Va-t-on enfin pouvoir vendre de la bande dessinée numérique de création sur les différents écrans (ordinateurs, tablettes, smartphones) ? (pour éviter les quiproquos, cette question ne concerne donc pas la bande dessinée papier numérisée et vendue sur Internet (comme par exemple sur le site Iznéo), le crowdfunding (par exemple Sandawe ou MMCBD), le crowdsourcing (Delitoon ou feu Manolosanctis))
Depuis deux ans, Thomas Cadène avait montré le chemin avec Les Autres Gens. Sans subvention et sans être adossé à une maison d’édition (Dupuis a pris le train en marche en publiant en album les épisodes), il avait réussi avec un investissement initial de 25000 € à atteindre, si ce n’est le Graal d’une forte rentabilité, du moins la performance d’un certain équilibre financier grâce aux quelques 1200 abonnés qui suivaient la bédénovela. Un petit pas pour l’homme, un pas de géant pour la bande dessinée numérique. Enfin, pas si petit que ça pour l’homme. Épuisé après avoir géré seul et à bouts de bras la partie administrative du projet (en plus de la partie scénaristique), il jette l’éponge en juin dernier.
On désespérait de voir des successeurs à ce Grand Ancien et il a fallu attendre le début de l’année 2012 pour que les choses se décantent enfin (précisons toutefois qu’entre l’idée initiale et la réalisation des projets qui suivent, plusieurs mois de gestation ont été nécessaires). En mars dernier, Pierre-Yves Gabrion lance les hostilités. L’auteur de L’homme de Java et de Primal Zone, qui se penche depuis longtemps sur les possibilités narratives du numérique, choisit de s’adresser à un public jeunesse avec BDNag (pour BD Numériques amusantes et gratuites), une application qui propose trois séries aux jeunes lecteurs. Pour l’instant uniquement disponible sur iTunes et dans l’AppStore, elle est donc gratuite et lisible sur iPhone et iPad. Dans un premier temps, la rémunération de ce projet s’effectue grâce aux bandeaux de publicité qui apparaissent discrètement en bas de l’écran. Pour la série L’agence 3T en revanche, le premier épisode est gratuit et les suivants sont payants au prix de 0,79€ sur iPhone et 1,59€ sur iPad.
Côté contenu, BDNag offre trois (BDNag 1) et cinq (BDNag 2) histoires spécialement créées pour le médium. Oto le robot, un récit complet en 102 écrans qui décrit le quotidien sibérien et loufoque d’un robot aux ordres d’un savant fou. La narration case par case est classique, sans effet particulier.
Non-Non, dont le héros est un jeune garçon qui semble être l’antithèse de Oui-oui, propose (en 65 et 81 écrans pour BDNag 1 et 2) une histoire plutôt simple pour un très jeune public, mais qui explore les possibilités du numérique (un hommage est d’ailleurs rendu en fin d’épisode à Balak, précurseur et champion du turbomedia).
Les autres récits, plus complexes, sont d’ailleurs d’intéressants laboratoires d’effets propres au numérique (à noter également que les mêmes histoires peuvent être lu dans un format classique de planche sur iPad). L’agence 3T (une série prévue au total en 800 écrans) décrit les aventures animalières de trois détectives ; Dojo (89 écrans), les bagarres entre un ninja et un sumotori dans un dojo ; et Big Billy Boy d’Édouard Mills (42 écrans), le quotidien d’un garçon en surpoids.
Les premiers chiffres ont été plutôt encourageants. Le seuil des 10 000 lecteurs du BD Nag est franchi après 3 mois de présence sur l’AppStore au rythme de 500 téléchargement par semaines. Ce qui permet au magazine d’être bien placé dans les classements des applications livres et BD.
En ce qui concerne la suite, Pierre-Yves Gabrion lève le voile : "Le n°3 est en stand by compte tenu de notre "succès" sur les deux premiers. Nous avons donc décidé de passer directement à la phase 2 de notre développement tout de suite. Le BD Nag va évoluer vers une appli unique avec une partie "portail" vers des suites payantes des 6 séries en cours. C’est un gros travail de re-conception de l’ergonomie générale et de production qui va coïncider également avec notre prochaine présence sur Android."
Dans un autre registre, Spunch comics propose depuis juillet la lecture gratuite de quatre séries, à raison d’un épisode de l’une d’entre elles par semaine. Console Girl de Nikoneda (Dans le futur et sur la colonie Lunaire, une console prend forme humaine dans la vie d’un joueur invétéré), Limon de Mosqui (Trois vagabonds tentent de profiter d’un village de bras cassés) et Gupila de Marco – alias Marc Lastate – (Un bébé humain apparaît dans un territoire contrôlé par les animaux depuis des générations) sont spécialement créées pour la lecture sur écran.
La dernière se présente sous la forme d’une bande dessinée papier numérisée et fera dresser l’oreille de tous ceux qui suivent Ankama. Spunch comics publie en effet la suite des huit tomes de la série Debaser, une des têtes d’affiche de l’éditeur roubaisien. La version papier étant arrêtée, Raf publie sur le site le neuvième tome. Si la suite de cette série n’est pas conçue en turbomedia, c’est qu’elle est destinée à être imprimée à partir du 12e chapitre.
Bien que toutes les bandes dessinées soient en lecture gratuite, les auteurs se rémunèrent par l’intermédiaire d’une boutique présente sur le site. Pour l’instant, le visiteur peut acheter des straps (des petites lanières agrémentées d’un motif créé par les auteurs, pour accrocher à son mobile par exemple), quelques fanzines, et même faire un don.
Voila pour la première moitié de l’année. Pour les mois qui viennent, les projets ne manquent pas. Et dès la mi-octobre avec le lancement de Mauvais esprit, une revue éditée par Ottoprod Inc., société fondée par James, Boris Mirroir et le libraire Laurent Parez. Au programme, humour de format court à tous les étages, façon Psikopat, Fluide Glacial, Requins Marteaux ou Jade.
La liste des auteurs participants est suffisamment éloquente : Jérôme Anfré, B-gnet, Guillaume Bouzard, Florence Dupré la Tour, Fabcaro, Fabrice Erre, Guillaume Guerse, James, Pascal Jousselin, Joël Legars, Thierry Martin, Boris Mirroir, Nicolas Pinet, Pluttark, Pochep, Nicolas Poupon, Emmanuel Reuzé, Thibaut Soulcié et Terreur Graphique : « Il y aura dans chaque numéro 12 rubriques, précise James, chacune animée par un auteur, chaque rubrique pouvant contenir des cartoons, des strips ou plusieurs « pages ». Nous ne cherchons pas à faire rentrer le format de la BD franco-belge au chausse-pied dans un écran. Nous avons opté pour une lecture verticale, plus intuitive sur écran, comme sur les sites d’info ou les blogs. L’idée est aussi de s’affranchir du format papier pour pouvoir explorer les différents formats courts d’humour en bande dessinée, du cartoon à l’histoire courte en passant par le strip. C’est l’occasion pour nous de mettre en avant notamment ces formats très courts dont nous sommes friands mais qui n’ont à ce jour pas été développé en France à cause de l’absence de publication dans la presse quotidienne (à la différence de nos cousins américains). »
Pas de version papier de la revue prévue pour l’instant et pas de prépublication non plus, même si… : « on ne s’interdit rien. Il est tout à fait probable, et même souhaitable car les projets le valent vraiment, que les histoires proposées sur le site deviennent des livres par la suite. Les auteurs sont donc bien sûr libres d’aller voir des éditeurs papier. Notre projet n’est pas concurrent du livre papier. Comme une revue papier qui prépublie de la bande dessinée, il en est complémentaire. »
Mise en ligne tous les mardis, la revue sera donc payante (le prix – abordable, selon James – sera communiqué lors du lancement). Les deux premiers numéros seront gratuits pour pouvoir savoir de quoi il retourne avant de s’abonner en toute connaissance de cause.
Encore dans un autre registre, La Revue Dessinée est un projet de magazine BD entièrement consacré au reportage (une sorte de XXI entièrement en BD).
Si le lancement est prévu pour le premier trimestre 2013, les premières étapes concrètes ont déjà commencé. Avant tout, la création de la société LRD par Franck Bourgeron, Olivier Jouvray, Kris, Sylvain Ricard, l’écrivain Virginie Ollagnier et le journaliste David Servenay (encore une fois des noms qui sonnent doux aux oreilles des amateurs de bande dessinée).
Ensuite, la constitution d’un pool de partenaires financiers pour assurer les deux premières années d’existence du magazine. Ont répondu présents à l’appel de LRD : les éditions Futuropolis (normal à la lecture des noms des auteurs fondateurs), le libraire et éditeur Charles Kermarec, ainsi qu’un groupe d’investisseurs financiers, passionnés de bande dessinée. Enfin, la mise en route de reportage pour alimenter les premiers numéros. Un partenariat est déjà acté avec Le Mouv’ pour que des dessinateurs se rendent, aux côtés des reporters de la radio, sur certains points chauds du globe.
Alors, de quoi s’agit-il au juste ? « C’est une revue trimestrielle de bande dessinée de reportage et de documentaire, au sens très large du terme, nous répond Sylvain Ricard. C’est-à-dire que ça inclut le documentaire historique et d’actualité, les biopics, la vulgarisation scientifique, etc. Il n’y aura que des bandes dessinées, mais le support sera numérique, il y aura la possibilité d’ajouter des méta-données, car on a l’intention de travailler également avec des écrivains, des photographes et des journalistes. »
Et côté technique ? « Ce sera une revue payante de 150 à 200 pages, avec une application sur Internet, sur iPad et sur les tablettes Androïd, mais pas sur les smartphones. Ce qu’on demande aux auteurs, ce sont des demi pages, un format A5 à l’italienne. Et d’office, ce sera publié en anglais et en français. ».
Quid d’une publication papier ? « Une fois par an, nous publierons en format papier un recueil, soit des meilleurs moments, soit de l’intégralité des reportages qui seront passés. D’ailleurs, en parlant du papier, liberté sera laissée aux auteurs d’aller démarcher éditeurs pour une publication papier de leurs bandes dessinées. » Les amateurs des récits à la Joe Sacco, Guy Delisle, Étienne Davodeau, Sarah Glidden ou Marion Montaigne ont encore quelques semaines à attendre pour dévorer La Revue Dessinée, dont le prix au numéro devrait tourner, aux dernières nouvelles, autour de 5,90 €.
Enfin, encore dans un autre registre (décidément, les lecteurs sur écran n’auront que l’embarras du choix), le Professeur Cyclope met ses pas dans ceux des légendaires Pilote, Métal Hurlant ou (A suivre) pour proposer un magazine de bandes dessinées de fiction, uniquement au format numérique. A l’origine de ce projet, quatre Nantais et un Parisien : Brüno, Hervé Tanquerelle, Gwen de Bonneval, Cyril Pedrosa et Fabien Vehlmann. En tout, cinq auteurs qui ont fait leurs preuves dans le domaine du 9ème art en général et de la fiction en particulier, et le rédacteur en chef de feu Capsule Cosmique. Le numéro 0, qui a été réalisé en juin pour appuyer un tour de table financier, comprend en outre Guillaume Trouillard, Hervé Bourhis, Sacha Goerg, Anouk Ricard, Vincent Perriot, Alexandre Franc, Vincent Sorel, Alfred, Jacques Azam, Charles Berberian, Marine Blandin, Matthieu Bonhomme, Guillaume Bouzard, Sébastien Chrisostome, Jean-Yves Duhoo, Philippe Dupuy, Benjamin Flao, S. Kansara, P. Sala Hourcadette, Tangui Jossic, Laureline Mattiussi, Catherine Meurisse, Hugues Micol, Marion Montaigne, Jérôme Mulot, Nylso, Pluttark, Florent Ruppert, Loïc Sécheresse, Olivier Texier, Alessandro Tota, Guillaume Trouillard.
Comme ses illustres prédécesseurs, l’ambition de Professeur Cyclope est de faire bouger les lignes, tant sur le fond que sur la forme (cf. notamment l’histoire de Vincent Perriot pour la forme).
Au sommaire, des feuilletons, des histoires courtes avec personnages récurrents, des one-shots courts et un laboratoire utilisant toutes les ressources de la bande dessinée et du numérique (jeux, reportages, carnets de voyages, journaux intimes, détournements d’images, vidéos, documents audio, musique, podcasts…).
À noter que certaines séries seront mises en ligne en pré- ou post-publication. La périodicité sera mensuelle pour une centaine de pages (équivalent papier). Rendez-vous est pris pendant le prochain Festival d’Angoulême pour la présentation du premier numéro.
Après ce name-dropping copieux d’auteurs de bande dessinée, on est en droit de se demander où sont les éditeurs dans cette offensive numérique ? Force est de constater qu’ils sont particulièrement absents.
Seul Casterman semble investir dans la création numérique payante, avec les poids lourds de son catalogue. L’année dernière, ce fut Enki Bilal avec une version numérique de Julia et Roem sur iPad. Cette année, ce fut le tour de Bernar Islaire et Laurence Erlich avec le magazine Uropa, récits d’anticipation lisibles sur iPad. Nous mettrons de côté la réalité augmentée de La douce de François Schuiten, le projet étant une extension gratuite de l’album papier.
Delcourt avait pensé à l’origine lancer 3 secondes uniquement en numérique, mais c’est finalement un livre qui est sorti avec un bonus gratuit à consulter en ligne. Enfin, nous venons de voir que Futuropolis a répondu récemment aux sollicitations des auteurs pour s’engager financièrement aux côtés de La Revue Dessinée. Sinon, rien d’autre pour l’instant à se mettre sous la dent.
Quand on leur demande s’ils comptent investir dans le numérique hors Iznéo, la plupart des éditeurs nous répondent par la négative, en prétextant qu’il n’y a pas de marché. Certes. Mais les éditeurs n’ont-ils pas tout intérêt à essayer de le créer, ce fameux marché numérique ? Ou doivent-ils attendre que quelqu’un le fasse pour eux et en ramasser les fruits une fois qu’ils sont mûrs ? Visiblement, les éditeurs sont ici (une fois de plus, diront certains) à la remorque des auteurs en ce qui concerne les innovations. Espérons pour eux qu’avec le numérique, cette remorque ne se détache pas définitivement. Il n’est d’ailleurs pas anodin de noter que les principaux acteurs de cette vague de projets ont été à l’origine de la création du syndicat des auteurs de bande dessinée. Ils confirment ainsi leur rôle (partagé avec d’autres, évidemment) d’aiguillon de la profession.
(par Thierry Lemaire)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion