spirales délimite l’unité de lieu de la tragi-comédie prolétaire à venir. Nul doute que la dessinatrice aura dissimulé ici et là, dans les décors de la ville, quelques éléments de la banlieue de Barcelone où elle a grandi.

Ou peut-être sont-ce les trafics de drogue, la pauvreté, et les situations familiales complexes, ou encore le difficile accès à l’éducation, le harcèlement ou l’invisibilisation des handicaps observés à Terrassa qui l’ont inspirée ? Allez savoir. Laissons à l’autrice le bénéfice du fin voile de mystère qui dans chacune de ses histoires interroge, choque ou fait rire le lecteur : l’anecdote contée est-elle basée sur des faits réels ?

© éditions flblb

Il ne faudrait toutefois pas se laisser tromper par l’apparente lourdeur des thèmes abordés, ce Chair à canon est une véritable bouffée d’air frais. Incisive et sans fard certes, l’expression artistique n’en est pas moins jubilatoire, drôle et grotesque - voire rêveuse par moments. L’acuité à saisir le réel avec humour, distance et dérision est remarquable.

Cette distance justement est amenée par une narration menée à hauteur d’enfant. La fratrie composée de Yanira, Kilian et José se confronte à une situation sociale dramatique et alarmante. Le jeu, l’imagination, les bêtises et les aventures entre amis rythment ainsi des journées pourtant ponctuées de scènes pathétiques à l’instar de leurs rencontres avec le Chamorro, toxicomane du quartier.

Loin de brouiller le propos, l’humour et la distance prise face à la situation sont créateurs de sens. En effet, ce n’est pas par sadisme ou perversion qu’Aroha Travé fait évoluer son trio de bambins dans cette atmosphère délétère, mais avant tout pour montrer que, dans des contextes socio-économiques précaires, les plus faibles trinquent toujours en premier et essuient les pots cassés.

© éditions flblb

La dissonance cognitive dans laquelle plonge alors le lecteur, entre rire et révolte, est passionnante ! Doit-on pouffer de l’horreur de la situation des trois gamins pas bien malins ? Ou plutôt s’apitoyer sur le sort d’enfants "mal-nés" ? Quitte à choisir, dans la lignée des auteurs-phares de la revue El Víbora que sont Max ou Nazario, Aroha Travé opte sans une once d’hésitation pour le travail des zygomatiques. Des esclaffades franches, parfois grasses, souvent vulgaires, mais dont la réalité vous collera aux basques telle la crasse de cette zone devenue théâtre comique quelques pages durant.

Les trois jeunes gens et leurs amis ne sont bien évidemment pas seuls à peupler le quartier. Et c’est toute une galerie de personnages qui leur emboîte le pas. S’ils sont, de prime abord, tous plus caricaturaux les uns que les autres, une fois rencontrés certains s’avèrent être plus attachants et sensibles qu’ils ne veulent le laisser paraître (pas tous, faut quand même pas déconner !). L’omniprésence des relations violentes et de domination oblige les protagonistes à se forger des carapaces solides et ne rien laisser paraître de leurs faiblesses.

© éditions flblb

Issues de la scène du fanzinat espagnole, Ahora Travé travaille par ailleurs en tant qu’assistante éditoriale aux éditions La Cúpula. C’est d’ailleurs au sein de cette même maison que Carne de cañon a vu le jour. Si nous citions l’héritage de El Víbora plus haut, la filiation n’est que plus claire une fois la maison d’édition d’origine établie.

Parmi les plus importantes représentantes de la scène indépendante ibérique, La Cúpula, en plus d’éditer la jeune garde espagnole dont font partie l’autrice, Miguel Vila et tant d’autres, et de traduire la production alternative internationale (Anne Simon, Noah Van Sciver, Katie O’neill, Mathias Lehmann ou Hideshi Hino), s’attelle à un travail patrimonial remarquable de valorisation d’auteurs de l’époque Víbora (1978-2004). Sont ainsi proposés à un nouveau lectorat des sommités du comix des années 1970 tels que Robert Crumb, Trina Robbins ou Gilbert Shelton, mais aussi leurs poursuiveurs, les frères Hernandez et Peter Bagge, ou leurs homologues espagnols à la façon du regretté Miguel Gallardo, décédé il y a tout juste un an le 22 février 2022.

Si tous les auteurs cités ci-dessus ont pu représenter à leurs époques respectives l’art de la transgression, du vulgaire à portée sociale, de la contestation politique, et participer à l’affirmation d’une ligne plus ou moins crade et internationalement dégueulasse, alors Aroha Travé est sans aucun doute, avec quelques autres, l’une de leurs descendantes. Consciente de cet héritage, l’autrice l’a patiemment digéré pour y insuffler ses propres thématiques, plus contemporaines, en accord avec les mœurs et troubles qui traversent notre société. Une maturité artistique rare pour un premier ouvrage.

(par Thomas FIGUERES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782357613485

Chair à canon – Par Aroha Travé – Traduction : Thomas Dupuis – éditions flblb – Broché avec rabats – 18,5 x 24 cm – 92 pages noires et blanc – Sortie le 3 février 2023 – Prix : 15 euros.

FLBLB chronique sociale Humour Espagne
 
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