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Alex Chauvel, (Les Pigments sauvages) : "J’avais fait un livre compliqué, nous en avons fait un livre complexe" [INTERVIEW]

Par Thomas FIGUERES le 21 octobre 2022                      Lien  
Alex Chauvel vient de publier "Les Pigments sauvages", un titre d'aventure à l'ambiance heroïc-fantasy se déroulant dans un monde microscopique. À l'occasion de sa venue au festival Formula Bula en septembre dernier, l'auteur est revenu avec nous sur la genèse de Topaze, Corail et Pyrite, ses trois personnages principaux. Expérimentation, improvisation, anthropologie, micro-biologie mais aussi Miyazaki ou la scène fanzine, partez à la découverte de l'univers singulier de ce véritable "laborantin de la bande dessinée".

Définis-nous Alex Chauvel en trois bandes dessinées. La première a marqué ton parcours de lecteur, la seconde celui de l’éditeur et enfin, la troisième celui de l’auteur.

C’est une question difficile, il existe certaines choses que j’ai lues à une époque de ma vie, et que je ne trouve plus si bien. En tant que lecteur, quand j’étais adolescent, je lisais beaucoup ce que publiait Soleil. Pour moi c’était ça la bande dessinée. Un jour on m’a mis Donjon dans les mains, j’avais 20 ans. Ça a été la vraie bifurcation. C’était le premier tome de Donjon Zénith, Cœur de canard. Celui-là aura toujours pour moi une importance particulière.

De là, j’ai lu les Donjon puis la collection Poisson Pilote chez Dargaud qui a aussi été très importante pour moi. Je suis ensuite allé vers L’Association et l’Éprouvette. J’ai toujours eu ce goût pour la théorie. Et après l’association, j’ai découvert tous les indépendants, mais ils sont bien trop nombreux pour en faire la liste.

Alex Chauvel, (Les Pigments sauvages) : "J'avais fait un livre compliqué, nous en avons fait un livre complexe" [INTERVIEW]

Ensuite, un livre que je relis au moins tous les deux ans, c’est le manga Nausicaä de Hayao Miyazaki. Je le trouve beaucoup mieux que le film. Il est moins manichéen. Il a commencé le manga, fais le film, puis repris le manga. Mais, au-delà de ça, ce que je trouve passionnant, c’est que dans le film ce sont les hommes et leur dieu guerrier contre la forêt, tandis que dans le manga, il n’y a pas ça. La forêt est là, point. C’est beaucoup plus fin.

Lorsqu’il y a une catastrophe les anciens disent toujours que la situation sera horrible pour les enfants, sauf que les enfants sont nés après la catastrophe, c’est donc leur monde normal. La forêt est là, et personne ne questionne ça. Elle est plus utilisée comme une arme de guerre entre deux empires rivaux et c’est là où le récit prend une ampleur démesurée je trouve.

Et en tant qu’éditeur... Je me suis mis à écrire des billets pour Du9 et j’ai commencé par une bande dessinée que j’aime beaucoup, Des Bâtisseurs de Yannis La Macchia (éd. Atrabile). J’étais quand même déjà assez constitué en tant qu’auteur et éditeur quand je l’ai lu, mais pour les raisons que je détaille dans le billet, c’est un livre qui m’a particulièrement intéressé. Il est extrêmement singulier. Ce n’est pas un livre oublié en dix minutes.

© DR

Yannis, c’est quelqu’un qui travaille beaucoup l’objet, avec notamment Un Fanzine Carré, et son numéro trois intitulé C produit par le collectif Hécatombe. Le fanzine était littéralement un cube avec 90 auteurs, 999 pages, un format de 9x9x9 cm. On ne se connaissait pas à l’époque donc je ne suis pas dedans mais sinon j’aurais fait un tel forcing pour y apparaître...

Maintenant il a sa collection de bandes dessinées numériques, pour laquelle je travaille de temps en temps, elle s’appelle RVB. Et donc ce qui est intéressant c’est que Yannis lance une collection de bandes dessinées numériques, mais il n’oublie pas ce qu’il aime au départ : l’objet livre. Il met donc en place toute une économie intégrant l’objet pour rester en contact avec les libraires, car il considère à juste titre qu’ils sont un maillon très important. Il met en place toute une économie extrêmement différente pour régler ce paradoxe qui est que d’un côté Internet est gratuit et de l’autre il faut payer des droits d’auteur.

Des Bâtisseurs c’est le livre de quelqu’un qui résonne l’objet comme peu le font, c’est ce qui m’a beaucoup intéressé.

Complétons ce portrait culturel avec trois films, essais, romans, pièce de théâtre, musique, … qui ont cette fois nourri la création des Pigments sauvages.

Je suis amené, en faisant différentes interviews, à prendre conscience de choses. En venant ici, je me suis rappelé qu’enfant j’avais vu le film Zu, Les guerriers de la montagne magique de Tsui Hark. C’était complètement fou. Je ne sais pas si cela m’a influencé, mais je suis par contre certain que ça a été un réel choc. Il y a des guerres entre plein d’armées qui ont toutes une couleur, les soldats bleus contre les soldats rouges. Ensuite il y a des espèces de méchants démons et un sage sur la montagne prénommé long sourcil, qui a vraiment de longs sourcils et qui se bat avec… C’est complètement volcanique. Ça part dans tous les sens, avec beaucoup de ruptures de tons… J’adore ça !

Je pense que c’est un film qui m’a tellement chamboulé à 8/10 ans que je crois que je ne m’en suis jamais remis.

Du côté des essais, en anthropologie, j’ai été très nourri par La Société contre l’état de Pierre Clastres (éd. de Minuit). À la lecture, c’est évident. J’ai même cité des passages de son livre en reprenant certaines de ses analyses. Je pense notamment au chapitre qui se déroule dans le village des sauvages.

© The Hoochie Coochie
© The Hoochie Coochie

Enfin, pour finir, il y a un livre qui m’a énormément marqué qui s’appelle Les Villes invisibles d’Italo Calvino. C’est une espèce de réflexion entre Marco Polo et Kubilai Khan qui parlent. Le grand voyageur d’un côté et celui qui n’a jamais voyagé de l’autre, car l’empereur, par définition, est celui qui ne voyage pas, qui est au milieu. C’est une série d’une cinquantaine de textes courts. Les passages sur Kubilaï Khan et Marco Polo sont en fait des inter-scènes qui viennent rythmer des choses thématiques. Il y a peut-être une proximité formelle entre Les Pigments sauvages et ce livre, je m’en rends compte maintenant.

Chaque texte court est la description, à la fois poétique et bizarre, d’une ville. En réalité ce sont souvent des villes impossibles, ou au contraire très concrètes, mais prises sous un angle lyrique. Ce n’est pas le livre d’Italo Calvino le plus connu, mais si tu demandes à des créateurs et créatrices, s’ils ont lu le livre, il y a des chances qu’ils s’en souviennent et… En fait, c’est un livre qui donne envie d’écrire.

Je ne suis pas sûr que ce sont les trois référentiels les plus importants pour Les Pigments sauvages, mais en tout cas ce sont les trois qui me viennent maintenant et qui je pense font sens.

Pourquoi avoir bâti un monde et une, ou des sociétés microscopiques plutôt qu’une société humaine pour ton histoire ?

J’ai un grand intérêt pour la microbiologie. Je ne vais pas vous donner un cours de microbiologie, mais c’est quelque chose qui me passionne car cela brouille les frontières des catégories que l’on pense immuables, solides. Lorsqu’on parle de plantes, d’animaux, de champignons, c’est très clair. Mais quand on descend au niveau microscopique, ça ne l’est plus du tout. C’est un champ qui est extrêmement riche, qui pose énormément de questions et ça fait longtemps, au même titre que l’anthropologie, que je m’intéresse à toutes ces bizarreries.

Un jour, j’ai lu qu’un protiste utilise une symbiose avec des bactéries réparties sur sa surface et qui sont des magnétosomes. Ces bactéries sentent les champs magnétiques et le protiste s’en sert comme d’une boussole. C’est le genre d’étranges relations qu’il peut y avoir dans une relation symbiotique entre deux micro-organismes. C’est là qu’il faut aller chercher l’inspiration.

Un auteur peut écrire une histoire très canonique, vue et archi vue. Mais ce que je trouve intéressant c’est d’aller piocher des éléments super bizarres pour les faire résonner différemment. C’est ce que j’essaie de faire.

C’est là qu’Alex Chauvel innove ?

Oui, je pense. En tout cas, c’est ce qui me permet de poser certaines questions sans être trop évident. En les décalant, comme cela devient un peu bizarre, les gens sont obligés de réfléchir et j’aime bien ça. Il y a des articles où il est écrit : « Chauvel ne prend pas de gants avec ses lecteurs », c’est vrai. Il faut le savoir c’est tout.

La microbiologie c’est mon dada, mais ce sont aussi des histoires de limites personnelles. Ne nous le cachons pas, je ne suis pas très bon en dessin anatomique ou en perspectives. D’ailleurs certains le disent aussi : « Chauvel dessine mal ». Et ils n’ont pas tort ! Mais Chauvel fait autre chose avec son dessin. Et, en l’occurrence, cette façon de simplifier des personnages me permet d’une part de faire de mes lacunes une force, et ensuite de leur donner d’autres aptitudes.

© éditions The Hoochie Coochie

Nous comprenons que vous aimez triturer les codes de la bande dessinée. Au cours du processus de création de votre dernier album, quel élément de la structure narrative de la bande dessinée avez-vous détruit en premier ? Et ensuite, par lequel avez-vous commencé à rebâtir cette structure ?

Les Pigments sauvages a une genèse très compliquée. Il s’est passé beaucoup de choses dans ma vie personnelle, la plus importante étant l’arrivée de mes enfants. Il y a eu un moment où je ne savais plus ce que je voulais raconter. Je n’ai plus envie de raconter des histoires comme Todd, le géant s’est fait voler son slip (éd. The Hoochie Coochie) aujourd’hui, sans savoir ce que j’avais envie de raconter.

J’ai obtenu une bourse du CNL et, à la base, je voulais faire un « livre dont vous êtes le héros ». Sauf que les éditeurs auxquels j’ai montré mon projet n’étaient pas intéressés. Mon premier jet était très aride, il n’y avait pas de personnage principal, seulement des sortes de petits pictogrammes. J’étais parti sur quelque chose d’extrêmement graphique. C’était trop.

Les Pigments sauvages, c’est la 4e version en changeant chaque fois des choses. De la première à la deuxième version, j’ai gardé le côté « livre dont vous êtes le héros », en rajoutant un personnage qui aurait dû changer au fur et à mesure des décisions que prenait le lecteur. Mais ça n’allait toujours pas. J’ai entamé une troisième version où il y avait toujours ce personnage qui change, mais les séquences devenaient plus régulières. On se rapprochait du personnage mais cela n’allait toujours pas.

Je suis d’ailleurs en train de recycler cette troisième version pour un récit numérique dans la collection RVB. Car j’aimais bien cette mécanique où le personnage devient plein de personnages différents. Comme je détruis le temps, il va se croiser lui-même et créer des paradoxes temporels à plusieurs reprises, mais on s’en fout. C’est le paradoxe temporel pris comme outil narratif pur et pas comme fin en soi.

À ce moment-là, je débute une quatrième version dont j’expulse le côté « livre dont vous êtes le héros », mais je garde l’esthétique de mon personnage qui est une sorte de proto-lémure tout carré. J’avais fini par en dessiner plusieurs, à travailler sur le carré, le rectangle.

Il peut m’arriver de faire une centaine de pages et de les dégager. Lorsque tu improvises à moitié, c’est le risque. Il peut arriver que la mayonnaise ne prenne pas. Mais ce n’est pas grave, car tu peux recycler activement, comme je le fais avec RVB, ou de manière passive. C’est-à-dire que tu ne changes pas de cerveau entre-temps donc ça stratifie. Certaines choses vont forcément revenir. Il m’est même arrivé de reprendre de vieux travaux et de me rendre compte que j’avais déjà dessiné ou fait ceci ou cela à l’époque, mais que je l’avais oublié. En vérité je ne l’avais pas totalement oublié, c’est un millefeuille.

L’expérimentation par l’improvisation était le procédé de création directeur de Todd, le géant s’est fait voler son slip. L’as-tu conservé par la suite ? Est-ce une chose à laquelle tu tiens ?

Je suis un type un peu cérébral. J’ai une approche très théorique, très structurée, d’où l’idée de jouer sur les mises en pages qui est, je pense, un truc cérébral par excellence. J’écris des espèces de systèmes qui sont extrêmement précis, mais qui en réalité sont un peu chiant. Ça assèche un peu l’intérêt. Il ne faut pas que mes personnages soient de simples pions.

J’arbitre donc le combat entre mes volontés théoriques d’un côté et les personnages qui arrivent de l’autre. Leurs personnalités sont déterminées par leur dessin. C’est pour ça que j’aime bien trouver des personnages simples graphiquement. Et le but de l’album va être d’aller à leur rencontre et de comprendre qui ils sont et comment ils fonctionnent. Je leur prévois parfois vaguement une fin, et en fait ils s’en échappent et partent faire tout autre chose.

L’auteur de Le Trône de fer, George R. R. Martin, parle des urbanistes et architectes d’un côté et des jardiniers de l’autre. Les planificateurs et ceux qui regardent pousser. Il faut une lutte entre les deux pour écrire. Chaque bouquin va poser différemment les termes. C’est un peu lié à la mythologie scientifique. Tu as ton hypothèse de départ, tu construis un dispositif expérimental qui incarne les règles formelles. Pour Todd, par exemple, c’était les petites cases, en faire tel nombre, etc. Puis tu laisses l’expérience se faire, comme une boite de pétri avec des bactéries qui poussent dessus. Et à la fin tu obtiens un résultat qui est partiellement conditionné et conserve une marge de liberté.

Pour Les Pigments sauvages j’avais une idée de fin, mais en avançant elle a changé complètement. Ce n’est pas du tout la fin que j’avais prévue. Je ne sais pas si on la voit arriver car on la voit au travers des inter-scènes qui ont été écrites bien après. Personnellement, comme je ne l’avais pas senti arriver durant l’écriture, je pense qu’elle reste surprenante.

Les personnages bleus anonymes ont donc été créés à posteriori. Cela vous a-t-il obligé à retravailler l’histoire dans son ensemble ou bien ont-ils toujours été là de manière inconsciente ?

C’était un vrai dialogue avec Gautier Ducatez, mon éditeur chez The Hoochie Coochie. Il m’a aiguillé et montré les chapitres qui ne fonctionnaient pas assez bien. J’aime bien dire que j’avais fait un livre compliqué et qu’avec Gautier nous en avons fait un livre complexe. Ce qui est quand même beaucoup mieux. J’avais fait ces chapitres et en lui faisant lire ainsi qu’à quelques amis, nous nous sommes rendus compte qu’il allait falloir quelque chose pour fluidifier le tout. Et notamment, il y avait un tel travail de mise en page qu’il allait falloir des inter-scènes beaucoup plus souples, des pages normales. Ce ne sont pas les plus belles mais elles tiennent tout le récit. Elles viennent donner une espèce de direction et de contexte. Ce ne sont pas les plus marquantes, mais je pense que sans elles, tout se casse la gueule.

Lorsque j’ai dû les rajouter, je n’ai pas réfléchi à leur préexistence. C’est quelque chose qui m’a vraiment frappé sur Todd. Dans ce dernier, il y a un moment où j’étais complètement dans le lâché prise et je ne savais plus trop où j’allais. Les personnages prenaient le contrôle et certaines choses se sont faites très naturellement. Une part inconsciente me dictait le scénario au compte-goutte et me faisait des surprises. Ça a été frappant pour Todd. S’il en avait été de même pour Les Pigments sauvages, cela m’aurait probablement moins frappé. Ça commence à être une habitude la deuxième fois.

Ce serait donc ça la méthode Alex Chauvel ?

J’espère que non ! Car j’espère qu’il n’y a pas de méthode puisque tout l’enjeu c’est de la détruire. Mais effectivement il y a un peu de ça.

À partir de l’une de vos planches favorites, pourriez-vous nous confier la succession d’étape ayant mené à sa version finale, celle que les lecteurs ont pu apprécié ou apprécieront en lisant Les Pigments sauvages ?

Mon chapitre préféré est le 6eme. Ce n’est pas la page la plus marquante du livre. Généralement les gens préfèrent celle avec le cyclope, mais pour moi, c’est une page qui est révélatrice de pas mal d’enjeux de travail.

Le dialogue extrait de la scène suivante pour favoriser la lisibilité.
© The Hoochie Coochie
En ce temps là...
© The Hoochie Coochie

C’est une page que j’ai beaucoup retravaillée. Les trois personnages principaux rencontrent chaque fois des personnes de plus en plus antérieures dans leur lignée. Ils remontent la source de l’histoire de leur peuple. Nous sommes ici au troisième moment, avec ce personnage âgé qui représente l’origine des lémures. Le premier moment est leur histoire, celle de la colonie, le second celui des sauvages.

En parallèle, le personnage parle de son ami Topaze qui est blessé. Il y a une page que j’ai dû rajouter. Avant, tout ce dialogue qui est 4 pages avant était entremêlé. Et là, Gautier me dit : « Alex, tes pages sont impossibles à lire, les deux histoires entremêlées c’est trop compliqué ». Et il avait raison. Nous avons donc sorti ce dialogue de la page en en rajoutant une. C’est pour ça qu’il y a en ce temps-là dans les deux pages, ils font une digression et reprennent le fil.

L’histoire des lémures est dévoilée pendant qu’une scène muette d’une importance capitale se joue en arrière-plan...
© The Hoochie Coochie

On a donc enlevé ça et à la place j’ai mis une scène qui était muette derrière, ce qui fait qu’on lit l’histoire et qu’on observe le processus ne même temps. Cela image bien ce que je disais toute à l’heure, avec Gautier nous en avons fait un livre complexe. Il ne faut pas que ce soit pénible à lire. J’admets volontiers mes limites.

Cette scène est d’autant plus importante dans l’histoire car le personnage crée un pigment ! Il y a donc une autre couche. Le titre ce n’est pas moi qui l’ai trouvé, c’est Gautier, mon éditeur. Il savait que j’aimais l’anthropologie, nous discutions de mes lectures depuis des années. Il voulait que cela ressorte dans le titre. Après des lignes et des lignes de titres, Les Pigments sauvages s’est imposé à nous. C’était à la fois le plus simple et le plus léger.

La création d’un pigment !
© The Hoochie Coochie

Mais ce titre est venu renforcer cette histoire de pigments qui était là depuis le début, mais pas aussi importante qu’à la fin. Ce n’était pas prévu. J’ai fait mes couleurs après coup et le vieux de la forêt n’était pas censé être couvert de peintures. Sauf qu’en avançant, avec le titre qui donnait une résonnance au livre et les retours de Gautier, je me suis dit qu’il serait intéressant, d’installer progressivement, au fil de l’histoire, une sorte d’infra-narration dans laquelle le pigment est toujours présent mais de façon différente à chaque étape.

C’est ce qui a donné, au début, l’histoire des castes déterminées par les couleurs, puis les chasseurs dont les pigments sont décoratifs avec un traitement plus primitif. Ce sont des choses qui viennent enrichir un peu plus la narration. J’en ai d’ailleurs profité pour rajouter un motif dans les bulles de l’histoire. C’est d’ailleurs quelque chose que je reprends dans mon prochain travail pour RVB.

C’est une page qui est donc très révélatrice du processus de dialogue avec l’éditeur et de tous les imprévus qui se mettent en place et donnent du sens.

Question cinéma, avez-vous le dernier film de George Miller, 3000 à t’attendre ? Le réalisateur y conte une histoire des histoires. Avec vos Pigments sauvages, avez-vous voulu nous raconter une histoire de l’Histoire, avec ses grands cycles et bouleversements, ou bien vous rapprochez-vous de J. Campbell et son héros aux mille visages, le monomythe ?

J’aime beaucoup George Miller, j’ai d’ailleurs fais une référence cachée à Mad Max Fury road. D’ailleurs mon prochain texte pour Du9 sera un rapprochement entre une bande dessinée dont je tais le nom pour le moment et Mad Max Fury road.

J’ai lu Campbell et, bien sûr, il a raison. Mais quand tu simplifies autant, quel intérêt ? Ce qui me plaît avec C. Lévi-Strauss notamment, c’est la capacité à éplucher des dizaines et des dizaines de mythes, et de voir naître l’intérêt dans les particularités de chacun. Quand tu épures pour avoir la structure de base, c’est très bien, mais c’est un peu comme lorsque tu as envie de bien manger et que tu vas au McDonald. Je ne lui donne pas tort, et je suis sûr qu’on peut prendre n’importe laquelle de mes BD et voir que son système fonctionne. Je m’en étais rendu compte sur Todd.

Concernant l’histoire des histoires maintenant… J’ai l’impression que les histoires sont une forme parasitaire, ou truc un peu biologique. Certaines fonctionnent très bien dans le cerveau humain, celui-ci étant le théâtre, l’écosystème, où les idées prospèrent à plusieurs endroits, et au même moment. On le dit parfois, il y a de l’idée dans l’air. Partant de là, j’ai parfois l’impression que cela suit un peu l’évolution biologique.

La mémétique suit les migrations humaines sur 100 ou 200 000 ans en comparant les mythes des différents peuples et en retrouvant des motifs communs. Le mythe est par excellence une parole en mouvement, une parole vivante. Elle bouge de génération en génération. C’est pour ça que C. Lévi-Strauss dit qu’un mythe est l’intégralité de ses versions.

Il ne faut pas chercher le mythe originel, il faut prendre toutes ses versions avec les variations induites par le contexte social de naissance, les événements historiques etc. Il faut toutes les mettre au même niveau. C’est d’ailleurs pour ça que dans son Anthropologie Structurale, le mythe d’Œdipe grec et la lecture qu’en fait S. Freud ont exactement la même signification. La psychanalyse serait une version du mythe.

Pour moi les histoires évoluent, bougent et font presque partie du vivant. C’est une catégorie à part du vivant. Comme les virus qui sont un peu à la frontière, les histoires seraient une autre frontière.

La mise en scène de la fin d’une société dans Les Pigments sauvages est-elle à concevoir comme une prise de parti politique ou vos personnages avaient-ils pris le contrôle ?

Nous sommes dans un contexte assez anxiogène. On parle beaucoup de fin du monde. De nombreux livres paraissent à ce sujet. Il y en a de très bien, d’autres plus évidents. C’est difficile d’y échapper. Dès le moment où tu es, au moins en partie, dans l’improvisation, quand tu es une éponge, la réalité revient d’une façon ou d’une autre. Ce n’était toutefois pas mon objectif.

Nous ne vivons pas dans un monde, nous vivons dans une multitude de mondes. En permanence, des mondes ou micro-mondes s’effondrent mais, en parallèle, d’autres renaissent. Pour raconter une histoire, il faut cibler un, deux ou trois, choses et les observer. Une destruction puis une reconstruction. On revient au monomythe.

Je n’ai pas voulu faire frontalement un livre sur la fin d’une société, mais ce sont toujours des choses qui sont là.

Enfin, selon vous, quel rôle remplit le mythe fondateur dans nos sociétés contemporaines occidentales ? Évolue-t-il encore ?

Je pense que le mythe fondateur n’est jamais à tenir pour acquis. Il y a eu tous ces débats sur l’identité nationale à laquelle je ne crois pas beaucoup. Par contre, il est vrai qu’il existe des mythes nationaux. J’habite en Allemagne et je vois qu’ils n’ont pas la même mythologie que les Français sur leur propre compte. Je parlais avec un ami qui est très féru de culture russe. Il me parlait de la guerre en Ukraine et il me disait que c’était une pure guerre de colonie. Lorsqu’il se rend en Russie, pour les Russes, les Ukrainiens étaient des ploucs. Je ne fais que retranscrire ses propos, je ne l’ai pas observé de mes yeux. Selon lui, le problème de la culture russe est qu’il n’y a pas eu de travail de fait sur le passé colonial. Il est très imparfait en France, mais au moins, parfois, les questions sont posées et commencent à exister.

En France, je trouve le mythe national hilarant, d’autant plus qu’il doit être très embêtant pour les politiques. À ma connaissance, c’est le seul pays dont le mythe repose sur la décapitation du roi. Les enfants apprennent dès la primaire que notre pays s’est construit sur la violence contre le pouvoir. C’est ce qui fait qui on est. Donc les politiques sont censés commémorer ça. C’est une drôle de position, en bien comme en mal, car il semble parfois que nous nous complaisons dans cette histoire, "nous sommes comme ça", sans réelle traduction dans les faits. Il y a quand même encore trop de conservatisme, de xénophobie, et c’est con.

Je pense que le mythe fondateur est important. Concernant son utilité, j’ai l’impression qu’elle est essentiellement politique car ce sont ceux qui en font le plus usage. Notamment à l’extrême droite avec leur roman tout écrit. E. Macron et N. Sarkozy aussi. Ils passent leur temps à manipuler ces mythes nationaux.

(par Thomas FIGUERES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782916049892

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