Les choses sont finalement simple. À l’occasion de la préparation du magazine BD italien Linus de janvier 2022 entièrement consacré à Umberto Eco, décédé en 2016, mais pour marquer d’une pierre blanche le quatre-vingt-dixième anniversaire qu’il aurait fêté le 5 janvier dernier, arrive l’idée d’ une adaptation en bande dessinée du "Nom de la rose" le célèbre roman de l’universitaire et érudit écrivain italien, publié pour la première fois en 1980.
Igort, auteur et directeur éditorial de Linus se rappelle : "Le Nom de la rose en BD, qui pourrait le faire ? En réponse, j’ai eu de vraies visions, j’ai vu les pages, comme si elles existaient déjà, dans un univers parallèle. Ce que j’ai immédiatement transmis à Milo, par téléphone. "Je l’ai vu avec votre style, je l’ai imaginé conçu par vous." Manara était surpris, agréablement surpris. Et malgré le fait qu’il travaillait sur un autre livre et que cet appel téléphonique ennuyeux l’ait distrait, il a commencé à y réfléchir sérieusement."
Comme Umberto Eco était un grand fan de BD, surtout populaire, dont il avait une belle culture et collection jusqu’à y consacrer une partie d’un essai en 1969, et que, de plus, il appréciait beaucoup le travail de Manara, l’approbation de la famille de l’écrivain est vite venue.
Une adaptation du "Nom de la rose" qui devrait d’abord être publiée par tranches dans Linus avant que suive un album.
Situé au Moyen Âge du XIVe siècle, Le Nom de la rose est un thriller déductif dans lequel le frère franciscain Guillaume de Baskerville et son élève Adson de Melk sont envoyés dans une abbaye bénédictine du nord de l’Italie pour préparer un congrès auquel participeront plusieurs ordres de moines. Peu de temps avant leur arrivée, l’abbaye est le théâtre d’une mort étrange. Les jours suivants, d’autres personnes sont mortes. Guillaume et Adson tentent de résoudre le mystère. C’est Adson de Melk qui raconte l’enquête, bien des années après les événements.
Le roman Le nom de la rose a été vendu à plus de 60 millions d’exemplaires dans le monde, traduit dans environ 50 langues et figure dans la liste des 100 livres les plus importants du XXe siècle établie par le journal Le Monde. Ce livre a été adapté en film -excellent- en 1986 par Jean-Jacques Annaud, ainsi qu’en mini-série télévisée en 2019, et même en jeux et chanson ( Iron Maiden "Sign of the Cross")
Dans le magazine Linus, les extraits d’une interview de Manara, qui travaille depuis plusieurs mois maintenant sur le projet, ont été publiés. Le dessinateur y parle de son approche du roman de Eco : "Le Nom de la rose est un livre qui a connu un succès mondial et a déjà eu des adaptations à la fois au cinéma et à la télévision, donc faire une nouvelle transposition est sans aucun doute un grand défi. Bien sûr, j’ai tout de suite pensé que la bande dessinée elle-même est un livre et, Le Nom de la rose, dans un certain sens, est un livre sur les livres. J’ai pensé que, contrairement aux transpositions précédentes, on pouvait élargir le sujet en créant un livre sur un livre qui parle de livres, en poursuivant ce croisement de citations dans un jeu de matriochkas (poupées gigognes russes) intéressant."
À présent il parle d’or. Totalement en phase d’une époque actuelle, on le regrette, en miroir d’un passé heurté, éternel recommencement d’un nid, couvoir pour tous les fanatismes, assurés de leur bon droit et de leur juste cause, jusqu’au soupçon de tout et de tous jusqu’à l’effacement, sans vergogne, avec Manara lui-même de plus en plus souvent diabolisé aujourd’hui pour son œuvre sensuelle : "Le fait qu’il s’agisse d’une histoire presque entièrement réalisée dans un monastère, avec des personnages tous habillés de la même manière, est sans aucun doute un défi pour un dessinateur, qui a pour priorité de toujours garder l’aspect visuel du récit intéressant. Le thème de la censure, ou comment les pages de la Poétique aristotélicienne consacrées au rire déclenchent la folie meurtrière du fanatisme religieux, je le traduirais d’un point de vue visuel, en dédiant plus d’espace aux marginalia, les miniatures qui offraient une vision à l’envers de la réalité conventionnelle, considérée dans le livre d’Eco comme le déclencheur de l’enquête."
Cependant.
Pour Manara le maestro, cette adaptation du "Nom de la rose" peut être vu comme un aboutissement, un cercle qui se ferme, d’une certaine manière. En effet, dans le film de Jean-Jacques Annaud, un casting très réussi de "gueules" a été effectué pour donner consistance à toute la galerie de moines mis en scène.
Parmi eux, un certain Franco Valobra, critique ciné, écrivain et acteur y va de sa participation.
Valobra inspiration et modèle du Dr Fez dans l’incontournable Déclic, album de manara monument de la BD érotique, qui va définitivement l’asseoir au rang de star du genre et plus largement du 9e art.
L’’anecdote qui a donné à Manara l’idée de cette histoire qui voit la belle et prude Claudia tourmentée par le sombre Dr Fez, vient du moment où il était à la rédaction du magazine érotique Playmen.
Là, il a croisé un journaliste fort laid, nommé Franco Valobra, étrangement entouré d’une nuée de filles, modèles du magazine, rédactrices et secrétaires qui semblaient toutes amoureuses et fascinées par lui. Cette séquence marque Manara à qui Playmen vient tout juste de demander une histoire, Manara qui, rentrant chez lui, a utilisé sa télécommande pour ouvrir son portail et a soudain eu... un déclic ! Oui, Valobra devait avoir une télécommande, certainement, qui lui permettait de déclencher passion et pulsions chez les filles.
La réalité était plus simple et plus compliquée à la fois : Valobra, très cultivé et plein d’humour en plus d’une personnalité débordante et, en dépit d’un physique très disgracieux, avait suffisamment de conversation et de charisme pour fasciner son entourage, surtout féminin. Pas besoin de boîte à malice, donc.
Qui a dit que le roman "Le Nom de la rose" était basé sur un genre d’énigme insoluble ?
Par-delà cette belle annonce, alors que d’une manière générale la BD s’encroûte dans le culturellement correct voire pire, le politiquement correct, l’éducation, la pédagogie, le didactisme, pour tout dire le prêt à penser, la normalisation, sous l’influence d’un conformisme "scolaire et bourgeois" de plus en plus sclérosant, les "histoires édifiantes" que regrettait déjà Franquin qui en avait plus que soupé ; il serait intéressant de couronner le sulfureux Milo Manara Grand Prix du FIBD, histoire de redonner à la bande dessinée cet incomparable saveur d’herbe folle. Sans entrave.
Un vrai signe de résistance, d’émancipation, au fond, contre un conformisme qui à longueur de prix s’autocongratule, en boucle, à l’exclusion de tous les autres ; Grand Prix totalement mérité par Manara quoi qu’il en soit, à la vue de sa stature, son incroyable talent de génie du trait, son empreinte, son œuvre. Pour le moins.
(par Pascal AGGABI)
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