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Thomas Azuélos ("Toute la beauté du monde") : "Je suis très touché par les guerres fratricides " [INTERVIEW]

Par Louis GROULT le 20 février 2023                      Lien  
Thomas Azuélos vient de publier chez Futuropolis "Toute la beauté du monde", un album où se mêle l'histoire tragique du vingtième siècle, réflexion politique et poésie. On y suit plusieurs personnages, une jeune ouvrière, un cuisinier, un philosophe, un peintre, qui se croisent dans un hôtel abandonné sur fond de Retirada et de montée des fascismes. A l'occasion de la sortie de cette ouvrage et de la venue de Thomas Azuélos à Angoulême, nous lui avons posé quelques questions sur ce livre et sur sa vision de la bande dessinée.

Pouvez-vous nous parler de la genèse de votre nouvel album intitulé Toute la beauté du monde ?  

C’est avant tout un moment et un lieu particulier. Le moment c’est 1939, entre la fin de la Guerre d’Espagne et le début de la Deuxième Guerre mondiale. C’est un moment suspendu entre le printemps et l’automne, alors que les fascismes montent et que le monde va s’effondrer. Les Républicains espagnols se sont fait décimer et c’est la Retirada.

Ça se passe aussi dans un lieu particulier, à la frontière entre la France et l’Espagne côté français, à Cerbère sur la côte. Il y a une galerie de personnages, un peintre qui se cache, un philosophe en fuite, un cuisiner catalan qui fait partie de la Retirada, une jeune femme qui vit à Cerbère...

Le lieu de l’action, c’est précisément un grand hôtel qui existe réellement qui s’appelle Le Belvédère du rayon vert. Il a une architecture art déco assez spectaculaire avec une sorte de proue de bateau. On dirait vraiment un paquebot. Il s’est construit sur le développement de la gare de Cerbère. Je n’insiste pas du tout sur tout ça dans la BD car ce sont des détails, mais l’écartement des rails est différent en France et en Espagne. Aujourd’hui, on ne s’en rend plus compte car les trains peuvent changer de largeur d’essieux, mais à l’époque, ça n’était pas possible et les trains devaient s’arrêter à Cerbère. Les passagers devaient descendre, demander un visa pour rentrer en Espagne, et les marchandises devaient aussi changer de train. En particulier les oranges produites en Espagne. 

Oranges qui sont au centre de l’histoire de l’album...

En effet, car il y a une population d’ouvrières qui s’occupaient du transbordement des oranges entre les trains espagnols et français. Comme il fallait une population locale, que l’on employait seulement pendant la saison des oranges, on prenait les femmes des employés de chemin de fer. J’ai fait une autre BD centrée uniquement sur ces femmes-là dans le magazine La Déferlante, ce qui m’a libéré de la question documentaire pour Toute la beauté du monde

C’est vrai que le contexte que vous évoquez est vraiment en arrière-plan dans la bande dessinée. On sent que vous avez creusé le sujet mais c’est assez discret dans l’album. 

Il y a donc cette tradition d’ouvrières qui donne, dans mon histoire, un groupe de femmes solides, solidaires et déterminées. Ce qui fait que mon héroïne est issue de femmes qui ont notamment fait une grande grève trente ans auparavant. Elles s’étaient couchées sur les rails au moment où les trains arrivaient, pour les empêcher de progresser.

Il y a, dans Toute la beauté du monde, un personnage de femme âgée, qui était peut-être l’une de ces grévistes ? Elle est un peu la mémoire de la révolte, non ?  

C’est ça, d’ailleurs, dans la BD parue dans La Déferlante, qui raconte cette grève de 1906, j’ai dessiné l’héroïne de la même manière que dans Toute la beauté du monde !

Pour continuer à raconter cette histoire, cet hôtel s’est construit sur le développement de la gare et c’était un hôtel de luxe. Ce lieu a un cachet extraordinaire. Tel qu’il était à l’époque, il ne m’aurait pas du tout intéressé, au contraire je suis en accord avec un de mes personnages qui dit que c’est le phallus de l’arrogance et de l’argent.

En revanche, cet hôtel a ouvert en 1932 et a fermé en 1936. Il a vécu seulement quatre ans, alors qu’il a demandé plusieurs années de travaux. Depuis, il a été fermé, squatté, et racheté par un descendant de la famille. Il s’est donc décrépi. Un peintre a vécu là en payant ses nuits d’hôtel en peignant des fresques de mauvais goût sur les murs, d’ailleurs je m’inspire parfois un petit peu de ces fresques pour mon personnage de peintre.

C’est très difficile de situer ce lieu dans l’espace et le temps. Son côté délabré, ce sont les stigmates du traumatisme historique qui a eu lieu. C’est un lieu très chargé qui est comme une scène de théâtre en plein milieu de l’œil du cyclone historique. En plus, le philosophe Walter Benjamin est mort juste à côté, de l’autre côté de la frontière. Comme mon personnage de philosophe, il était juif allemand, mais aussi communiste dissident, donc persona non grata auprès de Staline. Il représente tout ce qui était chassé et persécuté. 

Vous avez donc fictionnalisé le personnage de Walter Benjamin en gardant sa personnalité mais aussi son physique reconnaissable avec sa petite moustache et ses lunettes rondes ?

Oui, je l’appelle Walter Bergman.
L’autre histoire qui m’intéressait beaucoup, c’est la manière dont dans les camps de républicains espagnols, les communistes ont éliminé les anarchistes. Je suis très touché par les guerres fratricides car, à mon avis, si on réfléchissait dessus, on réglerait beaucoup de choses. Je fais donc aussi se rencontrer des anarchistes et des communistes dans cet hôtel.

Il y a aussi ce peintre qui veut se cacher de tout en se réfugiant dans son monde artistique, fait de fantasmes et de désirs envers la jeune ouvrière, qu’il veut peindre dans une fresque qui est entre la beauté sublimée à la Courbet et un pendant morbide. 

Thomas Azuélos ("Toute la beauté du monde") : "Je suis très touché par les guerres fratricides " [INTERVIEW]

Il passe en effet une bonne partie de l’album à chercher des cadavres et à peindre des morts...

Il peint d’ailleurs la jeune fille les jambes écartées sur une montagne de cadavres. Je voulais que cette jeune fille soit dans un premier temps réduite à un objet par le peintre, et par les autres personnages masculins.

D’ailleurs, ils écrivent au niveau du sexe de la jeune fille sur la fresque. L’un écrit la mort, l’autre la beauté et le cuisinier le goût. C’est leurs clefs pour vivre dans ce monde. Elle est donc un objet de désir, mais elle se bat contre ça. La vieille femme dont on parlait lui dit à un moment qu’en temps de guerre, il n’y a plus que des fous et des viols. Comment une femme dans époque comme ça peut entrer en résistance, alors qu’elle est entourée de tous les côtés par la violence masculine ? J’avais déjà réfléchi à cette question alors que je travaillais sur la ZAD pour une précédente BD. Il fallait qu’elle réussisse à renverser les fantasmes morbides du peintre. Elle le laisse entrer dans son intimité quand elle le décide. Elle prend le contrôle, et devient active dans cette situation amoureuse qu’elle rend belle, alors que le peintre est plein d’idées morbides. 

Elle renverse aussi la situation au niveau de la rebellion. Au début, elle est dominée par les anarchistes, qui se servent d’elle pour faire passer des armes, puis elle prend le contrôle de cette poche de résistance.  

C’est elle qui prend le contrôle alors que tous les hommes ou presque s’entretuent.

Cette scène de fusillades fait vraiment penser aux films de gangster, d’ailleurs !

Cette scène est l’une des premières qui m’est venue en tête quand j’ai eu l’idée du lieu. J’étais dans l’hôtel, je regardais la mer à travers la baie vitrée, et j’avais des réminiscences d’un orage de chaleur que j’avais vu dans mon enfance et qui m’avait beaucoup impressionné. C’était immense, c’était l’arrivée du dragon dans Excalibur. J’ai imaginé que dans cette salle du casino, il y avait les éclairs dehors mais aussi à l’intérieur. Je voulais qu’il y ait une résonnance entre le moment historique et les éléments naturels.

C’est amusant ce choix de la figure de Walter Benjamin car il a beaucoup travaillé sur le romantisme, or, ce diapason entre la nature et l’homme, c’est l’une des caractéristiques de ce mouvement romantique.  

Je ne pensais pas forcément au romantisme à ce moment -à, mais plutôt au lyrisme. Il y a une couleur que je n’aime pas trop dans le romantisme, même si le peintre de mon histoire est clairement un romantique. 

Pour résumer, l’hôtel est une scène de théâtre sur laquelle se croisent et se recroisent mes personnages. C’est le centre de l’action, c’est pour ça que je dessine l’hôtel sous tous les angles. 

Personnellement ce qui nous a marqué pendant la lecture, c’est plutôt le côté polyphonique de l’histoire. Chaque personnage semble être l’allégorie d’un comportement possible en temps de guerre ?  

Il y a en effet cette question, comment se comporter quand le monde s’effondre, et que les fascismes grimpent partout ? Est-ce que tu te caches ? Est-ce que tu vas te battre ? Est-ce que tu vas essayer de t’occuper de ceux qui subissent en leur faisant à manger par exemple ?

Dans une période critique, quels choix fait-on : collaborer, résister ? C’est un peu comme dans les films catastrophes où ceux qui ont l’air bon peuvent se révéler sous un jour mauvais et inversement. C’est une vieille question qui me travaille. Par contre, ce que je ne voulais pas du tout en écrivant le scénario, c’est que la tragédie l’emporte sur les personnages. Je ne voulais pas que les personnages soient coincés dans un scénario, qui donnerait l’impression qu’ils ne sont que des pions archétypaux.

Certains personnages sont des archétypes comme les anarchistes ou les agents du NKVD. Ils sortent d’un Corto Maltese, ils sont des figures. D’ailleurs, les deux agents du NKVD sont les mêmes, ce sont deux jumeaux. Ils n’ont aucun intérêt graphique, et je ne voulais pas qu’il y en ait. Ce sont des personnages qui sont là pour s’entretuer. Pour moi, c’est très important qu’au milieu d’un scénario très construit, très écrit, il y ait de vrais personnages. Je travaille très longuement sur le scénario, sur celui-là en particulier. Je l’ai beaucoup repris pour trouver le bon ton, entre l’historique, le métaphorique, le poétique, le politique la question du désir. Ce n’était pas évident de trouver la ligne de crête pour faire avancer tout ça ensemble parce que au milieu, il y a aussi un élément de conte de fée. Je passe donc beaucoup de temps sur l’écriture mais j’essaye malgré tout de ménager un espace de liberté pour mes personnages. 

C’est important de faire ça car ce n’est pas toujours le cas dans la littérature engagée. C’est ce que l’on a beaucoup reproché à George Orwell qu’il avait tendance à transformer ses personnages en fonctions. Quand on dénonce le totalitarisme, il est important de faire preuve d’humanité pour ses personnages.  

Bien sûr, la question du choix ne marche que si l’on arrive à se projeter dans un personnage. Il doit respirer, être assez complexe pour que le lecteur s’identifie. Le personnage qui endosse ce rôle, c’est la jeune ouvrière qui agit vraiment, qui bouge les murs. La plupart des autres personnages suivent le mouvement, par exemple, le cuisinier qui a renoncé au combat et à la politique, pour être simplement humaniste et prendre soin des autres. 

Le personnage le plus actif est donc le personnage féminin ! D’ailleurs, il y a une scène où elle se coupe les cheveux, qui me fait beaucoup penser aux films de Hayao Miyazaki qui ont presque toujours un personnage féminin fort comme héroïne. Symboliquement, le fait de se couper les cheveux est toujours un moment très fort.  

J’aime beaucoup Miyazaki. Il a la faculté de raconter la transformation des personnages comme dans Chihiro. Pour moi, il est un modèle de ce que je te disais avant sur la liberté que l’on laisse aux personnages dans une histoire très construite. C’est vraiment une de mes références. J’aime aussi beaucoup le travail qu’il fait sur les méchants qu’il faut apprivoiser. Il montre que la narration peut transformer un personnage.

Dans mon histoire, la jeune fille qui dit au peintre tu es un bon gars, même si tu sens le pinard et que tes dessins sont tordus, c’est quelque chose que je trouve très fort. C’est elle qui rend le personnage humain et beau. Elle arrive à renverser le personnage en lui renvoyant une image différente comme Chihiro devant Yubaba.

Cette mue de personnage est très importante. Pour laisser cette espace, il faut dessiner des pages où le personnage marche dans la campagne, où le cuisinier va pécher. Il ne faut pas que tout soit rempli par le scénario, et qu’il y ait des informations à chaque case. La respiration est un élément de narration qui compte autant qu’une information historique. 

Nous avons été étonné par la narration très particulière de votre album. Elle est polyphonique, comme on l’a évoqué plus tôt, mais elle est aussi poétique. On ne suit pas simplement un personnage pendant la Guerre d’Espagne, le récit est aussi elliptique, impressionniste, on doit remettre les choses en ordre dans notre esprit. C’est assez étonnant pour une BD historique. JEst-ce que c’en est vraiment une ?  

Ce n’est pas un album historique. Après avoir dessiné mon documentaire sur les ouvrières, j’ai senti que je pouvais me libérer de tout ça. J’ai réalisé que je ne voulais pas faire un documentaire. Petit, j’étais nul en Histoire car ça ne m’intéressait pas, aujourd’hui, ça m’intéresse, mais à la condition d’en tirer une narration. L’Histoire factuelle n’a aucun sens pour moi. 

Vous en tirez une narration mais aussi un message politique. On sort du factuel en passant par l’engagement.  

Engagement qui vient des personnages. Si je sens pas cette épaisseur chez les personnages dans le documentaire, ça ne m’intéresse pas du tout. Si je vois des colonnes de chiffres et des camemberts, ou des personnages assis avec des bulles de dialogues, je préfère lire un article. 

Le genre documentaire marche énormément en librairie. On n’est plus vraiment dans l’œuvre d’art, c’est devenu un support d’information comme un autre.  

Je trouve qu’une certaine BD documentaire a lâché l’affaire. C’est devenu un digest d’articles. Les dessins servent à mettre un personnage à côté du pavé du texte. 

Vous avez pensé cet album avec les outils de la bande dessinée, la narration, l’image, la case...  

J’essaye aussi de penser de cette manière là dans mes BD strictement documentaires. Je pense à tout prix à la façon d’incarner les actions. Comment faire pour transformer une matière historique en actions, et pas seulement en propos. J’ai un immense respect pour tout ce qu’a apporté la bande dessinée documentaire, qui nous a fait passer au stade adulte en terme symbolique. D’un seul coup, on s’est mis à toucher des adultes qui assument de lire des BD pour s’instruire, s’ouvrir l’esprit, aborder des sujets philosophiques. La bande dessinée documentaire a apporté ça, mais par contre, la limite, c’est que je ne lis plus du tout de BD documentaire. 

 Il faudrait réconcilier la bande dessinée documentaire avec les outils du neuvième art ?

C’est ça, et ce sont des outils de fiction par essence. D’ailleurs, même le cinéma documentaire et la photo reportage sont des outils de fiction. La photographie et le cinéma, comme la bande dessinée, ce n’est pas du réel. Le montage est un outil de fiction, on fait comprendre une chose et son contraire en un cut. En BD, en plus ou en moins, il n’y a pas d’effet de réel. On a donc une immersion, une identification immédiate. On se projette par empathie naturelle, et ce n’est pas le cas dans la bande dessinée. On part donc de zéro quand on dessine. 

Cet effet de réel, vous n’essayez même pas de le recréer. Votre dessin n’est pas réaliste, il est même plutôt allégorique. 

C’est à ça que je voulais en venir, avec des outils qui sont fictionnels, des outils de recréation du monde à partir de zéro, ce qui m’intéresse, c’est ce que la bande dessinée permet. Pour moi, il n’y a aucun intérêt à faire un dessin hyper-réaliste. Je ne vais pas essayer de concurrencer la photographie ou le cinéma. 

D’ailleurs les peintres l’avaient bien compris, au moment de l’émergence de la photographie, ils ont enclenché un mouvement de simplification du dessin.  

Donc il faut se concentrer sur le langage spécifique de la bande dessinée, et sur la narration avant tout. Le plus important dans la bande dessinée, c’est d’abord l’étape du storyboard qui est absolument capitale. Toute la mise en scène se fait là. J’écris beaucoup avant de passer au storyboard. Il y a trois étapes distinctes : écriture, storyboard et pages. Je ne sais pas faire autrement et j’aime travailler sur chaque étape, mais le storyboard c’est là où on trouve toutes les idées. C’est un moment spécifique à la BD. Je fais des storyboards très lisibles, que je fais lire au scénariste ou aux éditeurs avec lesquels j’aime beaucoup travailler. Mon éditeur m’a donné plein de conseils que j’ai suivis, il m’a aidé à trouver le personnage du cuisinier. Ce sont aussi ces aller-retours qui permettent de ne pas s’ennuyer, car la BD est un métier laborieux. 

Surtout pour les auteurs qui passent leur vie à écrire sur le même personnage... Je ne comprends même pas comment c’est possible. Pour le coup, je ne dessine pas les personnages au moment de l’écriture. Ils viennent pendant le storyboard et n’existent que du début à la fin de l’histoire. Je ne leur écris pas de background. Ce sont des choses qui naissent en cours de route, mais j’essaye le moins possible de créer le personnage comme on le ferait dans l’animation. J’ai envie que le personnage naisse dans les actions. Le dessin vient des mouvements et des situations. Par contre, je suis parfois un peu embêté car je dois revenir en arrière pour me rappeler la façon dont j’ai dessiné le personnage. Donc, dès que je l’ai dessiné de profil, de face et de trois quart, j’imprime les cases. 

C’est un écueil quand on ne reconnaît pas un personnage d’une page à l’autre, mais on ne le ressent pas devant Toute la beauté du monde 

J’ai dû travailler ça, car j’avais beaucoup de mal, surtout depuis que je fais des histoires avec pas mal de personnages. Dans la BD sur la ZAD, j’avais une dizaine de personnages que je n’avais pas imaginés. Si je ne travaillais pas de cette façon, je m’ennuierais au moment de la réalisation des pages. Je vais passer un an à dessiner ces personnages, surtout que je suis devenu lent. Il faut se laisser des marges, se laisser de l’oxygène. Je ne savais pas, par exemple, que le vert allait arriver au milieu. 

Justement à propos de votre utilisation de la couleur : l’album est en noir et blanc avec seulement quelques touches de couleurs. C’est important pour vous, cette parcimonie ?  

C’est que la couleur m’intéresse moyennement. La couleur est un outil narratif. Dans ma BD, elle est présente dans les tableaux du peintre, pour la nature, et pour les éclairs. Je voulais que la nature soit comme un mur. Il y a aussi un ciel pas très reposant et une mer blanche. Ce sont des pans, des sortes de décors de théâtre, des masses. 

Il y a quelques années, on te disait de mettre de la couleur pour avoir plus de lecteurs, mais aujourd’hui, ça s’est assoupli. D’ailleurs, c’est amusant des gens me disent que je bosse en couleur alors que d’autres saluent mon sens du noir et blanc. 

L’une des couleurs dominantes est le bleu.  

C’est en fait une seule couleur, que je décline en fonction de la dilution, elle devient soit grise, soit bleue. La seule idée que j’avais, c’est que mon hôtel soit rose, ce qui n’est pas le cas dans la réalité. Je voulais le déconnecter du reste. Il y aussi le jaune du peintre qui est le jaune que j’utilise pour les crayonnés. C’est aussi le jaune des éclairs à la fin. 

Un petit peu comme si tout était constitué d’éclairs ?  

Le cuisinier aussi a les yeux jaunes, comme si il gardait les horreurs de la guerre dans le regard. C’est un grand brûlé. J’avais envie que ça se ressente dans son regard. 

Quelles sont vos filiations graphiques, on a beaucoup de mal à vous placer dans un genre ou un courant.  

J’ai plusieurs inspirations. Mon inspiration de jeunesse, c’est Moebius même si je l’ai pas mal déconstruite. Ensuite, il y a Muñoz qui m’a retourné complètement. Je me suis dis que l’on pouvait tout faire en bande dessinée. Le noir et blanc de Muñoz, c’est quelque chose, quand je me suis retrouvé devant les pages du Bar à Joe pour la première fois, j’ai pleuré. C’est marrant d’ailleurs, car sur la première page du Bar à Joe, il y a des éclairs. C’est au niveau d’un lampadaire, car son univers graphique est ultra urbain. C’est exactement les mêmes éclairs que dans ma BD, mais je ne l’ai pas du tout conscientisé. C’est la première fois que j’y pense. C’est le genre d’éclairs, un peu liquide, qui relient les choses entre elles chez Muñoz. Je voulais être Muñoz, encore plus que Moebius.

Vous vous êtes finalement beaucoup éloigné de ces modèles ?

C’est vrai, mais je pense qu’il ne faut pas trop conscientiser ce genre de choses. Il faut garder une part de fantasmes, d’inavoué pour ne pas neutraliser les choses. Il ne faut pas ouvrir tous les placards.

Il y a aussi des démarches graphiques qui m’inspirent, même si je n’aime pas forcément tous les bouquins des auteurs. Je pense à David Prudhomme. J’admire toujours la démarche, même quand je n’aime pas forcément le livre à la fin. C’est un artiste qui n’a aucun a priori, il a une marge de manœuvre hallucinante. Quand je vois l’un de ses dessins, je vois de la liberté.

Pour moi c’est fondamental, il faut que la démarche et le dessin me libèrent, que ça soit en tant que lecteur ou en tant que dessinateur. Aujourd’hui, un dessin trop bien ficelé m’empêche de respirer, d’ailleurs je ressens un peu ça devant Moebius maintenant. Il y a des dessinateurs qui sont très bons, mais qui sont dans un système.

Aujourd’hui, je ne respire plus dans ce que dessine Blutch. Il y a eu une période où j’ai vraiment adoré ce qu’il faisait, mais aujourd’hui je ne respire plus dans son dessin. J’ai bien aimé le dernier album, mais j’ai l’impression de voir quelqu’un qui est tellement doué que ça devient une angoisse. Il est angoissé par son propre système.

Je ne me reconnais pas dans les systèmes, c’est d’ailleurs pour ça que je ne me sens pas vraiment franco-belge dans l’héritage, même si j’ai lu chaque album de Tintin un million de fois. Hergé , c’est l’un de ceux qui nous a appris à parler. Si aujourd’hui je ne réfléchis plus quand je fais un storyboard, c’est grâce à Tintin. J’essaye aussi de déconstruire tout ça mais ça fait partie de la grammaire de base. 

D’autres projets sont en cours ?  

En bande dessinée, on ne peut pas vraiment avoir de temps mort, car on n’a pas de chômage. J’ai commencé à travailler avec Aurélien Ducoudray sur l’adaptation d’un court roman de Malaparte, un écrivain italien. J’étais emballé de travailler dessus, d’abord car c’est un honneur de travailler avec Aurélien Ducoudray, mais aussi par ce que ce roman est en terme d’atmosphère, une suite de Toute la beauté du monde.

Ça se passe à la fin de la guerre, en Italie, au moment où le pays est dévasté par deux défaites successives, dévasté par le fascisme, et par le fait d’avoir été du mauvais côté pendant la guerre. Le pays a été vaincu et libéré par les Alliés, les Américains et les Anglais qui débarquent comme des princes. Les Italiens sont tous morts de faim, les grands mères prostituent leurs gamins dans la rue, c’est hyper-sombre. Pourtant, en même temps, comme souvent dans la littérature ou dans le cinéma italien, c’est le contraste entre le sublime et l’humiliation. Cet album sera aussi publié chez Futuropolis. 

(par Louis GROULT)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782754830935

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