Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Je m’appelle Manuele Fior, je suis auteur de bande dessinée et illustrateur, j’ai une formation d’architecte car je n’ai jamais suivi de cursus artistique, mes parents ne le voulaient pas. J’ai donc fait tout un tour pour arriver à la bande dessinée mais toujours en lien avec le dessin. J’ai publié huit livres dont un qui est un peu plus connu que les autres qui est « Cinq mille kilomètres par seconde » qui avait eu un prix à Angoulême en 2011 : le fauve d’or.
On constate que votre technique est particulière et changeante, elle évolue d’un album à l’autre. Pourriez vous nous parler des vos inspirations plastiques, et dans quelle mesure la technique sert le récit que vous déployez ?
Je pense que j’appartiens à une espèce d’école ou de famille de bande dessinée qui démarre, peut-être, en Argentine avec Alberto Breccia, et qui se développe après avec Munoz et Mattotti… Cette famille justifie le fait que la bande dessinée n’est pas nécessairement qu’une ligne claire mais une façon, par exemple, d’incorporer d’autres expériences, d’autres médiums comme la peinture, dans la bande dessinée. Un courant comme le futurisme a beaucoup influencé la BD italienne selon moi. Ces maîtres ont choisis d’ouvrir la porte à d’autres influences qui n’étaient pas spécifiques à la bande dessinée. Quand j’ai découvert ces auteurs, jeune, ça m’a vraiment donné envie de faire la même chose.
Il y a toujours des ponts entre vos œuvres, des corrélations, des personnages similaires, et c’est particulièrement visible entre « L’entrevue » et « Célestia », avec le sujet de la télépathie par exemple, Pourriez-vous nous en dire plus ?
Je pense qu’il y a des réflexions que tu as quand tu commences avec un livre et qui te laissent l’impression que tu n’as pas suffisamment exploité le sujet. Tu reprends donc certains thèmes, pas pour faire une suite, mais plutôt pour leur donner d’autres directions. Dans le cas de la télépathie, c’est à la fois une nouvelle façon de communiquer et de penser qui est intéressante, on pourrait considérer que c’est la suite logique de l’évolution humaine, laquelle répondrait à des problématiques toujours très présents comme la guerre.
Les livres de science-fiction et les livres historiques parlent toujours du présent. Le seul intérêt pour moi, c’est de parler du présent. Mais il est très difficile de parler de l’actualité de façon trop visible. Il est plus simple de changer d’époque. Le thème qui revient toujours dans mon travail, c’est l’histoire : appréhender comment les choses changent en restant identiques en permanence. On assiste à des phénomènes macro-structurels cycliques, il y a des mécanismes auxquels l’humanité n’échappera jamais.
Est qu’on peut à présent revenir sur l’exercice de l’adaptation littéraire ? À la fois par le prisme de l’illustration (Emil Ajar, Fred Uhlman) , et celui de la bande dessinée (Mademoiselle Else et Schnitzler ou Moravia) ?
Mon rapport à la littérature est assez similaire aux autres arts que j’aime, comme la musique, la peinture ou le cinéma. La vraie transformation pour moi, elle se fait quand tu réalises une adaptation en bande dessinée. L’illustration d’un texte littéraire conserve la même structure alors que l’adaptation en bande dessinée, c’est une transformation, une vraie mutation du langage. Pour moi, c’est beaucoup plus intéressant. Quand tu réalises des transformations comme ça, tu peux même avoir des contrastes avec l’écriture d’origine.
Concernant Moravia, Agostino est un livre peu moins connu de l’auteur. C’est un auteur qui a été beaucoup adapté du fait de son écriture très cinématographique. Et moi je suis vraiment victime de l’écriture visuelle de Moravia. Agostino est une histoire très simple, avec les couleurs de l’endroit où je suis né. Les paysages de Moravia me rappellent à l’enfance. Je trouve magnifique le fait que ce soit un roman qui se base sur quelque chose de très minimal. Il y a pas beaucoup d’action, juste un moment-clé et déterminant qui est le cœur du roman. C’est des dynamiques que je trouve très intimes et intéressantes. Dans le cas de Mademoiselle Else, j’ai trouvé que le monologue intérieur était assez facile à faire bande dessinée, peut-être plus que dans la littérature. Agostino c’est un passage, une rupture avec l’enfance qui va faire que tu entres dans l’âge adulte.
Et donc, est-ce qu’un projet concret d’adaptation en bande dessinée d’Agostino par Manuele Fior est en route ?
Pas pour le moment, j’étais sur un autre livre qui devrait sortir avant la fin de l’année ce qui m’a beaucoup occupé ces derniers mois. Il sera publié aux éditions Dargaud, ce sera un histoire qui s’appelle Hyperikon et qui sera plus dans la lignée de Cinq mille kilomètres par seconde : ça parlera des années 1990 à Berlin. Le parti pris est de mesurer la différence entre les attentes des jeunes qui vivaient à cette époque, dans cette ville, et ce qu’on est devenus maintenant. À l’époque, pas d’Europe, pas d’euros, il n’y avait pas encore eu les attentats de 2001 et on vivait dans une bulle pleine d’illusions sur le futur. On avait l’impression que le monde allait dans une direction d’ouverture. Ce livre est l’occasion de constater l’écart entre les attentes de ces personnes et ce que le monde est réellement devenu. Le livre sera réalisé à la gouache, et ce sera probablement le dernier réalisé comme cela car je n’en peux plus, cette technique est vraiment très laborieuse pour moi.
Est ce que vous êtes soucieux de faire en sorte que vos livres puissent constituer un tout et s’appréhender comme un ensemble qui serait « l’œuvre de Manuele Fior » ?
Oui, c’est toujours un peu comme ça dans ma tête. Je pense qu’aucun livre n’est indépendant et en particulier, que le nouveau est forcément corrélé au précédent. Si tu prends Cinq Mille kilomètres par seconde, ça commence dans les années 1980 et ça se termine dans le futur, ce qui m’a donné l’idée de faire un livre d’anticipation sur un futur très proche : L’Entrevue. On ne peut pas changer la position des livres. Si tu enlèves un maillon, l’ensemble paraîtra complètement différent.
Pourquoi la bande dessinée est-elle, d’après vous, la forme la plus aboutie de votre travail ?
Certaines personnes ont un talent à 360 degrés, d’autres à 260. Mon maître, c’est Lorenzo Mattotti, il a un regard très vaste, et il excelle partout. Je pense que le mien l’est un peu moins. Quand tu es un bon illustrateur, avec une seule illustration, tu dois ouvrir un monde, tu dois dire tout ce qu’il faut avec un dessin. Or, pour tout dire, j’ai besoin de plus, de plusieurs pages, de différents dessins, d’un certain rythme, du texte… Il faut que je développe mes inspirations dans une histoire.
Mattotti, sans avoir fait des livres à la chaîne, a su marquer l’histoire de la bande dessinée avec des titres rares et incontournables comme Feux ou Stigmates . L’un est en couleur, l’autre en noir et blanc et il a développé ces deux projets dans des formes très personnelles. Je pense que c’est l’un des plus grands dessinateurs vivants. On aime dire qu’il faut tuer son propre maitre, etc. Moi je suis très loin d’y être arrivé ! (rires)
Je reconnais aussi certaines de mes qualités. Voila plusieurs années que je fais de la bande dessinée, et je connais le travail de beaucoup d’artistes très différents, mais les maîtres, tu ne les changes pas comme ça. Il y en a seulement trois ou quatre et ils seront toujours les mêmes pour moi. Lorenzo Mattotti, Winsor McCay, Moebius, Hayao Miyazaki, ensemble, ils constituent mon panthéon personnel.
Voir en ligne : Un reportage sur la création des "Variations d’Orsay" ou Manuele Fior évoque sa technique
(par François RISSEL)
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