De quoi, populaire ? Et puis quoi encore ! Pourquoi pas une foire à la saucisse, avec ses papiers gras, ses incultes, ses ploucs ? Et ce serait quoi le Grand Prix, un gilet jaune ? Gentrification quand tu nous tiens...
Vous l’avez peut-être remarqué, le vénérable festival BD d’Angoulême, le festival de toutes les BD, normalement, semble s’être pas mal pris pour un autre, depuis un certain temps. Pour un autre, "l’autre", celui très distingué, attention pas de mélange de torchons et serviettes, candidat de "l’autre BD", celle autoproclamée pour les très recommandables lecteurs, qui en savent plus et mieux. Pour un autre jusqu’à devenir, de fil en aiguille, au fur et à mesure du glissement :"leur festival".
Bien sûr, élégance et représentativité oblige, la sublimation s’est en bonne partie opérée avec subventions, l’argent de tous, c’est tellement plus inclusif, contemporain.
Mais alors l’autre ? Qui "l’autre" ! Ben cette élite, ce conformisme, qui s’autocongratule en boucle, à l’exclusion de tous les autres, ce nombril, ce couvercle, idiot utile de tous les status quo. En commençant par le tokénisme.
Tous ego.
Qui a dit, fin sondeur de l’âme humaine : "l’élitisme mène invariablement au nombrilisme, c’est sur le chemin." ? Probablement pas cet autre, qui a cru bon de rajouter, audacieux dans la métaphore : "Ceux qui se prennent pour le nombril du monde, se sont juste trompés de... trou" !
Car nous y voilà, il arrive qu’on confonde trois choses : la culture, l’instruction et l’intelligence. Souvent, ô glorieux titulaires des deux premières, parce qu’ils ont lu quelques bouquins et, revendiquent de s’intéresser l’AAAART majuscule, avec beaucoup de HAAAAA ! Cette élite donc, comme ils affectionnent se désigner, s’autorise à se considérer comme dépositaire du bon goût : incontestablement capable, d’avoir un œil critique sur tout. Parfois, même, sans avoir pris la peine d’en connaître le La.
Il faut les voir, et surtout les entendre, les lire, superbes, le postillon ajusté, le cursus, en piédestal tout terrain.
Dans la BD, par exemple, ils prolifèrent, sans même les bases les plus élémentaires sur le sujet, à perpétuer toujours plus les éternelles approximations : auteurs bricoleurs du dimanche, éditeurs, vendeurs, galeristes, bibliothécaires, chroniqueurs... Mais si.
Après tout, pas grave, ce truc, bizarre, ce n’est que de la BD, l’infantilisant machin pour débiles, alors...
Ben non.
Cet esprit dominant de la race humaine, qui a annexé l’art et confisqué la pensée, s’est fait le gardien d’une frontière, celle du culturellement correct. Son goût est le bon goût, son avis, la référence. Avec pour légitimité celle qu’il s’est donnée à lui-même et l’assurance de celui qui sait.
Cet exigeant est interpellé par une vision audacieuse, décalée, innovante et (im-)pertinente, qui révèle l’indicible, tout en respectant, l’au-then-ti-ci-té. Lui sied aussi une vision radicale, et transversale, qui alors convoque, fait dialoguer, et donc questionne, en creux, à grands coups d’expériences, formelles, des plus jouissives, en quête d’abstraction, avec une voix, intelligente, solaire, qui déconstruit, bouscule les codes, les habitudes, loin des recettes, du vil commerce, ce qui bien sûr le stimule, acteur de l’œuvre, cet éternel curieux !
Ouf, un vrai slogan pour enseigne de supermarché culturel !
Lui qui, en sus et bien évidemment, ne manque jamais une occasion de faire valoir son juste droit à l’indignation, son courroux. C’est sûr, il va sauver le monde, l’Univers et ses environs.
Rebelle toujours.
Pour se détendre, le badin, punk et rebelle dans l’âme, ne manque jamais de se gausser avec les mots " kitsch" et " pompier" qui caractérisent le faiseur, de province. Un artisan à coup sûr, arf arf, voire pire, un copiste, chez qui tout dégage une incommodante odeur de transpiration.
Besogneux qui n’ont rien de commun, ni de près ni de loin, avec ce qui peut ressembler à un au-then-ti-que artiste, un créateur - prière à ce moment de prendre un air habité !
C’est pourquoi il porte beau, à la ville comme à la scène, on sent bien que le vrai, c’est lui, le légitime ! Il se déclare volontiers esprit libre, ouvert et attentif, ignorant, avec son collier bien ajusté de suiveur, qu’il est un condensé d’images toutes faites, de clichés, non pas directement tampon du stéréotype, quoique, mais plus sûrement, on le redit, du conformisme. Le conformisme scolaire et bourgeois.
Lui, qui n’apprécie rien tant que l’exclusivité, les petits comités, les avant-premières, les signes extérieurs, la reconnaissance symbolique et l’entre-soi. Où bien sûr tout le monde pense rigoureusement la même chose, s’estime différent de la masse - sans mépris, aucun, cela va sans dire.
Ce qui lui fait cultiver une véritable passion pour tout ce qui le lui confirme.
Ainsi, il a pour culte l’objet-livre, précieux reliquaire, finalité en soi pour ce collectionneur, viscéral. Mais il est, de la même manière, friand de citations, et aime apprendre par l’anecdote, si passionnaaaantes et enrichissantes !
Urbain branché en continu sur le courant alternatif, chantre d’un avancer pour avancer tout mécanique, jusqu’à l’absurde : on l’appâte avec tout ce qui correspond à l’image qu’il se fait de l’art et des artistes, conservateur qui s’ignore, surtout si ça épate la galerie.
Image de l’art qui, heureux hasard, est celle qui cajole goulûment le marché dans le sens du tiroir-caisse.
Mais bon, quand même, on ne la lui fait pas, même s’il a du mal à dire "je ne sais pas" ! Lui qui, de plus, se fait le point d’honneur de garder en toutes choses et circonstances de la distance, cette fois-ci, positionnaaaante - "la contemplation de l’intellect et la retenue pour mode de vie" constate à ce sujet le très politique scénariste américain de Hulk, Captain America et Spider-Man, Peter David- loin des passions, du haut de son petit nuage, rempli de mirages !
On vous avait prévenu, c’est un avion, à réaction.
Il est donc facile, pour qui connait la musique, de le faire danser, sur un air de flûte, en prenant de grands airs...
Cas d’école.
L’école en fabrique par paquet de douze, surtout parmi les étudiants en lettres et sciences humaines, la communication. Cette école à qui, comme il en a été de nombreuses fois pointé du doigt le travers par les analystes qui se sont penchés sur cette piquante question revient tristement la fonction, dixit, de préserver les distinctions sociales et de form(at)er à la norme, la mentalité "bourgeoise". Un sujet de préoccupation à propos duquel les sonneurs d’alarme ne manquent pas.
Formater par le biais de l’éducation "morale, intellectuelle et esthétique" nous apprend alors Edmond Goblot, et ce, bien sûr, en complète contradiction avec la disposition de départ prévue pour cette vénérable institution.
C’est là qu’on se rappelle que le plus gros procès fait à la BD, à sa légitimité, a longtemps été celui de l’autodidaxie. Autodidaxie, suspecte fabrique à herbe folle. Sans entrave.
On les compte ensuite nombreux dans les médias, l’animation culturelle, la communication, hérauts du "cadre normatif". À faire le jeu de la pensée dominante, celle des possédants, les classes privilégiées, sans beaucoup de contradiction en face...
Et il y a Angoulême, on y revient, joie. Angoulême, festival qui normalement devrait s’appliquer à faire la promotion du 9e art, son art véritable, en plus contribuer à élargir et renouveler son public...
Là, c’est faillite à tous les étages. On a droit à la panoplie et tout l’orchestre : copinage, réseaux, arrangements entre gens de bonne compagnie, nébulosité, autoritarisme moral, dictature de l’air du temps, pathétique course à la reconnaissance, inclusion à géométrie variable, alibi culturel, vision scolaire de l’art, culturocratie, alliance de la chaire et du goupillon, parade mondaine...
À tour de bras, on sélectionne et récompense la bluette à bobo, le prêt à penser droit, le prêchi-prêcha et l’underground de supermarché ! Formatés sur le modèle de la contre-culture, si cher aux intraitables décrits plus haut, éternels nostalgiques de l’époque du campus où ils étaient rois. Angoulême, festival qui confond art adulte et adultère, en commençant, entre autres, par les auteurs belges, souvent grands cocus de l’histoire.
C’est comme cette manière d’écarter tout ce qui a des accents populaires et de quémander, tel un gamin contrit sur la pointe des pieds, "l’auteurisation" d’exister...
La bande dessinée, un art majeur ? En tout cas, et de toute évidence, à force de génuflexions, pas encore un art adulte. Il devient donc urgent pour elle de s’émanciper. Surtout des émancipateurs.
(par Pascal AGGABI)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)
Participez à la discussion