Chaque année depuis 2010, auteurs et autres professionnels de la bande dessinée de Taïwan se voient décerner dans différentes catégories les Golden Comic Awards. Placées sous l’égide du ministère de la Culture, ces récompenses sont décernées plutôt à des productions taïwanaises de qualité.
L’édition de 2018 vit notamment Lung-chieh Li être distingué deux fois pour son roman graphique inspiré par le personnage historique Koxinga (Koxinga Z – 1661, Éditions Nazca, 2023), tandis que sa consœur Cory y confirma le succès à Taïwan de ses productions à destination du public orienté shōjo. Mais durant cet événement, l’attribution d’un prix de la contribution spéciale marqua particulièrement les esprits. Il fut donné à Kunlin Tsai, alors âgé de quatre-vingt-huit ans.
À partir de 1947, le dirigeant nationaliste Tchang Kaï-chek, dans la continuation de la République de Chine (1912) de Sun Yat-sen, commence à amorcer un repli de ses troupes et partisans vers Taïwan, durant cinquante ans de colonie japonaise (jusqu’en 1945). L’ancienne Formose est alors reprise en main par son parti, le Kuomintang (KMT). Leur reflux est massif après la victoire sur le continent des communistes de son ennemi Mao.
Le généralissime Tchang passe le détroit de Taïwan au début de 1950 et renforce son contrôle sur l’île, en proie à des mouvements d’agitation et de résistance. La loi martiale est décrétée. Elle devait durer pendant une quarantaine d’années. C’est la période dite de la « Terreur blanche ».
Kunlin Tsai fut arrêté dès 1950 et condamné à dix ans de prison pour avoir appartenu à un club de lecture dont un des membres avait été accusé de propagande communiste. Après avoir été détenu dans une prison de l’île Verte, au sud-est de Taïwan, il trouve à s’employer dans un journal et comme traducteur de mangas. À partir de 1966, il fonde le bimensuel Prince qui, avec environ quatre cents numéros publiés, devait devenir, en dépit de restrictions, l’un des fleurons de l’édition presse de bandes dessinées à Taïwan.
Plus que jamais dans le viseur de la censure, Kunlin Tsai eut l’idée de génie de contourner le caractère très réglementé et vétilleux de ses contraintes administratives en s’assurant toujours que les histoires illustrées représentaient moins de 20 % des contenus de sa publication. En dépit de cela et comme d’autres collègues éditeurs reprirent cette parade à sa suite, la bande dessinée connut ainsi un élan décisif sur l’île.
Son rôle capital en ce domaine permit donc à nombre d’auteurs de mieux s’y exprimer. Raison pour laquelle l’ancien détenu politique reçut sa récompense méritée, bien que tardive. Même un grand âge venant, son action en faveur des droits de l’homme et le devoir de mémoire concernant les années de répression ne faiblit pas.
Ce prix de la contribution spéciale pour Kunlin Tsai, rien que par son intitulé, en dit long sur le chemin semé d’embûches vers la démocratisation parcouru depuis la « Terreur blanche ». De plus, son récipiendaire est devenu le protagoniste d’un roman graphique biographique, tiré de ses souvenirs, recueillis lors d’entretiens. Le Fils de Taïwan, de Pei-Yun Yu et Jian-xin Zhou, publié en version originale par Slowork Publishing, est maintenant traduit en français chez Kana, qui va le publier en quatre tomes.
Un gros travail éditorial a été opéré autour. Nous avions repéré très tôt sa publication en version originale, à cause des venues de son éditrice lors du SoBD Paris et à Angoulême. Pei-shan Huang est à l’origine de Slowork Publishing, d’abord petite structure fondée en 2013 par cette Taïwanaise qui commença à publier en direction de son île natale depuis la Chine continentale. Ses parutions s’inscrivent dans un registre de bande dessinée documentaire et/ou autobiographique au graphisme exigeant et sont teintées de préoccupations sociales, traitant de Taïwan et d’autres endroits du monde asiatique.
Elles propose à leurs lecteurs de redécouvrir leur culture, souvent sous un biais inusité. Par exemple, L’Usine de Yu-chi Yang, bien que récit relativement court, mérite le détour, dévoilant la face cachée des anciens produits made in Taiwan. Cette bande dessinée animalière rend cependant hommage à la génération de sa mère et aux souffrances de la classe ouvrière d’une Taïwan usine du monde au final supplantée dans ce rôle par la Chine continentale dans les années 1990. En tant qu’éditrice, Pei-shan Huang a reçu en 2018 un Golden Comic Award pour la publication d’une revue, Monsoon (N.d.A. : Mousson, en anglais).
Pei-yun Yu, la scénariste du Fils de Taïwan, ouvrage biographique, raconte donc le parcours de son protagoniste emblématique, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-treize ans, à travers presque un siècle de l’Histoire tourmentée de l’île en route vers la démocratie. Il tient à la fois du roman graphique et de la bande dessinée inspirée du réel dite de reportage ou documentaire. Sa narratrice est une universitaire, enseignante au départ plutôt spécialiste du livre jeunesse et le projet initial du Fils de Taïwan envisageait de s’adresser de préférence à un public plus enfantin, tout en pouvant parler aux adultes.
Celle-ci a manifestement plus l’habitude d’étudier la fiction que de la concocter. Cependant, son entreprise, dans laquelle on sent qu’elle est encore un peu novice, attire vraiment la sympathie du lecteur. Elle s’est efforcée de bâtir un récit à la hauteur de son thème, entre réalité et touches fictionnelles, teinté de poignants épisodes de drame, voire de joie, ainsi que de pittoresque parfois.
S’il demeure par moment assez (trop ?) factuel, toute une équipe ayant travaillé derrière à le documenter et le rendre crédible, il n’empêche que l’on reste happé tout au long de sa lecture du fait de la force du propos. Après tout, concernant Taïwan, nous avons peu de récits à disposition susceptibles de nous faire vivre sa réalité de « l’intérieur », avec autant de prégnance.
Le dessinateur, Jian-xin Zhou, présent au Festival d’Angoulême, avec une délégation de ses collègues et compatriotes, a comme beaucoup d’entre eux certes été très marqué par la prédominance à Taïwan du manga ou « style japonais », comme on l’y désigne également. Venu de l’illustration jeunesse et pédagogue dans le domaine des arts graphiques auprès d’enfants du primaire, il s’est ouvert aussi à des influences occidentales. Il s’agit en priorité de références du roman graphique telles que Maus ou Persepolis. Il nous explique tout cela et bien plus dans un entretien ici, pour avoir répondu récemment à nos questions.
L’héritage de son implication dans l’illustration jeunesse confère en outre une tournure spécifique à son travail dans le domaine graphique. Ce « bagage » contribue à ce qu’il imprime sa « marque » sur ce premier tome. Et ceci ne consiste pas seulement en l’utilisation récurrente, un peu surprenante au départ dans un roman graphique, qu’il y fait de la couleur rose, mêlée si besoin à un usage du noir et du trait plus expressionniste. Puisque pour chacun des quatre volumes, il avait prévu dès le départ de mettre le dessin au service de l’œuvre. Ce choix se traduit par des recours audacieux à quatre styles de dessin et média artistiques différents au fil des quatre tomes, et non à se cantonner à un style unique. Il vise de la sorte à mieux exprimer les états d’esprits traversés par le protagoniste durant des quatre principales époques de sa vie, intriquées à l’Histoire de Taïwan.
Toutefois, son expérience liée au secteur jeunesse joue dans un moins bon sens sur un point. Très focalisé sur les personnages et l’action principale, il maîtrise moins les décors et les techniques de représentation (perspective, etc.) et composition de leur inscription dans des cases de bande dessinée ainsi que les arrières-plans de ces dernières. Pourtant, la volonté de bien faire est palpable et même l’œil du lecteur exercé passe outre. D’autant que le scrupuleux souci de reconstitution démontré impressionne, appuyé par une coopération en équipe avec sa scénariste et son éditrice, s’appuyant entre autres sur la recherche documentaire ou des repérages sur le terrain.
D’ailleurs, dès le début a prévalu le souci de rendre cette fresque en quatre tomes accessible non seulement aux Taïwanais, censés être mieux informé des faits évoqués, notamment historiques, mais également à un public international pas du tout au fait des événements relatés. Ils sont rendus compréhensibles pour un plus grand nombre grâce à des pages explicatives et didactiques illustrées, complémentaires du récit, placées en fin d’ouvrage.
Quant aux petites réserves critiques exprimées dans les paragraphes précédents, elles ne sont en définitive pas suffisamment rédhibitoires pour vous empêcher de vous ruer sur ce premier tome, tant y prévaut la sincérité de la démarche et, encore une fois, la force du sujet évoqué. Et, pour tout dire, on attend déjà avec impatience de pouvoir se plonger dans les volumes à venir de la série et découvrir leurs transformations conceptuelles dans la forme par le dessinateur, au point de guetter leurs publications futures...
Voir en ligne : Préface de la scénariste sur le site de Kana
(par Florian Rubis)
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En médaillon : "Le Fils de Taïwan" T. 1 (couverture)/© 2023 Pei-Yun Yu, Jian-xin Zhou & Kana
"Le Fils de Taïwan" T. 1 — Par Pei-yun Yu & Jian-xin Zhou — Kana — 18,50 €
Présentation en avant-première à Angoulême – Sortie le 3 février 2023 dans la collection Made in