On savait que cela arriverait, mais tout de même, quel choc ! Après 57 albums réalisés de concert, Lambil & Cauvin, les créateurs historiques des Tuniques bleues ne seront pas à la manœuvre du prochain album.
Mouais… Soyons plus précis, car en réalité, Lambil n’est pas le dessinateur original de la série, c’est Salvérius, Et si Cauvin en est bien le scénariste depuis le début, nous deux auteurs ont bien l’intention de réaliser le tome suivant des Tuniques bleues, mais pas le prochain !... Toujours pas clair ? Cela nécessite alors un petit retour en arrière.
Inattendue Sécession
En 1968, les Éditions Dupuis doivent combler l’immense vide généré par le départ de Lucky Luke de Morris & Goscinny pour Pilote (Dargaud). Ils décident alors de faire confiance à un scénariste presque inconnu du grand public, Raoul Cauvin, issu du secteur audiovisuel de la boîte (les studios de création TVA), ensuite préposé à la photocopieuse, considéré comme de la haute technologie à l’époque, lequel Cauvin parvient à placer quelques petits récits dans le Journal Spirou depuis deux ans. L’autre créateur du duo est Salvé (alias Louis Salvérius) qui a déjà réalisé pas mal de planches de western depuis près de dix ans, dont la série Whamoka et Whikilowat.
Coup de génie du rédacteur en chef ou simple bouche trou en attendant de trouver LA vraie bonne série pour remplacer Lucky Luke ? Quoiqu’il en soit, ce pari audacieux remporte rapidement les suffrages des lecteurs. Pourquoi ? Sans doute car les auteurs osent aborder à travers le prisme du tragi-comique, la guerre incarnée par le zélé sergent et le finaud caporal. Raoul Cauvin a su rapidement dépasser la thématique de base, en passant du fort de la cavalerie vers la Guerre de Sécession, comme il nous l’expliquait lui-même, : « Face à Goscinny, je me serais cassé la figure directement. C’est un maître. J’ai choisi justement de ne pas faire du western pour ne pas avoir à l’affronter. »
Malheureusement, la belle aventure prend rapidement un tour tragique en 1972, avec le décès brusque de Louis Salvérius à l’âge de 38 ans. Pour sauver la série devenue l’un des classiques du journal, le rédacteur en chef se tourne vers Willy Lambil. Depuis 1959, ce dernier a déjà réalisé seul, au scénario et au dessin, l’équivalent de 24 tomes de sa série réaliste Sandy et Hoppy, mais elle ne décollait pas, faute d’albums, hormis un broché publié dans une collection mort-née en 1972, soit 13 ans après la création de la série !
Voilà donc Lambil non seulement contraint de travailler avec un scénariste, mais aussi d’adapter son style réaliste au registre humoristique de la série, dans la veine de celui de Salvérius. Et pourtant, la chose prend forme !
À bout de souffle
La suite est connue : en dépit parfois de quelques prises de becs entre Lambil et Cauvin, leur série traduite en 15 langues s’est vendue à plus de vingt millions d’exemplaires. Un succès qui pousse l’éditeur de Marcinelle à reconduire la confiance aux deux auteurs, même lorsque l’éditeur décide d’arrêter en 2019 trois autres séries de Raoul Cauvin. Un rude coup pour le scénariste de 80 ans. Surtout que la série pour laquelle il ressentait le plus de lassitude à scénariser était justement l’une des deux rescapées : Les Tuniques bleues.
Cauvin se remet donc au travail, mais décidément, le cœur et l’inspiration n’y sont plus. Aussi annonce-t-il un mois et demi avant la sortie du tome 63 La Bataille du cratère, que le 64e album qu’il vient de scénariser sera son dernier. En dépit des coups de semonce exprimés par le scénariste depuis quelques temps, le dessinateur Willy Lambil n’avait pas anticipé cette décision...
« J’ai encore un épisode des Tuniques bleues scénarisé par Raoul à réaliser, nous expliquait-il en octobre 2019 lors de la sortie du T. 63. Mais je suis encore tellement sous le choc des annonces qui m’ont été faites que je n’ai pas envie de le dessiner pour l’instant. » Ainsi, pour la première fois depuis 60 ans, Willy Lambil n’enchaîne pas directement la fin d’un album avec le début du suivant. Sans doute du sentiment que celui-ci serait sans doute son dernier. Car Lambil ne cesse de répéter depuis des années, tant à ActuaBD qu’à d’autres médias, qu’il mourra le jour où il ne pourra plus dessiner Les Tuniques bleues. Et quand on connait la passion du travail qui habite le fringant dessinateur de 84 ans, on est bien tenté de le croire sur parole.
Qu’est-ce qui pourrait bien l’empêcher de scénariser seul Les Tuniques bleues, dès lors ? Tout simplement parce que sans accord, il n’en a pas le droit. Rappelez-vous : même s’il dessine la série depuis près de cinquante ans, la plupart des lecteurs ayant même oublié Salvérius, Lambil n’en est techniquement que le repreneur. Ses créateurs sont toujours Raoul Cauvin et Louis Salvérius.
Or, Raoul Cauvin a revendu sa part des droits de la série à Dupuis, de même que les deux filles de Salvérius. Si Lambil détient donc les droits sur ses propres albums, rien n’empêche l’éditeur de prolonger la série sans lui. Une situation qui tétanise le dessinateur, même si Dupuis ne cesse de multiplier les attentions à son endroit.
Seul en selle
Pour l’éditeur, la situation est tout aussi complexe : « Si après tant d’années de succès ininterrompu, [Raoul Cauvin] a bien mérité de se reposer, [Willy Lambil], lui, conserve la volonté farouche de rester en selle, explique-t-on chez Dupuis. Se séparer de son compagnon de travail après [presque 50 ans] de collaboration n’est pas chose aisée et le temps nécessaire à Lambil pour se faire à l’idée a réduit de façon sensible les chances de publier cette dernière histoire en 2020. Pour autant, manquer ce rendez-vous annuel avec les lecteurs était inconcevable. »
Fort de ce constat, l’éditeur prospecte auprès des auteurs qu’il publie actuellement. Et comme c’est souvent le cas, c’est autour d’un dîner que tout va se jouer, ainsi que l’expliquent les BeKa et Jose Luis Munuera, réalisant respectivement deux spin-off de Spirou avec Champignac et Zorglub et qui participaient à un atelier d’écriture organisé par Dupuis en novembre 2019 à Bruxelles : « Au cours de ce dîner, Sergio Honorez, alors directeur éditorial des Éditions Dupuis, nous avait expliqué chercher de nouveaux scénaristes pour « Les Tuniques Bleues », après que Raoul Cauvin avaiit décidé de passer la main. Par un curieux hasard, en faisant des recherches quelques mois plus tôt sur un tout autre sujet, nous étions tombés sur un article parlant de William Howard Russell (1820-1907), un journaliste considéré comme le premier correspondant de guerre de l’Histoire… Cet article prétendait que Russell avait notamment couvert... la Guerre de Sécession ! Entre deux bouchées, nous avions évoqué cette drôle de coïncidence. Après le restaurant, la conversation s’était poursuivie avec Munuera sur le chemin du retour. Puis, finalement bien plus tard, vers une heure du matin, nous avions les grandes lignes de « L’envoyé spécial ». Et dès le lendemain, nous faisions passer à Sergio Honorez le pitch et les premières scènes de l’album. » Bingo.
Séduit par ce synopsis et par la motivation des trois auteurs, Sergio Honorez leur donne son aval, non sans avoir bien entendu préalablement consulté Raoul Cauvin et Willy Lambil de cette initiative. Quant au dessin de cette nouvelle reprise, l’éditeur ne pouvait pas imaginer le demander à un autre que Willy Lambil ! Mais lorsque Sergio Honorez voit les planches storyboardées par Munuera, l’évidence lui saute alors aux yeux : « Disons que je me suis laissé emporter par le récit et que j’ai surjoué mon rôle, explique Munuera. Le problème, c’est que je visualisais si clairement les ambiances et les personnages de "L’Envoyé spécial" que ne pas le dessiner m’aurait trop frustré ! J’ai eu la chance que Dupuis soit séduit par l’idée. »
« Graphiquement, le plus important pour moi était de rester dans le ton semi-réaliste de Lambil, continue-t-il, Mais d’une façon totalement honnête, avec toute la sincérité possible. Pas question donc d’essayer de faire un pastiche de son graphisme. J’ai en revanche veillé à bien reprendre ses codes, en essayant de rester plus neutre qu’à mon habitude, que ça soit dans la gestuelle de mes personnages ou les mouvements de caméra. »
Gageons que Lambil a envisagé tout cela lorsqu’il a lu cet Envoyé spécial. Quant à Raoul Cauvin, il a attendu que l’album soit imprimé pour le découvrir.
Le tome 65 avant le 64 !
Fallait-il que Willy Lambil apprenne qu’un album était en préparation pour que, piqué au vif, l’envie de dessiner lui reprenne ? C’est possible. Pendant que Munuera terminait son album, le dessinateur des 57 tomes précédents s’était remis à l’œuvre, mais trop tard pour le publier à l’heure, soit en octobre 2020. Dans le même temps, comment publier le dernier scénario de Cauvin sans qu’il paraisse naturellement sous le numéro 64 ? Que faire ?
Pour résoudre cette quadrature du cercle, Dupuis a donc innové ! Le tome 65 réalisé par Munuera & les BeKa paraîtra donc le 30 octobre 2020 (tirage de 105.000 exemplaires). Et il sera suivi du tome 64 avec le dernier scénario de Cauvin et dessiné par Lambil, qui paraîtra quant à lui, à l’automne 2021.
Et quid pour le tome 66 ? Une collaboration inédite entre Lambil et les nouveaux scénaristes est-elle envisagée ? Il est assurément trop tôt pour le dire, car avec le tome 64 à paraître en 2021, Dupuis a le temps d’affiner sa stratégie avec le nouveau directeur éditorial, Stéphane Beaujean.
(par Charles-Louis Detournay)
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Sur le même sujet, lire notre interview des BeKa concernant leur album des Tuniques bleues : « Nous avons écrit l’album des "Tuniques bleues" que nous aimerions lire en tant que lecteurs »
Sur ActuaBD, nos précédentes interviews des auteurs :
Willy Lambil : « Je suis un auteur instinctif : dessiner est une seconde nature »
Raoul Cauvin : « Ce n’est pas un secret, j’ai vendu 45 millions d’albums »
Jose Luis Munuera : « "Les Campbell" est une bande dessinée classique, construite avec des outils modernes. »
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