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Tony Valente : « Avec l’Inquisition, je critique un système autoritaire » [INTERVIEW]

Par Romain GARNIER le 19 décembre 2023                      Lien  
Le manfra Radiant fête ses dix ans aux éditions Ankama. Dix années durant lesquelles les succès se sont multipliés, de la France au Japon. Pour l'occasion, alors que le Pop-up Store a connu un beau succès dans le 6e arrondissement de Paris, nous sommes allés à la rencontre de Tony Valente. Un homme d'une grande gentillesse, modeste, qui nous a accordé une interview-fleuve, à l'image des séries shōnen qu'il affectionne tant. Pour cet anniversaire, retour sur une carrière et un univers qui ont marqué l'histoire récente du manga.

Dix ans déjà ! Votre nom est évidemment associé à Radiant. On pourrait imaginer que vous n’êtes l’homme que d’une seule œuvre. En réalité, la période Radiant ne représente à ce jour que la moitié de votre carrière d’artiste, soit dix autres années. Que retenez-vous de cette première partie de votre carrière ?

Tony Valente : C’était hyper-formateur. Je m’entraînais à faire ce métier-là. Même si cela est un peu différent de faire de la BD et du manga, il n’empêche que faire des pages au quotidien demeure le cœur du boulot, manga ou BD, peu importe. Cela m’a aidé à voir ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas faire. Cela m’a aidé à me rendre compte que je ne dessinais que pour écrire. Je ne dessinais pas pour dessiner, ça ne m’intéressait finalement qu’assez peu de dessiner comparé à l’écriture.

Écrire, c’est vraiment mon truc. Si je n’avais pas fait ces dix premières années et eu ces expériences avec d’autres scénaristes, qui par ailleurs sont des amis, comme Raphaël Drommelschlager. C’était un régal de travailler avec Tarquin et d’autres. Il n’empêche que la frustration de ne pas écrire moi-même des histoires, je m’en suis rendu compte durant cette première partie de carrière.

J’ai fait aussi un essai de scénario. Je pense qu’il était mauvais. C’était mon premier essai. Il existait plein d’écueils dans lesquels je suis tombé et cela m’a permis, lorsque j’ai créé Radiant, d’avoir au moins ces quelques expériences pour ne pas les refaire, ces erreurs de débutant, inévitables quand on commence à écrire de manière professionnelle.

Une période aussi complètement frustrante. En réalité, je voulais faire du manga et je ne m’en étais pas rendu compte. Le retour aux sources était nécessaire. Et au lieu de faire du manga, comme j’en avais envie dès le tome 2 de ma première BD, j’ai attendu de faire trois séries, soit une dizaine d’albums de frustration.

Tony Valente : « Avec l'Inquisition, je critique un système autoritaire » [INTERVIEW]
Pop-up Store (Paris) - 1er au 10 décembre
© Éditions Ankama

Suite à la sortie du premier tome de Radiant, il y a dix ans, les éditions Ankama avaient réalisé avec vous une interview dans laquelle on vous demandez si vous aviez hâte de rencontrer vos fans à la Japan Expo. Vous aviez alors eu un mot assez drôle et, comme à votre habitude, modeste : « J’ai des fans moi ? Envoyez-les moi, je veux les voir ! ». Que répondriez-vous à cette question dix ans après ?

TV : (rires) Je crois que c’est la meilleure réponse. Là, on fait le Pop-up Store pour les 10 ans de Radiant. Ce n’est pas rien. Pendant dix jours, tu as des employés qui viennent maintenir une boutique juste sur l’univers de Radiant. Et on espère que les gens passent. Je me suis dit qu’il y aurait peut-être des gens quand je serais en dédicace…et après rien. En fait, ça tourne sans moi, c’est magnifique. Donc je reste hyper-inquiet à chaque fois que je vais quelque part. À chaque fois qu’il y a un album qui sort, je me dis que c’est l’album où les gens ne vont plus lire. Je suis toujours dans cet état d’esprit parce que je me souviens des dix premières années où les gens n’étaient pas intéressés.

Je me souviens de ce que c’était de faire ce boulot avec envie et passion et de me dire « - Ah ! Vite, des gens qui m’en parlent ! ». Être en dédicace, c’est avoir des gens qui passent « - Alors à quand le prochain ? J’ai pas eu le temps de le lire, j’en ai 200 à lire ». En fait, tu es juste un nombre pour des gens qui collectionnent des BD. Donc je suis toujours un peu dans cet état d’esprit. J’en ai vu beaucoup des fans depuis. J’en ai vu quelques milliers, voire des dizaines de milliers avec toutes les séances de dédicaces, mais le sentiment est le même. J’ai donc envie de faire la même réponse.

Alors que certains essayent de reconstituer une scène de Radiant en puzzle, d’autres, non loin, essaye le prototype d’un jeu de société dédié à Radiant qui pourrait sortir d’ici l’été 2024 -Pop-up Store (Paris) - 1er au 10 décembre
© Éditions Ankama

Reconnaissez que si on devait les rassembler, vos fans, on serait bien en peine de trouver un lieu assez grand pour tous les accueillir. (rires de Tony Valente) Parmi eux se trouve un groupe de fans de la première heure dénommé « Les Radiantiseurs ». Vous acceptez à intervalle régulière de les rencontrer et de passer du temps avec eux afin de discuter de Radiant et ce, en plein festival, où vous avez déjà fort à faire. Ce lien que vous entretenez avec vos lecteurs est primordial pour vous ?

TV : C’est une manière de les remercier pour tout le soutien qu’ils m’ont apporté depuis le début. Le fait d’avoir transmis Radiant à des proches, des amis... Certains se sont découverts être amis au milieu de tout cela, se sont rencontrés comme ça. Donc j’essaie de prendre un petit peu de temps pour être avec eux. À la Japan Expo, par exemple, je leur donne rendez-vous. Mais pas trop non plus parce que j’ai pas envie de casser la manière dont ils interprètent mon univers. J’ai envie de leur laisser plein de choses sur lesquelles ils peuvent réfléchir. J’ai tendance à être hyper-engagé si on a des conversations dessus et je n’ai pas envie d’en dire trop. Donc, un petit peu, de temps en temps, on va passer une heure et j’essaie de ne pas trop répondre aux questions non plus.

Justement ! Le Toum ?Stak !!! On est très nombreux à apprécier la lecture de cet échange entre vous et vos lecteurs. On sent que c’est un défouloir pour eux. Dans le Toum ?Stak !!!, qui se situe à chaque fin d’album, vous aimez répondre avec beaucoup d’humour et de décalage à certaines questions, mais aussi avec un certain talent pour l’évitement (rires de Tony Valente). Du type « - Qu’y a-t-il sous les bandages de Grimm ? » vous répondrez « - D’autres bandages ». « - Comment Dragunov fait-il pour être si parfait ? ». Vous répondez « - Il a une alimentation équilibrée. Il boit du thé et il lit des livres. Il se brosse les cheveux aussi. » Ce défouloir pour les lecteurs, cela l’est également pour vous ?

TV : (rires) Oui. Puis les lecteurs sont super-marrants. Ils me font mourir de rire quand je reçois leurs questions. Je réponds souvent à ces questions-là après avoir terminé les pages du tome en cours, au bout du bout de ma vie, après, parfois, plusieurs jours de nuits blanches. Donc, il y a des filtres qui vont sauter du fait de la fatigue. Je regarde ça et je me régale. Souvent, je me dis que je prends une heure pour répondre pendant que j’envoie les pages. Souvent, j’y passe trois heures parce que je m’amuse trop, que cela me réveille à nouveau. Un gros défouloir.

personnage d’Ocoho, Chevalière-Sorcière - Pop-up Store (Paris) - 1er au 10 décembre
© Éditions Ankama

Peut-on dire que les lecteurs nourrissent votre œuvre malgré vous ? Quand on voit toutes les questions qui peuvent vous être posées, vous devez souvent vous dire « mince, je n’y avais pas pensé. Peut-être faut-il traiter tel élément ?... ».

TV : Les attentes jouent beaucoup. Cela ne va pas orienter ce que je vais écrire. Cela va orienter le moment où j’aurais besoin de mettre une information. Si tout le monde se focalise sur une question, je vais avoir tendance à me dire que bien que je pensais traiter ce point dans un futur lointain, peut-être faut-il commencer à donner des éléments de réponse. Car tout le monde attend après ça. Donc, cela va orienter le rythme auquel je vais développer des intrigues, des points.

Parfois, je vais fermer des pistes, car il y a des pistes qui s’ouvrent malgré moi sur une interprétation particulière des événements. Quand je vois des gens qui commencent à trop diverger et donner trop d’intérêt pour une fausse piste, je vais venir couper court à la conversation avec des éléments dans le prochain tome. Cela me permet d’être certain que cela recadre un peu les attentes, la compréhension de l’univers. Cela afin qu’on soit tous au même endroit, parce que si en parallèle, pendant 20 tomes, les gens attendent un truc précis qui n’arrive jamais, cela m’embêterait beaucoup. Je serais hyper-déçu que ces attentes ne soient pas comblées.

Tony Valente entrain de dédicacer The Art of Radiant - Pop-up Store (Paris) - 1er au 10 décembre
© Éditions Ankama

Si vous le permettez, peut-on faire un Toum ?Stak !!! en direct ?

TV : Aller. On essaye !

Est-ce que le chara design des sœurs Yenne et Enga Lua s’inspire de Daenerys et de Missandei, dans Game of thrones ?

TV : Je ne pense pas avoir vu la série jusqu’à Missandei. J’ai arrêté tôt Game of thrones. Donc non ! Je fais de très nombreux chara design pour moi. J’aime bien aller fouiller dans des coupes de cheveux, des habits, des trucs qui culturellement se retrouvent peu en manga ou en Fantasy. Pour les sœurs Enga et Yenne, à l’origine, je voulais faire un seul personnage, Yennenga. Un personnage historique du royaume africain du Dagomba. Mais comme je faisais plein de chara design qui m’intéressaient, j’en ai fait deux sœurs. Je n’ai pas choisi. J’avais deux directions qui vraiment me titillaient. Au lieu de faire Yennenga, je me suis dit que j’allais faire Yenne et Enga. J’ai alors créé ce rapport de sœurs, un peu aussi celui de prof et élève.

Vous avez eu une période où vous aimiez beaucoup regarder des films Dreamworks ou Disney. Est-ce que, encore une fois, cela est-il un hasard que le design de Dragunov jeune semble s’inspirer de Jim Hawkins dans La Planète aux trésors de Disney ?

TV : Oui, c’est vraiment un hasard. Je vois, mais je crois avoir vu La Planète aux trésors une seule fois, quand le film est sorti. Je me souviens avoir adoré, à l’époque. Je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas revu, mais maintenant je vois. C’est marrant. Mais pas du tout. (rires)

Alto Bellarmin, inspiré par l’acteur Ian McKellen et son interprétation de Gandalf dans "Le Seigneur des anneaux"
© Éditions Ankama

Est-ce une déclaration d’amour au talent et au charisme de Ian McKellen, l’interprète de Gandalf dans Le Seigneur des anneaux, que d’en avoir fait un personnage, celui de l’inquisiteur Alto Bellarmin ?

TV : Ouais. Ah oui ! Je l’adore, je le surkiffe comme un fou. Partout où il apparait, juste voir sa tête, ça met bien. Il est exceptionnel. J’adore. J’adore tout ce qu’il dégage. J’aime bien, dans une histoire, l’idée de ramener quelqu’un qui apporte un bagage avec lui. Souvent, mes personnages vont amener une part de culture avec eux et vont nous faire comprendre un peu plus cet univers-là. Et lui, qui était attendu depuis longtemps, je ne voulais pas le louper. Je voulais être certain qu’il soit intriguant, hyper charmant, mais qui pose des questions aussi. Pour ça, je l’ai fait un peu fou.

Je cherchais un peu partout à l’époque et je revois Le Seigneur des anneaux. Là, je vois la tête de Ian McKellen et je me dis que c’est lui. Il est super classe. Il a un charme de fou. Il est badass quand tu veux. Il a l’air fou, complètement. Quand il danse au milieu des hobbits, cela me fait mourir de rire. Plein de fois, tu vois son œil un peu perçant, puis il se met à rigoler. Je ne peux alors pas faire autrement que de rigoler. Tout cela, je voulais l’amener à la tête de l’Inquisition. Parce qu’il racontait d’autres choses sur l’Inquisition, parce que l’on s’attendait à quelqu’un qui avait l’air plus méchant que Torque.

Or, je cherchais quelqu’un qui raconte autre chose. Torque, c’est le début d’un changement, une école différente. Alto représente une Inquisition qui réfléchissait beaucoup et qui qui était dans une espèce de bienveillance générale avec une mission et qui croyait en leur mission, là où Torque considère que tout personne sortant du chemin ne mérite pas d’exister.

Dernière question du Toum ?Stak !!! Est-ce que Grimm veut voir Adhès pour ses talents de nécromancien ? Existe-t-il un lien fort que nous ignorons encore entre ces deux personnages qui flirtent avec les arcanes de la mort ?

TV : (rires) Je ne répondrai pas.

Pop-up Store (Paris) - 1er au 10 décembre
© Éditions Ankama

Alors revenons à votre personnage principal. Vous avez affirmé par le passé, qu’en bien des points, Seth est votre double de papier. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce qui lie votre personnalité à celle de Seth ?

TV : J’ai grandi avec des sœurs, à la différence de Seth qui a grandi tout seul, mais avec une mère qui n’a pas grand-chose à voir avec Alma, si ce n’est une dynamique, une femme qui est solide, qui maintient tout bien comme il faut en place. Qui arrive à tirer le meilleur d’une situation. Même quand c’était très difficile étant mère seule avec plusieurs enfants, avec la galère d’être travailleuse pauvre. Tout un tas d’éléments de la relation Alma/Seth viennent un peu de de ma vie.

Après, le fait de croire que c’est un truc que de chasser les Némésis a un lien avec moi. Je me suis dit « - Allez ! C’est parti ! Je vais faire de la BD, je vais faire des histoires ». À l’origine, quand je faisais mes bandes dessinées, je rêvais d’être traduit dans d’autres pays, je rêvais d’avoir des adaptations en dessins animés, d’avoir des jouets, plein de choses en me disant que le résultat cela serait d’arriver à tel stade...

Après m’être cassé les dents durant mes premières années de bande dessinée et la déception - on va dire que cela correspond à l’expérience du premier Némésis pour Seth - le fait de se recentrer et de se dire « - C’est ce dans quoi je veux me lancer ! » conduit à se dire, comme Seth, que je ne vais plus chasser les monstres et mettre un terme à tout cela. Évidemment, je ne veux pas mettre un terme à la bande dessinée (rires). Je voulais juste remonter à la source de ce qui m’avait fait faire ce boulot et d’essayer de fouiller au maximum dans « - Quel lecteur je suis ? À quoi j’aspire ? ». Quelque chose de plus vrai que juste le résultat d’avoir sorti le bouquin, d’être adapté.

Extrait de The Art of Radiant - Par Tony Valente
© Éditions Ankama

Donc, on s’en fout. On va dire que les Némésis, cela va être l’échec qui est arrivé. Je me dis alors que ce n’est pas grave, qu’on va faire avec, qu’on va avancer. Et pour une mission qui est alors trop grosse pour moi, qui est trop grosse pour Seth quand il se lance dans son aventure. Après, sa manière frontale de vouloir y aller et après de voir les conséquences un peu plus tard, cela correspond un peu à ce que j’ai tendance à faire, aussi. Tout un tas de trucs par lesquels il passe dan son aventure.

Quand il va sur l’Artémis et qu’il se rend compte que le boss est un mec qui est là prétendument pour tout le monde et qui, en fait, arnaque tout le monde, c’est mon expérience avec l’industrie de la bande dessinée. Un peu l’idée que tous les gens qui profitent du travail des auteurs, sans que les auteurs eux-mêmes puissent vraiment vivre, survivre, sous prétexte que le système ne peut marcher que comme cela. Alors, vous qui faites le travail, débrouillez-vous !

Tu peux passer une année à avoir très, très peu d’argent, voire ne pas manger. Puis tu vas en festival et tu vois les éditeurs arroser tout le monde avec des bouteilles de champagne qui coûtent plus cher que tes deux derniers mois de loyer. C’est terrible à voir. Donc c’était un peu cette idée-là aussi, cette expérience d’aller me casser les dents sur tout ce que cela représente. Tu as permis tout cet argent, mais il utilisé comme cela.

La découverte de Seth, dans la forêt, avec Myr, est aussi un point important de ma vie. Une rencontre avec un ami qui m’a ouvert à l’idée de plein de choses, assez philosophiques et spirituelles, sans verser dans le new-age ou la religion. Juste, se rendre compte des systèmes moisis, d’être au milieu d’un ensemble et pas un, tout seul, de participer ou d’être en retrait. Un espèce de prise de conscience globale que j’ai traduit en Seth qui fait un level up. Au lieu d’être dans la destruction, dans le pouvoir de détruire de plus en plus efficacement, il se met à être dans la construction. Une chose importante. Toutes les choses par lesquelles il passe, assez importantes moralement, elles sont tirées d’une expérience personnelle ou d’une autre.

Extrait de The Art of Radiant - Par Tony Valente
© Éditions Ankama

Dans l’interview que tu avais donné à ActuaBD, voilà dix ans, pour la sortie du tome 1 de Radiant, vous aimiez dire que les histoires que vous racontez, et celles qui vous intéressent, doivent être « enrobées d’un vernis de conneries ». Ce rythme que vous donnez à votre récit, alternant humour et gravité, d’où vous vient-il ? De mangas comme One Piece ou Dragon Ball ?

TV : Sûrement. Oui. D’une manière générale, je n’aime pas du tout les histoires trop dramatiques ou les drames. J’ai beaucoup de mal à voir des films qui sont sérieux, quand bien même ils sont super bien faits et racontés avec des sujets chouettes. Si cela n’est que sérieux, cela ne marche pas. Alors que quelque chose qui est faussement rigolo, cela va m’intéresser, beaucoup. Mes séries préférées en show télé ou en manga sont des séries qui ne se prennent pas au sérieux. Je pense qu’on peut réussir à raconter des choses profondes et humaines tout en rigolant d’un peu tout. J’ai l’impression que le contraste entre les émotions, le fait d’aborder des sujets en rigolant, puis après de plonger dans quelque chose qui est vraiment très subtil, sont forts.

Le manga qui m’a le plus mis les larmes aux yeux, c’est One Piece. C’est aussi celui qui m’a fait le plus pleurer. Parfois, l’un s’enchaîne avec l’autre. On est mort d’inquiétude pour quelque chose, puis après il existe une scène très dramatique. On voit alors les tronches des personnages qui sont des rivières de morve, et c’est ridicule à voir ! Et on a envie de rigoler tout en étant en train de pleurer. On se retrouve alors dans le même état. Je suis convaincu que cela vient de ce gros contraste entre les deux, en passant de l’un à l’autre. Donc j’essaie de garder ce vernis de connerie, oui.

J’ai peur aussi de me prendre trop au sérieux. C’est vraiment une crainte, à un moment donné, de verser dans quelque chose qui serait moralisateur, ce que je n’ai pas envie de faire et peur ne pas m’en rendre compte.

© Éditions Ankama

Eu égard à ce que vous dites là, je suis surpris d’avoir lu que vous aimiez beaucoup la série Vinland Saga. Une série que je trouve parfois lourde d’émotions et très sérieuse à bien des égards.

TV : Parfois ! Mais, par exemple, Gros-yeux ! Il existe des personnages qui sont incroyablement marrants, ils sont tordants à n’en plus pouvoir. Thorkell est très drôle, incroyable. Il y a quand même suffisamment de ridicule et de conneries pour que ce soit l’amorce parfaite pour moi. Et ça ne se prend jamais au sérieux non plus.

J’aurais adoré rencontrer l’auteur. J’avais rencontré son interprète française, également sa traductrice. Elle l’avait côtoyé pendant un festival à Angoulême. Tout ce qu’elle me racontait de lui, c’était exactement ce que j’avais adoré dans Vinland Saga. J’aurais adoré pouvoir avoir une conservation avec lui.

Un jour, je crois qu’il venait d’apprendre un truc sur un des personnages qu’il traite. Sa réflexion à lui, c’était « - Si seulement ces gars-là avaient eu suffisamment de câlins. Ils n’en seraient pas venus à ça ». C’est à fondre le cœur ce truc. J’ai trouvé cela Incroyable et ça lui ressemble, ça ressemble vraiment à ce qu’il écrit. Le problème d’une éducation et d’un système avec quelqu’un au milieu qui aurait pu être différent. Donc non, il y a suffisamment de conneries dans Vinland Saga.

© Éditions Ankama

Si ce vernis de connerie est le fait de situations surréalistes et débiles, celui-ci passe également par les dialogues. Les échanges entre Doc et Seth au début du tome 18 sont à cet égard excellents. Quand on lit vos dialogues, on se dit que vous êtes un disciple de Kaamelott. Est-ce le cas ?

TV : Ah oui ! Je pense que j’ai regardé deux fois la série. Je sais qu’il y a des gens qui la regardent en boucle. Tous les gens qui tombent dedans. J’adore ! Ce qu’il a apporté, je trouve, aux dialogues, et qui a existé dans la comédie française, dans les romans feuilletonnant de Maurice Leblanc ou Alexandre Dumas : un son. Je trouve que ça sonne vraiment. C’est percutant.

Un dialogue, il n’est pas là juste pour raconter quelque chose. Il est là parce qu’il est vécu par les personnages, et en même temps il sonne, peu importe le niveau de langage qui forcément était différent pour l’époque de Leblanc et Dumas. Il y a quelque chose qui est vécu sur le moment et qui n’est pas ampoulé.

Quand Goscinny écrit Astérix, c’est de la musique. Et Alexandre Astier, il est plus fort encore que tout cela. Il vient de tout cette culture-là, mais aussi d’autres cultures que je ne connais pas, comme celle du théâtre qui repose sur un soucis d’être percutant vis-à-vis du public. Puis, il est musicien, ça doit jouer. Mais quand tu écoutes Kaamelott, tu es pété de rire par les échanges. Ça sonne, ça reste en tête au point que les expressions rentrent dans le langage courant. Tout cela a sonné dans mon oreille et j’essaye de faire des dialogues qui peuvent se dire à l’oral et que je fais lire à ma compagne.

Quand j’ai fait un storyboard d’un chapitre et quand elle le lit, c’est aussi sous cet angle là qu’elle l’aborde. Et parfois, elle me redit une bulle à l’oral, comme ça ,en disant « - T’es sûr ? Ça marche ? ». Et du coup, c’est sûr ça que je vais travailler. Sur le fond, je sais ce que je veux raconter, mais il faut que la forme invite à aller contempler le fond. Et donc la forme est très, très importante.

The Art of Radiant - Par Tony Valente - Couverture
© Éditions Ankama

À quoi ressemble une journée type de travail de Tony Valente ?

TV : Il n’y a pas de journée type. Dans l’idéal, je vais au travail entre 06h30-07h00 du matin, je me mets à travailler de suite. Si je suis à une période où je dessine mes planches, je vais de suite me mettre à dessiner, Encore une fois dans l’idéal, avant de vérifier les mails, avant quoi que ce soit d’autre.

Au Canada, quand je me lève, il y a une moitié de journée qui est déjà passée pour la France, donc je vais avoir plein de mails. J’essaie d’éviter rentrer dans la journée comme cela. J’essaie de faire quelques heures de boulot avant de faire une pause pour déjeuner et après reprendre le boulot. Une autre pause à midi. Ensuite, tout l’après-midi, jusqu’à 17-18h. Parfois, en rentrant chez moi, je retravaille aussi. Souvent, c’est six jours dans la semaine, parfois 7 jours. Les soirs de boulot, ce sont souvent les dernières semaines avant de rendre les pages. Il existe quand même beaucoup de phases où toute la journée y passe.

Et si j’écris, j’écris chez moi. Là ,c’est très différent. Je vais avoir besoin de me lever comme si je n’allais pas travailler. Je vais emmener ma fille à l’école, je vais lire pendant 1h ou 2h. Quand je sens l’urgence, que je n’arrive plus à me concentrer sur les livres, je vais me mettre à écrire. Dans l’idéal, je vais écrire un chapitre dans la journée. Sinon, cela va prendre 2 ou 3 jours, cela dépend. Mais j’ai changé plein de fois de techniques pour écrire, ça ne marche pas toujours.

Nous sommes très intéressés par ton usage des couleurs, qui sont faites numériquement, et ton usage des lumières, notamment. Quand les pages sont en couleur, elles rayonnent par leur chaleur, leur joie. Il y existe quelque chose très solaire. Est-ce que c’est volontaire ? Est-ce que ça retranscrit finalement le fond, c’est-à-dire la légèreté d’un certain « vernis de conneries » ?

TV : (rires) Là, je crois que c’est purement esthétique. Je fais parfois des choses en couleur pour mettre en lumière certaines choses et en garder d’autres dans l’ombre. Le tome 14, quand il s’ouvre, on est à l’école des inquisiteurs avec des élèves qui sont dans une salle, qui ressemble à une église. Or, le fait d’avoir plongé toute la salle dans l’ombre, de focaliser la lumière sur un vitrail sur lequel il y a l’histoire du Patrem inquisiteur, c’est symbolique. À l’endroit de l’éducation, on garde tout le monde dans l’ombre et on ne met en lumière que cette vérité qui se situe devant eux. Mais c’est rare que je fasse de la symbolique avec la couleur, à ce point-là.

Illustration pour la sortie au Japon (2015)
© Éditions Ankama

Donc, la couleur porte davantage sur un aspect esthétique et engageant. Mon état d’esprit est le suivant : les gens ont mieux à faire que de lire ce que je fais. Donc, dans ce que je leur propose, je souhaite que cela les engage à se plonger dedans, que celui puisse les inviter à venir passer un moment dans mon univers.

Et les pages couleur servent beaucoup à cela. À inviter les gens qui ont pu, parfois, ne plus lire d’album, pendant des années, et retomber sur la série en se disant « - Est-ce que j’ai envie ou pas ? ». Quand ils ouvrent les pages en couleur, ils doivent se dire « - Ah ! Ça m’invite, ça m’engage, je vais rentrer dedans ». Après, éventuellement, ils vont se mettre à lire tout l’album, j’espère ! (rires). Parce qu’ils ont été invités correctement. Une invitation à rentrer dans un univers différent.

Dans The Art of Radiant, l’artbook publié par les éditions Ankama, tu évoques justement la question de couleur et du graphisme. Tu te dis notamment influencé par le peintre orientaliste et précurseur de l’impressionnisme, Félix Ziem. Peux-tu nous en davantage sur l’influence que cet artiste peintre a eu sur ta création ?

TV : Je pense que cela se résume à la valeur esthétique. J’aime bien l’orientalisme. C’est un courant du romantisme qui est un peu différent. Et lui, il me semble qu’on considère qu’il est un peu un des pères de l’impressionnisme. Il n’est pas dans le courant, il le précède. Mais il existe chez lui des manières de traiter la couleur, la manière dont il met des tâches, qui tend vers ça. En fait, il installe une atmosphère. Il fait beaucoup de levers ou de couchers de soleil, beaucoup de tableaux avec des choses qui rougissent au loin.

Il faisait cela parce qu’il voyageait. Afrique du Nord et Proche-Orient. Et ses tableaux sont une invitation au voyage. C’était un peu les catalogues de voyages de l’époque. Il se mettait donc aussi dans l’état dans lequel il était pendant qu’il contemplait ces endroits-là. Plus que la réalité, c’était son impression à lui qui passait dans ses peintures. Comme cela est souvent le cas pour les peintres qui peignent d’après des sujets extérieurs, qui trimballent des pots de peinture avec eux, des tubes.

Félix Ziem - Sérail à Constantinople, la danse de l’almée - PPP223 - Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris

Cela te donne l’impression d’être là. Je suis sur mon smartphone, je prends la photo de ce coucher de soleil, il est cool et je mets un filtre, et c’est ça que je trouve chouette. Il a une manière de traiter les couleurs assez folle. Il est tout dans la nuance, ce que je n’ai pas tendance à faire. Tout cela m’intrigue beaucoup.

Est-ce le seul peintre qui a une influence sur ta création ?

TV : Non, il y en a d’autres. Pour le coup, Félix Ziem n’est pas celui qui m’influence le plus. Davantage les impressionnistes. Il m’arrive, avant d’aller faire une scène en couleur, d’aller regarder à nouveau plein de tableaux impressionnistes. Claude Monet ! Ce n’est pas le numéro un pour rien (rires). D’autres sont moins connus. Par exemple, j’avais découvert Maximilien Luce au musée d’Orsay où j’étais sous le charme de ses couleurs.

L’un deux représentait Notre-Dame de Paris avec une lumière rasante, des ombres allongées, beaucoup de vie, plein de couleurs différentes qui se rapprochent parfois de ce qui se fait maintenant en numérique. Alors que là c’était fait à la main. Il y avait une des superpositions de couleurs qui créent un peu une espèce de dérangement oculaire. C’était le début où les gens se mettaient à tâter des couleurs complémentaires.

L’Artbook est magnifique. Un bel ouvrage, épais de 352 pages. En ouverture, vous y affirmez que, bien que cela soit impossible, vous rêviez d’un immense artbook de 1000 pages tellement vos archives sont conséquentes. Peut-on donc espérer un second volume dans les années à venir ?

TV : (rires) Dans quelques années, si cela continue comme ça, oui, peut-être...sûrement.

Dedans, vous avez publié une page que vous aviez réalisé, voilà quelques années, pour rendre hommage à Astérix dans l’ouvrage Génération Astérix : l’album hommage, en 2019. On y voit Panoramix à sa marmite, comme à son habitude, Obélix assit à table entrain de rigoler et Astérix sur la table entrain, semble-t-il, de raconter une histoire incroyable à un petit garçon totalement fasciné et intenable : un Seth bébé, autrement dit vous...

TV : (rires) Oui ! Quand on m’a proposé de faire cette page, j’étais super content parce que j’adore Astérix. Les premiers Astérix, ceux de René Goscinny et Albert Uderzo, sont extraordinaires. Les gars qui ont repris Astérix depuis quelques années travaillent très bien.

The Art of Radiant - Hommage à Astérix originellement publié dans Génération Astérix : l’album hommage (2019)
© Éditions Ankama

Avez-vous lu le dernier album ?

TV : Non. Mais je suis impressionné par ce qu’ils arrivent à faire malgré un cahier des charges considérable, malgré une attente phénoménale. Mais le charme originel d’Astérix a nourri beaucoup de l’univers que je déploie dans Radiant. Je m’en suis rendu compte assez tard. L’aspect, un petit bastion de résistants face à un monde qui ne veut pas d’eux, mine de rien, c’est un peu ce que j’aime raconter aussi.

Parfois, Astérix est repris dans la presse comme étant le symbole d’une vieille France raciste et misogyne. Je trouve que c’est tout l’inverse. Ils défendent leur patrimoine et leur culture non pas contre les autres cultures, mais contre la normalisation, contre l’empire, contre un espèce de capitalisme à outrance de la part des Romains. À chaque fois qu’ils vont dans un pays, qu’ils vont dans une autre région, ils se font des potes, ils échangent sur leur culture et après on les voit manger ensemble, partager un moment de vie. C’est tout l’inverse.

Quand on regarde les histoires, c’est vrai qu’elle tourne autour des garçons, mais regardez comment ils se comportent auprès des filles : ils sont perdus, ils sont tellement incapables de parler correctement à des filles qu’ils n’avancent pas. Ils sont vraiment « petit garçon » sur ce côté-là.

Cela a un peu un côté vieillot maintenant, mais je n’y vois rien de perturbant. Puis presque toutes les femmes qui sont dessinées dans Astérix sont moches. Un geste posé à mes yeux. Pareil pour les hommes. Si on veut trouver un personnage qui représente une espèce d’idéal féminin à l’ancienne, ils se comptent sur les doigts de la main. Bonemine ? Elle est incroyable. Trop, trop, trop bien. Une bête de personnage. Elle est le véritable chef.

Toutes ces histoires, toute la manière de traiter les personnages, l’humanité, le fait qu’ils se tapent sur la gueule et qu’ils s’aiment tout à la fois, le fait qu’ils aillent découvrir plein d’autres cultures, plein d’autres choses et qu’ils les intègrent à leur expérience personnelle. Qu’ils aident sans concession aussi. Ce sont des trucs que je trouve hyper beau. Ce n’est pas « - Qu’a-t-on à y gagner ? ». Nous on résiste, on va vous aider à résister.

Je pense que cela a infusé dans tout ce que j’écris. Même le fait que Seth ait des cornes sur la tête. Je pense que c’est du fait que je dessinais beaucoup les casques de l’univers d’Astérix, notamment celui d’Obélix. Le tome 1 ! Seth, il a une fiole de potion qui est raccroché à lui. Clairement, c’est la potion d’Astérix.

Peut-on finalement dire qu’avec le Fantasia pratiquée avec ses mains, le petit Seth a trouvé sa propre potion magique ?

TV : (sourire) Oui, peut-être un peu. Son côté Obélix où il n’a pas besoin de boire de potion magique.

Extrait de The Art of Radiant - Par Tony Valente
© Éditions Ankama

Poursuivons sur vos influences. Nous avons été surpris de constater qu’à mesure que votre univers progresse, vos boussoles culturelles sont extrêmement classiques et, avec un talent certain, vous parvenez à les transcrire dans votre univers. Pour l’arc des Chevaliers-Sorciers, vous êtes parvenus à revisiter tout ce qu’on appelle « la matière de Bretagne », tout cet univers celtique fait de contes et légendes dont est issu la légende arthurienne. Quand à Bôme, vous l’expliquez très bien dans l’artbook, vous dites que la cité est totalement inspirée des grandes villes italiennes de la Renaissance et est constituée de 5 buttes, influencée en cela par Rome qui a été construite sur 7 collines. Quant aux Domitors, l’influence et les références à la mythologie grecques sont transparentes. Tout cela sans parler de votre usage de l’Inquisition espagnole. Pour le prochain arc ou d’autres arcs à venir, vous vous inspirez une fois encore de la culture européenne ?

TV : (grand sourire) Je ne sais pas encore. Un arc se définit véritablement au moment où je l’attaque. Donc j’ai plein de prémices de ce que cela sera, mais aussi plein de directions différentes dans lesquelles je pourrais aller. Là où j’en suis, j’ai trouvé récemment un angle très différent. J’ai peur de faire de la redite. J’ai trouvé l’angle qui m’intéressait pour aborder le prochain arc. C’est moins dans la culture classique que cela se passe, mais il est très possible que cela vienne se greffer.

Est-ce que fond culturel que vous utilisez participe du fait que ce manga qu’est Radiant peut être avant tout considéré comme européen, que l’on pourrait dénommer, sans grande originalité, Euromanga, voire français, un manfra ?

TV : Cela est possible. J’ignore comment cela est perçu de manière générale. Par exemple, ici [Pop-up store de Paris], j’ai plein de lecteurs qui me disent m’avoir lu et s’être rendu compte après coup, parfois longtemps après, que Radiant était fait par un Français. Donc, pour eux, ils l’ont mis dans la même catégorie que les mangas qu’ils ont l’habitude de lire. Cela m’est arrivé plein de fois à l’étranger.

Cela m’est également arrivé d’avoir tout l’inverse. Ils me disent « - On sent que c’est empreint de culture française ». Parce que les références culturelles utilisées sont tellement ancrées dans l’Europe. Il est difficile d’avoir un baromètre et de savoir où se situe le curseur.

Personnage de Torque, Général inquisiteur
© Éditions Ankama

Dans Radiant, vous traitez la différence avec beaucoup de talent. Parfois, vous avez ce génie de traiter la différence tout en l’ignorant de prime abord. Vous y êtes parfois revenus dans le Toum ?Stak !!! suite à des commentaires ou questions de vos lecteurs. En effet, vos personnages, quelle que soit la couleur de peau, quelle que soit l’orientation sexuelle, voire l’origine culturelle, ce n’est jamais une caractéristique majeure d’un de vos personnages. Ils ont un destin, un libre arbitre ou des actions, et le fait que certains personnages puissent être considérés comme différents n’amène pas de commentaires particuliers dans les échanges entre vos personnages. Ils sont là, ils sont légitimes et cela ne doit pas susciter de questionnements. Une fois encore, tu traites la différence sans la traiter.

TV : Je pense que j’ai été bien entouré lorsque j’ai grandi, avec des gens très différents. J’ai des copains qui m’ont dit « - Concrètement, nous, quand on existe, c’est soit en tant que menace terroriste, soit en tant que racailles. Finalement, le reste, pour le moment, pas trop ». C’est arrivé souvent que j’entende ce genre de discours.

Du coup, reprendre de la différence ethnique et en faire le sujet central en disant « - Regardez, je vais vous montrer combien c’est difficile d’être d’une couleur de peau différente dans un endroit. Différente de la couleur locale ». Peu importe la couleur locale et la couleur du héros. Si je m’en sers pour justifier une partie de l’histoire, je joue au même jeu. Et sous prétexte de vouloir parler, de vouloir intégrer des représentations différentes, je tombe dans le panneau qui agit comme un entonnoir et qui ne laissent que un ou deux rôles à quelqu’un qui a une ethnie différente de l’ethnie locale.

Je n’ai pas du tout envie de jouer à ce jeu-là. Je me rends compte du mal que ça fait. Par exemple la représentation. L’espèce de fétiche de la ninja sexy, c’est né, à l’origine, d’une intention un petit peu louable de quelqu’un qui voulait faire de la représentation asiatique, chez Marvel si je me souviens bien. Il a fait de cette héroïne un personnage badass, qui manie les armes, mais qui est sexy. Cela est devenu l’unique représentation asiatique, jusque dans les dernières années, dans le cinéma américain grand public. C’était l’asiatique mystérieuse et sexy. À la base, il l’a fait pour de la représentation. En réalité, il a créé un espèce de fétiche bizarre. Et cet archétype-là a impacté la vie de toutes les femmes asiatiques qui vivent en Occident.

© Éditions Ankama

J’ai entendu directement, de la part de personnes concernées, ce que cela représentait. « - Aujourd’hui, je marchais et voilà, on m’a dit ça dans la rue ». C’est né de ce gars-là qui a voulu faire de la représentation et qui s’est dit « - Ouais, aller, on va lui mettre une grosse paire de seins et comme ça, ça va passer ». Il est terrible de se dire qu’une histoire ne peut pas changer le monde, mais elle peut vraiment le salir.

Je suis persuadé que tu ne peux pas changer les choses avec une seule histoire. Par contre, tu peux vraiment participer au problème. Le risque, il est grand. J’essaie donc d’éviter. Si je sais qu’il y a des sujets sur lesquels je n’ai pas suffisamment fait le tour de la question, je vais attendre de réfléchir suffisamment. Je laisse la porte ouverte sur le fait que je suis en construction, que je vais faire des erreurs et que je vais essayer de les améliorer. Et j’en ai fait dans Radiant que j’essaie de de rattraper, souvent.

La représentation de Mélie, au tout début, par exemple, est très loin de ce que j’en ferais aujourd’hui si je devais la refaire. Donc, j’ai continué à écrire le personnage de la manière la plus complexe possible pour ne pas rester sur cette première impression. Un personnage féminin qui est justifié que parce ce qu’elle aide le héros et qu’elle est sexy. Cette erreur, je sais qu’elle existe : utiliser quelqu’un de différent et justifier son rôle dans l’histoire parce qu’il est différent, j’essaie d’éviter. Je m’amuse plus à mettre de la représentation comme un écho au fait qu’il existe énormément de diversité autour de moi. J’ai grandi avec cela. Une partie de famille n’est pas française. La diversité, elle est dans mon ADN.

Il n’y pas de plan politique, ni de volonté moralisatrice. Il y a un souci de représentation. De plus en plus de gens qui viennent en dédicace, l’histoire avançant et les personnes se multipliant, se sentent concernés par tout cela. Ce depuis le début. Des gens qui viennent, qui m’envoient des messages pour me remercier.

Et là, hier ! J’ai un gars qui est venu, qui ressemblait fort à un des personnages, Adriel, qu’on voit sur la couverture du tome 14. Et il m’a dit que quand il l’a croisé dans le magasin, il a crié. Parce que, alors qu’il lit des mangas depuis qu’il a 8 ans, il a passé 26 ans de sa vie avant d’avoir un manga dans lequel il avait l’impression d’exister. C’est la première fois pour lui. Moi, je ne m’attendais pas à cela. J’étais trop content. Je n’ai pas créé Adriel pour ça, mais le fait d’avoir ce gars-là qui dit qu’il a attendu 26 ans avant de se reconnaître, ça fend le cœur quelque part. Il n’aurait pas dû avoir à attendre aussi longtemps.

Adriel, membre des Conversos Inquisitoriaux
© Éditions Ankama

Revenons sur ce succès auprès des lecteurs en quittant la France pour le Japon. Que savez-vous exactement du succès qu’a pu connaître Radiant au Japon ? Est-ce que l’animé a connu un succès publique ? Est-ce que le manga y est très vendu ?

TV : Au Japon, le manga Radiant, c’est tout petit. Je n’ai pas les chiffres. Mais cela n’a vraiment rien de comparable avec les chiffres qu’on a sur les mangas japonais. La raison peut résider dans le fait que cela ne sort pas dans un magazine. Il n’existe pas de prépublication. Cela sort directement sous blister. Le rythme est également différent. Il n’y a pas ce renfort-là d’avoir un magazine. Donc c’est compliqué.

Par contre, l’animé a très bien marché. Pour le coup, partout. Sur Crunchyroll, quand l’animé sortait, il était toujours dans les têtes d’affiches, les séries les plus regardées. Donc je sais que l’animé a été rentabilisé très vite. Au niveau des ventes, sur les plateformes de streaming, cela a vraiment bien marché.

Ainsi que l’aurait dit Gandalf, doit-on abandonner tout espoir de voir Radiant de nouveau adapté en animé ? Est-ce que la porte est définitivement fermée ?

TV : Elle n’est pas fermée à 100%. Cependant, après une pause aussi longue, et le fait que j’ai pas encore fini l’arc scénaristique, je ne vois pas comment cela pourrait reprendre. Plus le temps passe, plus la porte est proche d’être fermée. Donc cela m’étonnerait, même si elle n’est pas fermée à 100%.

Nous parlions précédemment de Kaamelott. Une série qui, lorsqu’elle a dû être traduite dans d’autres langues, a dû être un véritable casse-tête lors de la traduction au regard des expressions employées. N’en est-il pas de même pour Radiant ? N’est-ce pas un peu frustrant de ne pas pouvoir partager de la même manière votre œuvre à l’étranger qu’en français ?

TV : Je sais qu’il y a eu des erreurs, des casse-tête. Parfois on m’en fait part. La traduction est gérée au mieux par ceux qui traduisent. Lorsqu’ils ne comprennent pas, cela arrive qu’ils se manifestent. Si je les connais directement, ils vont me demander. Cela arrive aussi qu’ils demandent directement à Ankama.

Je sais qu’il y a des erreurs parfois, parce qu’il y a du parler français qui est tellement spécifique. Même, quand j’envoie mes pages à Ankama, certains ne comprennent pas (rires). Il y a des choses dans d’autres langues que l’on ne peut pas faire. En japonais, on ne peut pas vraiment inventer de mots comme le fait Doc. Dans l’animé, il n’invente pas du tout de mot. Les gens m’ont demandé pourquoi il était si différent. C’est frustrant, mais je comprend la contrainte.

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Par contre, il y avait un personnage qui a été tué dans une traduction japonaise et qui n’était pas mort. Mélie parle de sa sœur et laisse trois petits points de suspension au bout de sa phrase. « - Si quelqu’un m’avait aidé, ma sœur ne serait pas… ». Cela voulait dire qu’elle ne serait pas tombée dans un comas. La traduction japonaise a dû terminer la phrase parce que cela ne marchait pas et a dit « - elle ne serait pas morte ». Quand j’ai reçu le script, j’ai signalé qu’elle n’était pas morte. Ils m’ont répond que si, cela était marqué dans le manga.

Je dis « - Bah non, je sais. C’est moi qui l’ait écrit ». (rires) Donc on a parlé de ça, j’ai pris cette information et je me suis dit que j’allais en faire une information dans Radiant pour être sûr que tout le monde comprenne. Car s’ils avaient fait cela avec la traduction japonaise, cela était peut-être le cas dans d’autres pays. Donc je voulais être sûr de rééquilibrer, de traiter l’information pour ne pas laisser les choses en suspend, dans un coin.

Quel est le lien que vous entretenez avec des maitres japonais du manga ? On sait que l’autrice Hiromu Arakawa (Fullmetal Alchemist) vous a fait transmettre un message pour vous féliciter pour Radiant, mais aussi que Hiro Mashima (Fairy Tail) et Yusuke Murata (One Punch Man) vous ont rendu hommage dans l’artboook.

TV : Ce qui est fou de constater, c’est qu’ils me considèrent comme un des leurs. C’était inattendu. Incroyable. Ils m’ont fait sentir que, vraiment, on fait le même métier. Qu’il n’y a pas de différence à avoir dans nos rapports. À chaque fois, je me suis senti bienvenu. Avec Murata, après que l’on se soit rencontré, après avoir lu le dernier tome qui était sorti, il m’avait envoyé un mail pour me dire tout le bien qu’il en pensait, et avec un dessin.

Donc ce n’était pas juste une impression suite à notre rencontre. Il a pris du temps pour m’envoyer un mail, bien détaillé, avec un dessin sur lequel il y a ses personnages, et les miens au milieu, que j’ai gardé pour moi (rires). C’est fou. Donc la surprise, pour moi, c’était d’exister dans leur univers et d’être traité en égal. J’aurais très bien fait avec le fait qu’ils m’auraient considéré comme une drôle de pièce rapportée. Il n’y aurait eu aucun problème. On ne vient pas de la même culture, on ne fait pas exactement la même chose – pas de la même manière en tout cas.

© Éditions Ankama

Justement, dans l’artbook, dans la galerie des hommages, Kenny Ruiz, auteur de Team Phoenix, dédie son dessin à Tony Valente Sensei. En d’autres termes, Maitre Valente. Dois-je vous appeler Tony Sensei jusqu’au terme de l’interview ?

TV : (rires) Non….Cela arrive plein de fois. À chaque fois, je coupe cours : « - Non, non. On arrête avec ça ». Par exemple, j’avais dit à Murata « - Euh, Sensei…non ». Il m’a dit de fermer ma bouche et que non. « - On fait le même boulot, tu le fais vite, tu le fais sans assistant. Si toi on ne peut pas t’appeler Sensei… ». (rires) Donc, on s’appelle Sensei.

En interview, et difficile d’y couper, on vous parle du succès que peut connaître Radiant au Japon. Mais qu’en est-il dans la reste du monde ? Est-ce que les États-Unis, réputés protectionnistes avec leur industrie du comics, ou l’Italie, l’Allemagne ou l’Espagne, des pays sensibles aux productions françaises, apprennent à connaître Radiant ? Existe-t-il un succès dans ces pays ?

TV : Encore une fois, il est très difficile d’avoir des chiffres. Même si j’en demande. Je vois juste les licences qui sont vendues. Cela donne une fourchette d’impression de tomes. Mais après, je ne sais pas véritablement comment ça marche. Je suis allé dédicacer dans plein d’endroits. J’ai été invité dans plein d’autres. Et les endroits où j’ai pu aller, j’ai constaté qu’il existe une vraie communauté, un véritable intérêt et que ça marche. Cela est pris au sérieux par les éditeurs locaux.

En Italie, c’est bien parti. En Allemagne, cela marche bien aussi. C’est important pour les éditeurs qui publient Radiant. Cette année, je suis allé au Danemark et en Serbie. Et à chaque fois, j’ai rencontré des fans hardcore. C’est marrant de voir que partout, il y des gens pour qui l’histoire a complètement fonctionné.

© Éditions Ankama

Au-delà du succès en chiffre que je pourrais, ou pas, avoir dans ces pays-là, ces communautés de fans sont importantes pour moi. Je sais qu’en Serbie, ils ont fait sold out dans le premier mois d’impression et ont dû réimprimer. Les éditeurs me disaient que vendre des milliers d’exemplaires dans ce pays, c’est exceptionnel, et Radiant est un peu au-dessus. Ce sont des chiffres bas si on compare à n’importe quel autre pays. Mais localement, ces chiffres ont de l’importance.

Pour appuyer cela, alors qu’on marchait dans la rue, on passe devant une boutique qui vendait des livres de manière générale, et j’ai repéré Radiant en tête de gondole, au milieu. Je dis à mon éditeur local de regarder et ne reconnait pas Radiant dans un premier temps. Il me dit alors « - Bah tu vois. Ce n’est pas moi qui l’y ait mis. Ce n’est pas une opération. Rien du tout ». Donc j’ai pu constater, à des endroits, que c’était important pour du monde, ces centaines de personnes que je vois en dédicaces. La dernière fois que je suis allé en Italie, des gens attendaient dans la nuit qui précédait la dédicace du lendemain après-midi. Au-delà de ça, une fois encore, difficile à dire.

Aux États-Unis, cela existe au point que je reçois énormément de messages d’Américains pour me dire tout le bien qu’ils pensent de Radiant, qui le partagent, qui me disent que c’est sous-coté (rires). Plein d’artistes américains qui l’ont lu et qui, parfois, en parlent. Il y a d’ailleurs des invités américains dans l’artbook.

J’ai aussi reçu des messages sympas de la part d’Irlandais qui me remercient d’avoir utilisé du gaélique dans l’arc de Cyfandir. J’avais répondu à ces messages en disant « - Ça va, j’ai pas fait trop le con ? » et qui me répondait « - Non, on apprécie. On apprécie que tu aies fait cela avec respect. Tu vas chercher suffisamment pour que cela marche. Ça nous donnait l’impression que tu savais parler gaélique ».

Tout cela, ce sont des petites piqures de rappel qui permettent de me dire que Radiant existe vraiment ailleurs. En Amérique du sud, j’avais reçu des chiffres, comme quoi cela allait être imprimé à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires dans l’année. Mais cela représente plein de pays. Dans quel mesure cela marche ou pas, je l’ignore.

© Éditions Ankama

Dans une interview, vous avez déclaré que le manga japonais mis de côté, l’apparition du manfra nous rend très autocentré. Vous dites, par exemple, qu’en Allemagne, en Italie, mais aussi aux États-Unis, il existe des mangas extraordinaires que l’on méconnait. Auriez-vous des conseils de lecture pour ceux qui parlent ces langues ? Avez-vous déjà parlé à Ankama de l’opportunité de traduire et publier ces mangas en France ?

TV : Aux États-Unis, je pense à Apple black d’Odunze Oguguo - qui est dans l’artbook – qui est vachement bien fait. La série a d’abord eu une parution sur le Net, ils ont fait un magazine autour de la série, à l’image du shōnen jump avec des jeunes auteurs américains et du monde entier - un Français, par exemple, qui a apporté sa pierre à l’édifice avec, je crois, Issaka Galadima et son manga, Clock Striker.

Quand je vais en Italie, j’ai l’occasion de tomber sur des mangas qui sont faits là-bas. Là, j’en ai un qu’une autrice m’a offert. Il n’est pas paru, elle m’a offert un livret de prépublication. J’étais hyper impressionné. Graphiquement, c’est incroyable. On n’est plus dans le shōnen classique à tout prix.

J’ai déjà pris Ankama avec moi pour aller en Italie pour rencontrer des autrices là-bas, que je connaissais, qui faisaient du manga et de la BD. C’est comme ça qu’ils ont notamment rencontré Marika Herzog, qui est une allemande qui était invitée à un festival. Elle a ainsi signé et sorti Sleepy Boy chez Ankama. Elle faisait déjà du manga auparavant. Je l’ai rencontrée alors qu’elle avait déjà sorti des mangas en Allemagne. Cela faisait partie des auteurs dont je regardais le boulot et qui m’impressionnait. Je me disais que c’était dommage que cela ne soit pas disponible en France.

Avec Ankama, j’essaie de créer la connexion parce qu’ils sont beaucoup moins bien lotis que nous, pour le moment, dans d’autres pays, tant financièrement qu’en terme d’exposition. Malgré tout, je suis obligé de reconnaître ce fer de lance qu’est Radiant. Quand un titre sort chez Ankama, cela bénéficie de l’aura de Radiant, et du savoir-faire d’Ankama de manière générale. Donc non seulement le lectorat va suivre et regarder de près, ce qui ne veut pas dire qu’ils vont adapter la série à tout prix, mais au moins ils vont regarder.

Apple black d’Odunze Oguguo
© MyFutprint Entertainment, LLC

Les professionnels, souvent, vont citer ce truc-là, plus que d’autres qui sortent parfois. Les libraires ont aussi une confiance dans ce que fait Ankama du fait qu’ils aient vendu beaucoup de Radiant et vont mettre une partie de cette confiance sur les nouveaux titres qui arrivent. J’ai aussi essayé de créer des ponts avec des auteurs américains. Rien de signé à ce jour, mais il y en a avec qui je reste en contact et, régulièrement, je transmets leur travail.

Après dix années de Radiant, discutons un peu des perspectives à venir. Deux spin-offs. Un premier revient sur les origines de l’Inquisition dans un manga intitulé Fabula Fantasia. Vous souhaitez répondre à la question du pourquoi en est-on venu à bannir la magie du Pharénos, à pourchasser les « infectés ». On suivra le personnage de Bard, le Patrem Inquisiteur, le fondateur d’une institution influencée tant graphiquement que scénaristiquement par le dogme de l’Église catholique inquisitorial. Ce dogme consiste à vouloir détruire ce qui est différent, un propos qui sous-tend votre univers, bien qu’il soit loin de n’être que cela. Ce dogme religieux qu’est celui de l’Inquisition, et toutes autres dogmes, qui en notre époque ne manquent pas, vous obsède personnellement ou s’agit-il avant tout d’un ressort scénaristique ?

TV : Oui, c’est là quelque chose m’obsède. En fait, les systèmes. Je pense que je ne critique jamais la foi, la religion quelle qu’elle soit. J’évite parce que dans ma famille, dans mes amis, j’ai en ai qui sont hyper religieux, de plein de religions différentes. J’ai grandi là-dedans. Donc je ne vois aucun problème dans le fait d’exercer la foi. Avec l’Inquisition, je critique l’Église. Je critique un système qui force à pratiquer d’une certaine manière et pas d’une autre, alors que la foi va définir chez quelqu’un de nombreuses choses. Et même si elle n’était pas religieuse, cette personne pourrait porter cela à travers un idéal afin de mener une existence. Mais le système, quelque soit le système, finit toujours par obtenir un résultat, celui de faire subir à d’autres le système.

Et je crois que c’est cela que je raconte tout le temps. Mes héros sont ceux qui le subissent et qui n’ont pas choisi. Les populations sont souvent celles qu’ils le subissent aussi et qui n’ont pas choisi. Alors que ceux qui décident, l’Inquisition en l’occurrence dans Radiant, ils choisissent. Tout ce qu’ils font est de dealer avec cela malgré les conséquences, et c’est cela que je critique.

Clock Striker de Issaka Galadima et Frederick L. Jones
© Rockport Publishers Inc.

Il existe un parallèle entre Torque Dragunov. Torque, il veut que rien dépasse et il sera prêt à aller au bout du bout du bout. Dragunov, il exerce un peu dans la même direction, en se disant qu’il faut quand même maîtriser les débordements. Il existe des gens qui utilisent la sorcellerie à des fins qui sont néfastes. Il faut faire quelque chose. On ne peut pas juste laisser ces gens-là profiter de leur pouvoir contre les autres. Mais il y a tous les sorciers qui subissent l’Inquisition. Donc, lui est nuancé dans sa mission. Torque et Dragunov, leur but, à l’origine, est presque le même.

C’est davantage le système qui est censé ne pas prendre en compte les exceptions, les choses qui ne marchent pas. Les gens pour qui le système ne marche pas. C’est ça qui, je pense, m’obsède d’une manière générale. Au point que c’est comme ça qu’on élève ma fille à la maison. Moi et ma compagne sommes dans cet état d’esprit-là. Le dernier bulletin de ma fille est très bon. Elle est forte en cours. Tout se passe bien. Mais… « ne cesse de remettre en cause les règles ». (rires) Moi ? J’ai envie d’afficher ce bulletin dans mon bureau. Parce qu’il n’est pas écrit « manque de respect », « fait chier tout le monde », « fout le bordel ». Rien de tout cela. Juste « ne cesse de remettre en question les règles ». Je suis trop fier ! (rires) Quand le bulletin arrive et que je vois ça, je dis « - Bravo, viens que je te fasse un bisou ».

Donc c’est à ce point-là. C’est une chose que je transmets dans l’éducation, mais que j’exerce aussi dans le quotidien. Dès qu’un système s’approche de moi. Des radios, ou je ne sais quoi, qui me contacte pour venir me proposer du boulot, je ne vais jamais me considérer comme le chanceux du système. Si je rentre dans leur truc, on va être acteurs à part égale. Donc, voilà comment je fonctionne et ne fonctionne pas, dans le respect. Réponse « - Oui, mais on ne fait jamais comme çà ». « - Si vous voulez qu’on travaille ensemble, il faudra faire comme ça ».

Et je l’ai souvent formulé. Et cela est marrant, mais à la fin, ils font comme ça. Car en disant oui, en pliant le dos, je participe à ce système-là que je trouve inégal. Même quand je ne gagnais pas d’argent et que je ne faisais pas encore Radiant, j’ai eu plein de fois à le formuler. On va négocier, on va parler de comment on peut le faire ensemble, mais on va le faire de manière à ce que moi, je me sente considéré à part égale et pas en étant considéré comme la dernière pièce du puzzle. Même si je suis conscient que je participe aussi à plein de système, dont je n’ai pas forcément conscience aujourd’hui et que j’espère discerner à un moment donné.

Sleepy Boy de l’autrice allemande Marika Herzog
© Éditions Ankama

Nous savons que Fabula Fantasia sera une mini-série. Mais avez-vous déjà défini avec précision le nombre de tome qui constituera ce spin-off ?

TV : Non ! (sourire) J’essaye de me contenter de deux tomes. Mais j’ignore comment cela va se passer, en fait. Je travaille dessus, mais une fois que tout sera lancé, que les choses seront plus concrètes à tout faire en même temps, cela dépendra de cela, de comment je me sens. Car le but n’est pas d’avoir un décalage dans le rythme des sorties de Radiant.

Exceptionnellement, il n’y a qu’un tome de Radiant qui est sorti cette année et ce n’est pas à cause de ce projet. Le fait de travailler sur Fabula Fantasia m’a fait retravailler correctement sur Radiant. En fait, cela entretient mon travail. Donc, le but n’est pas que cela empiète sur Radiant. Au contraire, cela doit nourrir l’énergie que je mets dans Radiant. Car si j’adore faire Radiant, après avoir fait un tome, j’ai dû mal à rebondir et à travailler efficacement dessus.

Parfois cela met des mois à ce que je me relance correctement. Et je me suis rendu compte qu’en passant à autre chose qu’on m’avait proposé, cela m’a aidé à avancer. Donc les histoires que j’ai envie de faire, là, il faut les faire maintenant. Il ne faut pas attendre que Radiant soit terminé.

Un deuxième spin-off est prévu. Intitulé Cyfandir Chronicles, il revient sur les conséquences de la destruction de la forêt qui borde la capitale de Cyfandir suite au siège de la cité par l’Inquisition. Une occasion pour vous de concilier nombre de vos envies : le traitement, très actuel, de la question de l’immigration et le shōnen scolaire. Concernant l’immigration, il s’agit des boisés, ces habitants de Cyfandir perdus dans les couloirs du temps qui, tous, sortent de la forêt qui a perdu son intemporalité suite à sa destruction par l’Inquisition. Ils immigrent donc massivement dans la capitale. Sauf qu’ici, point de véritables étrangers à la culture si lointaine comme justification à un refus. Ces habitants ont la même culture, bien qu’ils viennent d’une autre époque. Que faire face à un autre soi qui appelle à l’aide ?

Le Patrem inquisiteur - Fabula Fantasia
© Éditions Ankama

TV : Oui. Revenir sur comment les gens justifient de pousser dehors des gens qui viennent de chez soi. Ils ne viennent pas d’ailleurs, ils viennent juste de chez soi mais d’une autre époque. Ils auraient donc presque, peut-être, plus de droits d’être là. Mais non, parce que les gens qui ont vécu là aussi ont tout à fait le droit. C’est délicat comme question car cela fait référence à trop de choses qui existent, malheureusement.

Pareil, il s’agit de ne pas revenir sur quelque chose de racial. Montrer de nouveau un univers dans lequel le racisme pèse de tout son poids. Je l’ai fait avec l’arc de Rumble Town. C’est suffisant sur ce que je voulais traiter. Il y a un personnage qui a focalisé sur la question raciale, je veux pas réutiliser cette chose là sans arrêt. Mais oui, le fait d’avoir des gens qui sont perdus, qui reviennent massivement dans la capitale, qui ont besoin d’aide sont des choses que je souhaitais aborder.

Ils n’ont pas choisi de se perdre et ils ont pas choisi de sortir à ce moment-là. Et donc comment fait-on ? C’est exactement comme tous les gens qui fuient leur quotidien qui est terrible et qui n’ont pas choisi de se ramasser des bombes sur la gueule, de vivre des attentats au quotidien, qui sont obligés d’aller vivre ailleurs. Et on leur dit « - Rentrez chez vous ». « - On aimerait bien, mais il n’y a plus de chez nous... ». Malheureusement, oui, ces questions m’habitent tout le temps.

Nous parlions également de shōnen scolaire, ce qui sera, nous l’imaginons, une bonne excuse pour alimenter votre vernis de conneries, mais c’est également pour vous l’occasion de revenir aux origines de Radiant. Vous l’expliquez très bien dans le artbook. Au départ, Radiant est pensé comme un shōnen scolaire. La narration se concentrait sur l’Artémis, une école volante qui, d’îlot en îlot, recueillait à son bord les orphelins "infectés". Seth, un de ces orphelins, y apprend la magie afin de chasser des monstres. Master Lord Majesty devait être le directeur de l’école, tandis que Yaga et Doc y auraient été des professeurs. Vous réalisez finalement votre rêve de shōnen scolaire ?

TV : Oui, c’est vrai. C’était la source du projet. Cela devait se passer dans une école. Donc à la fois un retour aux sources et à la fois, cela me permet de réexplorer Cyfandir dans lequel j’avais vraiment aimé raconter une histoire. Puis, c’est le seul endroit où mes héros se sont sentis en sécurité. Il y a l’Artémis. Mais l’Artémis, ce sont des épisodes très rapides et un peu fous. Il n’y a pas d’intrigue qui s’y développe directement. Donc oui, le confort de retourner à Cyfandir. J’espère qu’on va bien s’amuser.

Fabula Fantasia (à paraître en 2024)
© Éditions Ankama

Pour Cyfandir Chronicles, pour la première fois dans l’univers de Radiant, vous allez déléguer le dessin à un auteur dénommé Naokuren, dont un hommage apparaît dans l’Artbook. Comment vivez-vous cette délégation ? Comment travaillez-vous avec lui ? Lui demandez-vous des modifications dans ses planches ?

TV : J’ai écrit ce projet avec lui. Je voulais raconter un morceau d’histoire à un moment donné et il se trouve qu’en découvrant son travail, en le voyant évoluer dans mon univers en refaisant des personnages sous forme de fan art, il a retenu mon attention. Il m’amenait des dessins en dédicaces ou en publiait sur internet. Je voyais quelque chose qui me donnait vraiment envie.

Il a l’air de connaître mon univers à fond, de l’aimer et je me disais que peut-être, à deux, on pourrait faire un truc que je n’aurais pas fait seul. Me servir de cette dynamique là pour proposer quelque chose qui m’intéresserait de lire apriori.
Il y a un charme dans ses personnages que je trouve extraordinaire. Et c’est ça que je regarde en premier, souvent, chez les auteurs que j’aime. Du coup, oui, j’ai créé spécifiquement ce projet à ce moment-là pour le lui proposer.

Je lui ai raconté le projet. On a travaillé ensemble, il a créé des personnages, on a échangé des idées. Il donnait des idées de choses qu’il aurait aimé voir ou des trucs dont il pensait qu’elles colleraient. Puis je cherchais dessus. Il comprend aussi bien que moi mon univers, j’ai cette impression, et parfois il le connaît mieux que moi. (rires) Des fois c’est aussi le garde-fou. Je dis une chose et il me dit que je l’avais déjà fait dans tel tome.

© Éditions Ankama

Ce projet est donc spécifique à la rencontre avec son univers graphique. Ce n’est pas un truc que je voulais faire et j’ai cherché un dessinateur. Naokuren, ce n’est pas du tout un dessinateur, c’est un coauteur du projet, même si il y a plus de choses qui viennent de moi parce que le projet existe dans un univers qui préexistait. Il n’empêche qu’il participe pleinement à la création de Cyfandir Chronicles.

Donc Je le vis très bien. C’est trop cool de voir arriver des pages. Maintenant, j’arrive à écrire de manière à imaginer ce qu’il ferait peut-être avec, et sans avoir trop d’attente. Je suis souvent surpris par ce qu’il me propose. Cela m’arrive de dire, au stade du storyboard, « - Peut-être que là il faudra rajouter une case pour pouvoir mieux comprendre ». À l’inverse, cela lui arrive aussi de proposer des choses, de demander à rajouter deux pages parce qu’il a une idée. Ce que j’accepte. Il y a un vrai échange là-dessus.

Et comment l’avez-vous rencontré ? Comment votre choix s’est porté sur lui ?

TV : Il est venu plusieurs fois en séance de dédicace pour m’offrir des dessins. Il venait prendre une dédicace. En même temps, il m’offrait des dessins, il fait toujours ça avec les artistes qu’il va rencontrer. Déjà, je trouve que cela en dit beaucoup sur la personne. Et ce n’est pas un dessin fait sur un coin de la table juste avant de venir. Tu vois qu’il s’agit d’un dessin dans lequel il s’est plongé, qu’il s’est plongé dans l’univers.
Je voyais bien qu’il était jeune et la qualité de son dessin. Surtout, le fait qu’il avait déjà un style qui lui appartenait. J’ai été impressionné.

Puis, un style qui ne découlait pas d’un ensemble de choix qui serait farfelu. C’est hyper accessible, hyper charmant, hyper bien fait. Il y avait tout qui m’impressionnait beaucoup et je me disais, « - Bon, je garde un œil dessus » (rires). Et je ne le reconnaissais pas directement. Il est assez discret. Mais je reconnaissais ses dessins quand il me les apportait. C’est qu’il y avait quelque chose. J’en reçois beaucoup des dessins. Chaque séance de dédicace, je reçois des dessins. Et lui, spécifiquement, je m’en souvenais.

© Éditions Ankama

J’avais ces dessins dans mon atelier, dans un coin, là où j’ai plein de dessins qu’on m’offre, mais les siens étaient au-dessus de la pile. Donc c’est comme cela qu’on s’est rencontrés, en festival. Jusqu’au jour où il est revenu me filer un dessin. Je lui ai donné rendez-vous. On a pris du temps en fin de journée avec des auteurs. On a regardé son travail afin de lui donner des conseils.

Même question que pour Fabula Fantasia. Avez-vous un nombre définitif de tome qui constituera cette mini-série ?

TV : On essaie trois. Parce qu’on est deux sur le projet. Naokuren, cela va être sa première série. Il a fait des one shots, donc des dizaines de pages pour une histoire. Mais un tome entier, avec un autre tome qui va arriver derrière, c’est la toute première fois. Donc j’essaie de faire trois pour cette raison. Pour ne pas le coincer trop longtemps aussi car cela représente une lourde charge. Il n’est pas le seul maître à bord et aura peut-être envie de raconter d’autres histoires. Mais je pense qu’on va dépasser…(rires).

On connaît votre amour pour les mangas fleuves japonais à la One Piece ou à la Naruto. Vous-même, sans oser y croire, vous en rêviez pour Radiant. Nous sommes presque au 20ème tome. Avez-vous déjà le nombre précis d’arcs scénaristiques à aborder avant la fin de l’histoire, ou vous n’êtes pas certain à ce jour de ne pas en rajouter d’autres en cours de route ? En d’autres termes, approximativement, combien de tomes pouvons-nous encore espérer au vue de la matière actuellement en votre possession ?

TV : Dans les arcs, qui sont assez travaillés, il y en a un, il est le prochain. Et j’en ai d’autres qui sont des arcs optionnels. Mais j’ai l’arc final, aussi. Donc là, mon objectif c’est de finir cet arc sur Bôme, passer à l’arc suivant qui sera aussi un arc un peu épais. Puis enchaîner sûrement avec l’arc final parce que cela fera beaucoup d’albums. L’arc de Bôme, il ne devait faire que 5 tomes à l’origine. On est déjà à 8…

Tout va donc dépendre de où on en est quand j’aurais fait ce prochain arc. Est-ce que j’enchaîne directement avec l’arc final ou je m’autorise à utiliser un des autres arcs optionnels mis de côté, car il y en a beaucoup…Si je devais tout faire, réaliser ce qu’il y a dans mes notes, on monterait facilement à 70 ou 80 tomes, mais je ne peux pas me projeter sur autant de temps. Ce n’est pas viable. Si on arrive jusque-là, c’est que vraiment cela a continué fort.

Cyfandir Chronicles (à paraître en 2024)
© Éditions Ankama

Vous avez confié dans plusieurs interview votre frustration face aux foisonnements d’idées qui vous assaillit régulièrement et votre manque de temps pour leur donner corps et réalité. Par exemple, vous affirmiez en 2013 à ActuaBD avoir deux autres projets que Radiant. Est-ce que la délégation à Naokuren du dessin pour Cyfandir Chronicles n’est pas une porte ouverte pour d’autres projets qu’il vous serait enfin possible de réaliser ?

TV : Je pense que cela dépendra des rencontres plus que de l’envie de faire à tout prix le projet. Comme cela a été le cas avec Naokuren où je me suis dit que j’étais assez confiant dans cette relation de boulot pour envisager un projet. Peut-être qu’il y aura d’autres itérations. Pour Radiant, je vais déjà mener, plus les deux spin-offs pour voir comment j’arrive à me débrouiller avec tout ça avant d’envisager quoi que ce soit d’autre.

Mais un des projets dont je parlais il y a 10 ans, en fait, c’était Fabula Fantasia. Il était là depuis le début. Il a changé avec le temps, mais il était là depuis le début, depuis la création de l’Inquisition. Je voulais savoir pourquoi, toujours dans ce souci de nuance, pourquoi c’était né. Pourquoi le Patrem inquisiteur a créé l’Inquisition ? Est-ce que l’Inquisition reflète sa philosophie ? Ce système, qui n’est pas une religion, le Patrem inquisiteur y est presque une espèce de prophète avec un dogme. C’est quoi sa vraie vie ? Donc j’ai nourri ça pendant les 10 ans Radiant, au fur et à mesure et j’avais déjà envie de le faire.

Cyfandir Chronicles avec Naokuren au dessin
© Éditions Ankama

Tu dis que cela n’est pas une religion, mais les inquisiteurs ressemblent fortement à des saints. Ils font des miracles. Avec tout ce folklore inquisitorial, difficile de les percevoir autrement.

TV : Oui, j’ai donné une image de Saint. J’ai utilisé l’auréole, derrière eux, quand ils déploient leur miracle. Mais à chaque fois, c’est un miracle pour faire du mal. Rien à voir avec les miracles de Jésus qui eux sont là pour nourrir ou soigner, par exemple. Ils appellent ça miracle et puis ils sont un peu sanctifiés, mais en vrai ils font du mal.

Dernière question. Parmi ce foisonnement d’idées, existe-t-il d’autres projets de spin-off pour Radiant ? Peut-on imaginer également des préquels pour explorer la vie passée de certains de vos personnages ?

TV : Oui, bien sûr. Je ne me souviens plus du pitch que j’avais proposé à Naokuren. Je lui avais proposé deux idées, et Cyfandir Chronicles en était une des deux. je me souviens plus qu’elle était l’autre parce que j’ai quelques idées qui m’intéressaient de traiter. Moins poussées que Cyfandir Chronicles. Et je me doutais que c’était sur Cyfandir Chronicles qu’on allait avancer. Parfois, il y a des choses qui seront traitées dans les flashbacks. Et il y a des choses qui sont là, dans un coin de ma tête. Pour le moment, je me dis que cela va sûrement rester dans un coin de ma tête…Ces flashbacks vont me permettre de connaître un aspect d’un personnage qui pourra, peut-être un jour, donner lieu à un spin-off. Si, Une occasion se présente. Il y a 5 ans, je n’aurais pas envisagé de proposer Cyfandir Chronicles. Je l’avais envisagé pour après Radiant.

© Éditions Ankama

(par Romain GARNIER)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9791033514060

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