Était-il important pour vous d’être présente à un festival comme [le Pop Women Festival] qui favorise avant tout la création féminine ?
Florence Dupré La Tour : Oui ! Carrément. C’est important parce que la création féminine est souvent invisibilisée. Une bonne nouvelle donc que d’avoir cette mise en avant.
Prix spécial du Jury Artémisia en 2020 pour "Carnage", ce prix vous a-t-il aidé à vous faire connaître ? L’avez-vous ressenti comme une consécration de votre travail ?
FDLT : Je ne pense pas. Ce prix était pour un album assez confidentiel chez une toute petite maison d’édition. Cela fait toujours plaisir d’avoir un prix, mais cela n’installe pas. Mis à part les prix à Angoulême, cela ne change pas grand-chose, sinon une satisfaction personnelle.
Est-il nécessaire qu’un prix comme celui d’Artémisia ne récompense que des autrices ?
FDLT : Oui. Il y a de nombreux prix qui ne consacrent que des hommes. Donc, pourquoi pas ?
Nous parlons de la place des femmes dans le monde de la bande dessinée. L’autobiographie, la vulgarisation scientifique, la biographie dessinée, la déconstruction des faits sociaux et imaginaires collectifs, le déterrement du matrimoine, la bande dessinée jeunesse en plein renouveau, sont autant de manières de faire de la bande dessinée qui sont aujourd’hui des succès populaires, voire critiques. Or, ces créneaux sont majoritairement occupés par des femmes, ne seraient-elles donc pas à la mode ?
FDLT : Je dirais que dans l’histoire des luttes, en général, les personnes ont besoin de reprendre en main leur propre récit. Pour les femmes, je ne suis pas très étonnée qu’elles s’investissent dans le récit de soi, parce qu’on les a trop longtemps racontées, mises en scène de manière dégradante ou irrespectueuse. À travers un prisme masculin. Est-ce que c’est une mode ? Non. Cela peut le devenir, mais c’est le fait des éditeurs. Je dirais que c’est un passage politique.
Revenons, si vous le voulez bien, sur ce succès des femmes. Pour la seule année 2022, il y a eu le Grand prix d’Angoulême pour Julie Doucet, le prix Jacques Lob pour Marguerite Abouet, le prix de l’ACBD jeunesse pour Léonie Bischoff, prix des libraires de bande dessinée pour Aimée de Jongh, l’entrée de Catherine Meurisse à l’Académie des Beaux-Arts... Cette année, sept femmes ont été récompensées par un fauve d’Angoulême, que ce soit le prix spécial d’Anouk Ricard ou Manon Debraye pour le prix Druillet. Tout cela sans compter les succès d’Alison Bechdel en librairie, la revalorisation de l’œuvre de Nicole Claveloux à travers de belles rééditions, ou les percées de la jeune génération, dont vous faites partie, comme Léa Murawiec ou Claire Fauvel. Pensez-vous qu’on est bien partis pour une pleine reconnaissance de la création féminine en bande dessinée ?
FDLT : Je pense, oui. Non seulement une reconnaissance, mais aussi l’arrivée de nouveaux récits qui transforment cette vision du personnage féminin et masculin. Ces nouveaux récits sont déjà là, en place. Une avancée spectaculaire dans le domaine de l’image, pour les imaginaires qui ont forcément évolué. Après, le milieu de la bande dessinée est un milieu qui se paupérise. Or, les hommes quittent les milieux qui se paupérisent. Ils sont partis vers le cinéma d’animation et le jeu vidéo. Dans l’histoire des luttes, on le voit très bien, dès qu’un milieu se paupérise, les femmes ont le droit d’y accéder.
Revenons sur votre travail. Le Pop Women Festival a dédié une de ses expositions à votre ouvrage "Pucelle". Était-ce la première fois que « Pucelle » a le droit à une exposition ?
FDLT : Il y a eu une belle rétrospective de mon travail au festival Gribouillis ! à Bordeaux. C’était il y a deux ans.
Que ce soit celle-ci ou celle de Bordeaux, avez-vous participé à la mise en scène de l’exposition, au choix des planches, ou le/la commissaire d’exposition prend toutes les décisions ?
FDLT : C’est le commissariat d’exposition qui s’en occupe. Je fais pleine confiance à Ezilda Tribot et son expertise. Pour le festival Gribouillis ! c’était la même chose. Je n’ai pas souvent du temps à consacrer aux expositions car je dois avancer sur mon travail.
Travaillez-vous sur la suite de "Jumelle" ?
FDLT : Oui. J’ai bientôt fini. Cela sortira en septembre.
Pour vous, en quoi la bande dessinée est le meilleur medium pour exprimer ce soi dont vous parliez précédemment, ce récit intime. Le roman l’a très bien fait. Pourquoi donc recourir à la bande dessinée ?
FDLT : Pour moi, c’est le dessin en lui-même qui permet de parler le langage muet. Sans avoir forcément besoin du texte, je peux très bien partir dans des figures de style, des comparaisons, des métaphores dessinées. Ce que ne peut pas faire le roman. Et je tiens à ce langage muet. J’ai été mutique pendant très longtemps. Et le dessin a été le langage qui me correspondait le mieux.
Nous aimons beaucoup votre dessin pour son aspect cartoon. Nous adorons l’expressivité des visages que vous donnez à votre propre visage. La déformation du corps qui réagit. Cela nous fait beaucoup penser, et l’exposition dresse un parallèle, à Gotlib. Mais aussi aux mangas qui n’hésitent pas à fait fi de la réalité pour exprimer l’espace d’un instant, ou sur plusieurs cases, quelque chose de plus profond que ce qui est perceptible dans la réalité.
FDLT : Bien sûr pour Gotlib ! Mais j’ai été aussi très marquée par Dragon Ball. C’est drôle. C’est une société, le Japon, où l’on contient beaucoup ses émotions et le manga fait l’exact contraire. On va raconter tout le paysage émotionnel d’une manière extrêmement forte. Cela m’avait vraiment marqué avec d’autres mangas. Cette expressivité très très forte. J’ai voulu replacer cela dans mes dessins. C’est une petite fille qui s’essaie à être sage, polie, bien élevée, à contenir ses émotions. Mais elle vit des tempêtes intérieures. Ça, le dessin et l’expressivité des personnages me permet d’en rendre compte.
Vous abordez des questions, dans "Pucelle" notamment, qui demeurent taboues, comme les menstruations, mais aussi le plaisir féminin. Hier [9 mars 2023], une sénatrice kényane, Gloria Orwoba, s’est rendue compte au moment de son entrée dans l’hémicycle qu’elle avait ses règles. Une grosse tâche sur son pantalon blanc. Aussitôt, une gardienne s’est précipitée pour essayer de dissimuler cela. Elle s’est posée la question de savoir si elle repartait. Finalement, elle a décidé, en pensant au fait que les règles sont stigmatisées, d’y aller. Elle a été assez rapidement contrainte à quitter les lieux. Vous, dans votre bande dessinée, vous dites à quel point votre rapport à la sexualité a été déterminé par le discours religieux. Ce discours, on est loin de s’en être émancipé. Aujourd’hui, moins d’un Français sur deux a une croyance religieuse. Pourtant, un certain nombre de discours religieux infuse toujours nos inconscients, et notamment la question de la sexualité.
FDLT : Bien sûr ! On est dans un bain culturel de tradition judéo-chrétienne, biblique en tout cas. Dans les trois religions du livre, la place de la femme est plus bas que le paillasson. On s’essuie bien les pieds dessus. On est encore les dépositaires de cette culture, même quand on n’est plus croyant. Il est très difficile de déconstruire cela, de s’en échapper.
FDLT : Pour ma part, je pense que je n’y arriverai pas. C’est un constat qui est pessimiste, mais j’en ai conscience. J’aurai toujours des biais concernant la sexualité, le rapport au corps, aux hommes, aux autres femmes aussi. J’aurai toujours des formes de préjugés, des choses mauvaises contre lesquelles je veux me battre mais qui arrivent quand même. Malgré moi.
Votre œuvre est étroitement liée au féminisme. Quand vous faites une bande dessinée, en plus d’être une artiste, avez-vous le sentiment de porter le fait d’être une femme ? Est-ce que pour vous le combat féministe et le fait d’être une femme est indissociable de votre activité artistique ?
FDLT : C’est tout à fait dissociable. Je peux très bien faire de la bande dessinée conceptuelle avec des carrés et des ronds et raconter des choses indépendamment de mon sexe. Après, je suis dans le cadre de l’autobiographie, c’est très particulier. Je raconte ma vie. Mais je crois que n’importe quel homme et n’importe quelle femme qui raconterait sa vie en étant sincère, avec les yeux ouverts, rentrerait dans le cadre du féminisme.
Si nous vous disons que Riad Satouff est une "Florence Dupré La Tour au masculin"...
FDLT : Cela me fait très plaisir (rires).
Nous avons lu que vous étiez une admiratrice de Joann Sfar.
FDLT : Oui ! Donjon ! J’ai été une très grande joueuse de jeux de rôle pendant 15 ans et j’avais lu, jeune, des "lanfeusteries", à base de magiciens et d’Heroïc Fantasy. C’était un renouvellement du genre. J’ai adoré.
Vous avez une admiration pour lui. Existe t-il une empreinte de son style sur votre travail, sur la manière de concevoir votre dessin, de penser votre scénario, de découper vos planches ?
FDLT : Plus du tout. Plus maintenant. Mais cela a été le cas sur ma première BD qui s’appelait Capucin. Je sortais de deux ans de travail sur l’adaptation du Petit Vampire de Joann Sfar. Là, en effet, j’avais un dessin qui avait pris certains tics, sans forcément m’en rendre compte, et j’ai mis un album à les perdre.
Nous avons lu que vous avez été enseignante à Émile Cohl. Qu’enseigniez-vous ?
FDLT : La bande dessinée ! Malheureusement ou heureusement, je n’en sais rien. (rires) J’adore ça. C’est super intéressant. J’aime énormément le rapport aux étudiants, cela m’enrichit de pouvoir discuter avec des générations nouvelles. On parle de sujets contemporains, qui les touchent beaucoup.
Vous aviez à cœur de mettre la création féminine au centre de votre enseignement ou c’était mixte.
FDLT : Du tout. Très mixte. J’enseigne la bande dessinée et donc je donne des références qui sont plurielles.
À partir de quel corpus vous êtes-vous construite une culture bande dessinée ? On a évoqué Gotlib et Joann Sfar...Des femmes sont-elles intervenues dans votre construction ?
FDLT : Bien sûr. Claire Bretécher ! Une femme hyper-importante, c’est Mafalda. Je l’ai lue très petite car je vivais alors en Argentine. Je lisais les tebeos (bandes dessinées) en espagnol. Mafalda, cela a été un personnage très important dont je vois aujourd’hui, dans mon dessin, des reliquats. Après, je fais partie d’une certaine famille de dessinateurs et de dessinatrices, qui ont un dessin spontané, proche du dessin de presse. Comme Catherine Meurisse, Marion Montaigne et Aude Picault. Je me sens proche de cette famille d’autrices.
On évoquait précédemment l’importance des représentations dans la construction de soi. Quand vous vous êtes lancée dans la bande dessinée, vous aviez des femmes en tête avec la volonté de faire comme elle(s) ?
FDLT : Je n’avais pas trop de modèles...j’avais deux modèles : Bretécher et Bernadette Després avec Tom-Tom et Nana. Mais je ne me voyais pas faire de la jeunesse car j’avais conscience que c’était très difficile à faire. J’en ai fait par la suite, mais pour commencer, j’ai eu l’intuition qu’il fallait un peu de bouteille pour faire de la jeunesse. Tom-Tom et Nana est une influence majeure.
Et Florence Cestac ?
FDLT : Je ne l’ai pas lue. Il n’y en avait pas à la maison. Cela aurait été génial de pouvoir la découvrir dans ma jeunesse.
En aparté, vous nous avez dit être une obsédée de la narration, c’est-à-dire ?
FDLT : ...Tant que cela est mal écrit, je ne publie pas. Donc je recommence beaucoup à écrire mes scenarii.
Qu’est-ce qui vous obsède ? La fluidité ? Le découpage ?
FDLT : C’est la tonalité. Pour que la musique de l’histoire, la narration, combinée avec le texte, sonne juste à mes oreilles.
Et les couleurs ?
FDLT : De même ! (sourire).
Les teintes, les couleurs dominantes qui ont été choisies pour "Pucelle", comment vous êtes-vous décidée ?
FDLT : J’ai travaillé en rose, rouge, noir, blanc. Avec toutes les gammes, du rouge sombre au rose pâle. Il fallait que je puisse raconter la petite fille, celle qu’on voit, à qui est accolée cette couleur rose dans le marketing. Cela me permettait de raconter des choses dures avec une couleur tendre. Pour le rouge, j’avais besoin de montrer le sang. Le sang et la chair.
Quand vous faites une bande dessinée comme "Pucelle" ou "Jumelle", vous avez l’espoir que cela suscite quelque chose chez les personnes qui vont vous lire ?
FDLT : Non ! Je ne pense jamais à mes lecteurs. Je pense d’abord à ce que je ressens quand j’écris. Je pense que quand on sent son livre, on le vit, on transmet cela. Si j’arrive à me faire rire, j’arriverais à transmettre le rire. Si je me fais pleurer, j’arriverais à transmettre cette émotion.
Pour conclure cet entretien, si nous devions conseiller trois autrices à lire à des collégiens et collégiennes ?
FDLT : Oulala ! Je suis nul en name dropping. Toutes les BD de Catherine Meurisse. Je pense qu’elles s’adressent à tout le monde, qu’on peut les lire petit ou grand. Les BD de Mirion Malle sont formidables, mais je ne suis pas certaine que cela puisse intéresser des collégiens, peut-être davantage des lycéens. Elle a une manière de raconter l’intime et l’infiniment petit qu’on voit traditionnellement, plutôt, dans le roman. Et elle amène cela dans la bande dessinée. Formidable ! Pénélope Bagieu, évidemment.
Vous aviez l’air de vouloir proposer des auteurs ?
FDLT : Oui, Théo Grosjean qui peut parler à tout le monde. Il a fait une BD qui s’appelle Eliott au collège. Ses BD sont géniales.
(par Romain GARNIER)
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