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Deux nouveaux albums du regretté Philippe Tome

Par Charles-Louis Detournay le 24 octobre 2020                      Lien  
Décédé le 5 octobre 2019, Philippe Tome continue de nous faire vibrer grâce aux milliers de planches qu'il a scénarisées : "Spirou", "Le Petit Spirou", "Soda", "Berceuse assassine", "Le Gang Mazda", etc. La liste continue heureusement de s'allonger car les Éditions Kennes publient deux nouveaux albums qu'il avait écrits et qui nous parviennent ces jours-ci, comme pour nous rappeler sa si brusque disparition il y a déjà un an.
Deux nouveaux albums du regretté Philippe Tome
Philippe Tome

USA, East Harlem, New York. Novembre 2005. Malcom « Malek » Brown est noir, pauvre et musulman. Sorti de prison, il survit dans une Amérique agressive contre les pratiquants de l’islam après avoir été hostile à la population afro.

De son côté, Alexander Birke a connu la Shoah, il est vieux et passionné d’échecs. Ces deux hommes que tout sépare vont pourtant se rencontrer dans une chapelle de Harlem, où le premier est technicien de surface et le second amateur de Gospel. Ensemble, ils vont débuter une longue traversée des États dits unis...

Chaque case mérite que l’on s’y arrête en seconde lecture : ici, la Statue de la liberté pleure sur ses illustons perdues

La Mort à lunettes est certainement l’un des livres les plus intimes de Philippe Tome. Bien entendu, on y retrouve une partie de l’ambiance de Berceuse assassine, avec ces cases silencieuses de New-York, mais surtout parce que Tome, issu d’une famille de militaires qui a servi deux générations sous les drapeaux a lui-même fait son service en tant qu’officier de l’OTAN. Il sait donc de quoi il parle.

Fable antimilitariste, La Mort à lunettes est surtout le portrait d’une Amérique divisée après le 11 septembre... Ou plutôt fracturée, en manque de repères et prompte à se diriger vers des paradis artificiels, des idéaux corrompus, des guerres discutables marquées par un net repli sur elle-même.


La Mort à lunettes, au contraire, exhorte à l’ouverture vers les autres en décrivant l’amitié que deux hommes que tout semble opposer mais qui se réunissent dans la communion des épreuves traversées et qui finissent par se rendre compte qu’ils ont besoin l’un de l’autre.

La Mort à lunettes n’est heureusement pas un ouvrage manichéen. Nos héros n’en sont pas vraiment et le récit lui-même laisse des pans de leur personnalité volontairement dans l’ombre, comme l’explique Gérard Goffaux : « Tout y est allusif. La vraie histoire est entre les cases. C’est un livre qui demande de l’attention, de la réflexion. Philippe [Tome] ne voulait pas faire une BD conventionnelle. Sous de faux airs de BD classiqus, elle ne l’est pas. Beaucoup de choses ne sont pas dites. Tout est suggéré. »

Par sa thématique, son personnage central et sa road-story, La Mort à lunettes n’est pas sans évoquer un autre album de Philippe Tome bien connu des lecteurs : Sur la Route de Selma. Le dessinateur le confirme : « Au départ, cet album était censé être la suite de "Sur la Route de Selma". À la toute fin de cet album, on voit la mère [de Clément Brown] avec un petit garçon. Eh bien, ce petit garçon, c’est notre Malcolm Brown. Moi, je ne voulais pas que ce soit la suite de quelque chose. Je voulais faire un truc à nous, unique. Très vite, Philippe en a été d’accord. Et finalement, il ne reste que cette petite trace de l’idée originelle. »

Le dossier qui accompagne chaque tirage revient en détail sur les dix ans de collaboration qui ont été nécessaires pour réaliser ce récit : quarante ans d’amitié, le début de la réalisation de Berceuse assassine avant que Philippe Tome ne parte pour l’Australie sans vraiment donner de nouvelles, puis les retrouvailles ainsi que la collaboration étroite, ultra-méticuleuse et passionnée sur La Mort à lunettes.

Un extrait du cahier graphique, l’appui photo où Goffaux se met en scène, et l’utilisation de la couleur rouge.
La version limitée

Si l’album est graphiquement bien réussi, profitant d’une grande implication de Gérard Goffaux comme on peut bien s’en rendre compte dans le cahier graphique, une première lecture ne permet sans doute pas d’en saisir toute la dimension par l’usage de ses codes de couleur, de ses différents niveaux de lecture, de ses histoires qui s’entremêlent, de ses séquences muettes, sa conclusion invite à juste titre à la relecture.

Notons que deux éditions de cet album coexistent, avec le même prix de vente, mais avec une couverture différente pour la version limitée à deux mille exemplaires.

Rages

Il est encore question de ségrégation dans le second album que viennent de publier les éditions Kennes. Certes, le sujet ici est moins réaliste, de même que le dessin, mais le propos est toujours autant d’actualité. Car dans ce pays imaginaire peuplé exclusivement d’animaux, tout oppose le Nord et le Sud jadis en guerre et désormais séparés par un mur infranchissable : le Rideau de titane. D’un côté, la dictature, les persécutions ; de l’autre, ce qui apparaît comme la Liberté, la Terre promise. Dans cette amère fable politique, Saakhi et Jin, un couple de pandas, cherchent à se réunir. Mais le monde futuriste d’An-Ahm n’est pas le paradis espéré...

Rages est une trilogie que Tome a réalisée avec le dessinateur Dan [Verlinden]. Dan avait été l’assistant de Janry sur Le Petit Spirou jusqu’au dixième album, avant de mettre en œuvre ce projet de science-fiction animalière avec Tome. Rages l’a occupé pendant plusieurs années, mais la collection qui devait l’accueillir chez Dargaud a fait long feu.

Dan est alors redevenu le bras droit de Janry, avant que Philippe Tome, décidément conquis par son travail, ne lui propose de reprendre le dessin de Soda. Et en 2014, paraît le treizième album de la série, intitulé à juste titre Résurrection. Mais les deux amis n’en ont pas oublié Rages, mis un temps de côté, et dont le premier tome vient finalement de paraître.


Tout le soin mis dans le storytelling (et dûment expliqué) dans La Mort à lunettes se ressent à nouveau dans ce premier tome de Rages. Philippe Tome était d’abord un dessinateur, très impliqué dans le cadrage et la disposition des cases dans chaque planche. Ici, le récit emprunte à l’animé pour proposer un découpage très cinématographique.

Avec ses 72 planches, le rythme est complètement différent de La Mort à lunettes et rappelle presque Feux que Tome avait réalisé jadis avec Marc Hardy : la montée en force de chaque séquence est ultra-travaillée, autant que les combats où l’utilisation de typographies particulières pour traduire les différentes voix qui envahissent les grands espaces.

Derrière cette fable animalière, qui illustre les vertus de la confiance en soi, de la ténacité etde l’amour aux prises avec la dictature, face aux abus et à la dangereuse oisiveté d’une population, c’est ici la fracture nord-sud de notre monde qui nous est présentée.



S’il est difficile de ne pas être séduit par le découpage et la mise en scène de Dan et Tome, il faudra cependant attendre le deuxième tome pour découvrir les surprises complémentaires que nous réservaient les auteurs de Rages. Philippe Tome en avait complètement achevé le scénario, et c’est Joël Hemberg (Lord Jeffrey) qui en assurera la suite auprès de Dan afin de terminer la trilogie.

Nous pourrons donc découvrir deux autres albums de Philippe Tome dans les mois à venir. Auquel il faut ajouter le tome 14 de Soda, dont le scénario était également globalement terminé, et qui sera certainement réalisé par Dan à la suite des deux prochains albums de Rages. Heureuse surprise !

(par Charles-Louis Detournay)

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Photo de Philippe Tome : D. Pasamonik (l’Agence BD)

 
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