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Kris & Eric T. : "On peut raconter sa vie en bande dessinée, tout en étant un auteur"

Par Nicolas Anspach le 10 octobre 2009                      Lien  
Double actualité pour Kris, le scénariste d’{Un Homme est mort}. Il vient de publier le second et dernier tome des {Ensembles contraires} où il évoque son amitié avec le co-scénariste de cette histoire, {{Éric T}}. Dans {Notre Mère la guerre}, un lieutenant de gendarmerie enquête sur le meurtre de trois femmes dans les tranchées en 1915. Kris et Éric T. nous parlent de ces récits.

Les Ensembles Contraires est une histoire vraie, une histoire d’amitié que Christophe (Kris) et Éric (Éric T) ont vécue durant leur jeunesse. À peine âgé de dix-sept ans, Éric va être confronté à la perte de son père et à une mère qui voit ses repères s’effriter et qui sombre dans l’alcoolisme. Leur amitié perdure pourtant malgré les passages à vide d’Éric. Ensemble, ils vivent de bons et les mauvais moments qui sont évoqués dans ce diptyque dessiné par Nicoby. Un récit émouvant, une preuve que l’amitié perdure malgré les aléas de la vie.

Kris scénarise seul Notre Mère la guerre, un récit qui débute six mois après le début de la Première Guerre mondiale. Le corps d’une femme assassinée est retrouvé sur le front. Les militaires trouvent vite fait un coupable idéal au peloton d’exécution. L’affaire est close, pense-t-on naïvement. Mais deux autres femmes perdent la vie de manière tout aussi sauvage. Un lieutenant-gendarme est expédié au front pour enquêter sur ces terribles meurtres. Il décide d’aller dans les tranchées, au cœur de l’horreur de la guerre, pour essayer de comprendre le cheminement du meurtrier. Une enquête scientifique et psychologique avant l’heure. Kris, habile scénariste, nous plonge dans la froideur de la guerre et de la boue. Une ambiance retranscrite de manière faussement terne par Maël, au service d’un récit bouleversant.



Kris & Eric T. : "On peut raconter sa vie en bande dessinée, tout en étant un auteur"Éric, Kris a eu l’idée de raconter votre histoire d’amitié et les moments heureux ou tourmentés de votre vie. Il dit volontiers que cette histoire valait la peine d’être racontée. Pourquoi vous êtes-vous lancé dans cette aventure ?

Eric T : Il y a quelques années, alors que nous vivions encore ensemble en co-location, Kris et moi, nous abordions notre vie quotidienne autour d’un apéritif. Kris savait que j’avais eu des problèmes avec ma mère. C’était une femme qui avait eu une vie de famille normale et s’occupait, avec beaucoup de soin, de ses enfants et de son mari. Mais au décès de mon père, elle a commencé à boire de l’alcool de manière déraisonnable. Elle a sombré peu à peu, et s’est coupée de toute vie sociale. En fait, elle était devenue invivable.
Je me suis confié un peu plus à Kris ce fameux soir. Je sortais de l’adolescence. J’avais besoin d’une épaule, d’une oreille attentive. Kris a été mon confident. Et il trouvait que cela valait la peine d’adapter mon histoire, mais aussi notre relation amicale, en bande dessinée.

Vous signez l’album avec un pseudonyme. Vous avez raccourci votre nom de famille par la simple lettre « T ».

E.T. : Je ne voulais surtout pas gêner ma famille et mes voisins. Je n’avais pas envie que tout Perros-Guirec, la ville de mon enfance, fasse le lien entre mon parcours et ce livre. Je n’ai pas participé à l’écriture des Ensembles contraires par vengeance. Ce diptyque est avant tout une histoire d’amitié ! Nous avons eu, Kris et moi-même, des vies très différentes mais qui, paradoxalement, se rejoignaient pourtant par endroits. Je ne voulais pas mettre le projecteur sur l’alcoolisme de ma mère. Nous étions juste obligés d’en parler car cet aspect a fait partie de ma vie. Mais nous n’avons pas traité cette période en la jugeant. Les Ensembles contraires est avant tout, je le répète, une histoire d’amitié.

Extrait des "Ensembles Contraires" T2
(c) Nicoby, Kris, Eric T & Futuropolis

Intervenez-vous dans l’écriture ?

E.T. : Nous avons tous les deux un passé totalement différent. Nous avons une grande facilité pour parler ensemble de nos vies. Kris écrit naturellement, facilement. Pour ma part, j’ai plus de lacunes et je ne suis pas un littéraire. J’écrivais comme je pouvais ! Kris critiquait positivement et négativement mes textes. Il me permettait ainsi de m’améliorer. Aujourd’hui, j’ai une écriture plus narrative, et je prends beaucoup de plaisir à progresser. Kris a plus de métier, et a un droit de regard sur mon travail. Il le corrige, le réajuste parfois, et le transmet à Nicoby.

Kris : Une scène sur deux du deuxième album est écrite par Eric. Grâce à lui, je me suis rendu compte que l’écriture était un vrai exercice quotidien ! Si l’on n’a pas l’habitude, ça peut vraiment être une gageure de trouver les bons mots, les bonnes tournures, les phrases les plus justes. Au départ, j’ai dû réaliser un travail de réécriture, oui. Mais de moins en moins, au fur et à mesure de l’avancée des albums. J’ai été étonné par la progression d’Eric. Il devenait peu à peu un véritable auteur, y compris au niveau du découpage, de la mise en scène. Et désormais, j’espère qu’il va écrire d’autres livres...

Extrait des "Ensembles Contraires" T2
(c) Nicoby, Kris, Eric T & Futuropolis

Pensez-vous que l’on peut devenir auteur en ne racontant que sa vie ? Un auteur de ne doit-il pas inclure à son récit une part d’imaginaire ?

K : Pas du tout ! Si on suit cette idée, Fabrice Neaud ne serait pas un auteur. Et pourtant, il en est un grand. Un auteur est quelqu’un qui a envie de raconter quelque chose, que cela soit son vécu ou une histoire issue de son imaginaire. Ou un mélange des deux !

E.T. : Pour Les Ensembles contraires, nous respectons notre passé, notre histoire. Nos conversations sont importantes pour y parvenir. Cependant, il a pu arriver que nous arrondissions les angles pour les besoins de la narration ou pour les transitions entre les chapitres. Disons, que nous décorons de temps en temps certaines scènes pour ces besoins-là. Mais le plus important, c’est que l’essence de ce qui a fait notre relation soit respectée.

Quand est-ce que Nicoby, le dessinateur, est intervenu dans le projet ?

K : J’avais rencontré Nicoby au festival de Saint-Malo. Je connaissais un peu son travail. Étienne Davodeau, avec qui j’ai signé Un Homme est mort, m’a confié lors d’une conversation que Nicoby désirait travailler avec moi. Nous nous entendions bien, mais je n’avais pas d’histoire qui pouvait lui correspondre. Je lui ai quand même envoyé une dizaine d’idées, dont celle des Ensembles contraires mais sincèrement, sans y croire une seconde ! Et, contre toute attente, il a choisi celle-là. Raconter sa propre biographie en bande dessinée n’est pas un acte banal, cela l’est encore moins de la faire dessiner par quelqu’un d’autre. Mais notre complicité avec Nicoby est née et s’est développée dans le travail. Et nous formons aujourd’hui un véritable trio !

Extrait des "Ensembles Contraires" T2
(c) Nicoby, Kris, Eric T & Futuropolis

Quel effet avez-vous ressenti en voyant votre vie dévoilée dans ces albums ?

E.T : Je n’ai pas encore suffisamment de recul. Mais j’étais assez fier que nous ayons pu raconter une parcelle de notre vie comme une histoire d’amitié, et non comme un reportage documentaire. Cette histoire date d’une quinzaine d’années. C’était bizarre de m’y replonger comme si je vivais ces évènements aujourd’hui….

Que se passe-t-il dans le deuxième album ?

K : Le premier tome restait, malgré tout, majoritairement « léger », bien qu’il soit jalonné de drames comme la mort du père d’Éric et, surtout, se termine sur une note très dure. Le deuxième album en est le miroir inversé, majoritairement noir puisqu’on commence directement après une tentative de suicide d’Éric et sa difficulté à survivre à une telle épreuve. Mais le récit traite aussi de sa rédemption : Éric est confronté à de multiples épreuves, touche le fond, et finit par rebondir. Bref, la conclusion est cette fois, bien plus heureuse.

Cette histoire se termine par une naissance. Est-ce que cela signifie que votre vie d’adulte commence à ce moment-là ?

K : Oui. Nous n’avons plus besoin l’un de l’autre pour exister. Le premier fils d’Éric est né lorsque je fêtais mes douze mois de relation avec mon amie, qui est aujourd’hui la mère de mes enfants. Tout ça peut paraître très symbolique mais c’est évidemment une rupture entre nous, dans la façon de vivre notre relation d’amitié en tout cas. Reste qu’aujourd’hui, nous avons toujours besoin de nous voir régulièrement. Et que cette histoire en bande dessinée nous permet de prolonger encore différemment notre amitié, de continuer à construire et vivre des moments géniaux …

Kris, Eric T & Nicoby à Quai des Bulles (Saint-Malo) en 2008
(c) Nicolas Anspach

Kris, vous publiez également le premier tome de Notre Mère la guerre. Cette intrigue policière n’était-elle pas un prétexte pour parler de la Première Guerre mondiale ?

K : Totalement ! Mais pas seulement de cette guerre-là. La Première Guerre mondiale est la mère de toutes les guerres du vingtième siècle, et probablement de celles du vingt-et-unième. Cette période me fascine depuis l’enfance. Elle est relativement incompréhensible pour les personnes de ma génération qui vivent avec le confort actuel. Comment est-ce que ces soldats ont pu tenir pendant quatre ans en côtoyant la peur, les angoisses, la mort dans les tranchées. Et tout cela pour grappiller quelques mètres dans des champs…

Cette guerre n’est elle pas plus adéquate pour être traitée en BD. Les histoires sur la Seconde Guerre mondiale, de la même trempe que Notre Mère la guerre ou celles de Tardi sont plutôt rares. Généralement, les récits sur la Seconde Guerre sont plus aventureux…

K : Effectivement ! La Première Guerre mondiale n’avait pas d’autre objet que la guerre. Au bout de quelques mois, ces soldats ne savaient même plus pour quelle raison ils se battaient. Le conflit suivant était beaucoup plus politique. Des régimes fascistes voulaient instaurer un nouvel ordre mondial, fasciste, et éradiquer la démocratie. Pourquoi est-ce que la Seconde Guerre mondiale a beaucoup plus inspiré des auteurs pour des récits d’aventure ? Tout simplement parce qu’elle avait lieu sur différents continents, et les moyens de locomotions avaient évolués en trente ans ! La Première Guerre mondiale était relativement inerte. Les gens ne bougeaient pas.
Il y a également, je pense, la question générationnelle. Je ne serais pas étonné que dans les vingt prochaines années, les auteurs s’intéresseront plus à la Seconde Guerre mondiale. Le succès du documentaire Apocalypse est un signal. Jarbinet vient de sortir Airbone 44 chez Casterman. Je n’ai pas encore lu ce livre, et je ne sais pas ce qu’il vaut. J’ai moi-même un projet sur la guerre 40/45, que je suis en passe de signer. Il faut, je pense, laisser passer le temps. Aujourd’hui, trois générations se sont succédées depuis la Seconde Guerre.

Extrait de "Notre Mère la Guerre"
(c) Maël, Kris & Futuropolis

Vous avez étudié l’histoire après le lycée. Est-ce que vos études ont influencé vos choix pour les thématiques abordées dans vos récits ?

K : Mes études m’ont certainement influencé. Mais je n’ai pas étudié la Première Guerre mondiale en profondeur, contrairement à d’autres périodes que je vais aborder prochainement. Je n’ai pas d’ancêtres, connus et suffisamment proches, qui y ont participé. Contrairement à la Seconde Guerre. Lorsque j’étais enfant et adolescent, je lisais de nombreux récits sur la Deuxième Guerre. Ces histoires étaient souvent traitées au premier degré, un peu comme les récits sur les années 1914-1918, qui ont été écris au sortir de la guerre, dans les années 1930. Les survivants commencent à disparaître, et j’ai l’impression que les auteurs peuvent aujourd’hui aborder ces périodes avec un œil neuf, avec peut-être aussi un regard plus dur et sans doute plus réel.

Le personnage principal de votre récit est un gendarme qui enquête sur le meutre de jeunes femmes. Comment vit-il cette salle guerre ?

K : Il n’est pas désabusé. Mais la guerre commence à l’ébranler dans ses convictions. En fait, ces soldats étaient des patriotes. Ils devaient croire en leur pays pour tenir comme cela pendant des mois dans les tranchées. Certains ont été ébranlés par la guerre, et sont devenus communistes ou pacifiques. Mon gendarme a une foi suffisamment profonde, pour la France et pour Dieu, pour que cela le fasse tenir. Malgré tout, cette guerre va le faire vaciller. Et sur la fin, définitivement, je pense !

Extrait de "Notre Mère la Guerre"
(c) Maël, Kris & Futuropolis

Claude Gendrot, votre éditeur chez Futuropolis, a envoyé votre synopsis à Maël. Qu’est-ce qui vous séduisait dans son dessin ?

K : J’avais lu Dans la Colonie pénitentiaire qu’il avait réalisé avec Sylvain Ricard. Son dessin manquait un peu de profondeur. Claude Gendrot m’a envoyé des planches de l’Encre du Passé. Il avait fait un énorme bon en avant. Notre Mère la guerre est un récit d’atmosphère. J’avais des images très précises en tête. Il fallait que le dessinateur soit capable de dessiner le petit matin blême sur le front, dans les tranchées boueuses et des gars à la mine patibulaire car ils passaient des semaines dehors, sous la terre. J’ai ressenti qu’il était capable de relever ce challenge en lisant l’Encre du passé. Maël est devenu un formidable raconteur d’histoires. Sa mise en scène est prodigieuse. Je lui ai laissé beaucoup de liberté et il s’est accaparé la narration. C’est un futur grand auteur.

Extrait de "Notre Mère la Guerre"
(c) Maël, Kris & Futuropolis

Quels sont vos projets ?

K : Je viens de participer à un projet collectif « En Chemin, elle rencontre » [1] qui traite de la violence faite aux femmes. Ce livre a été publié par les éditions Des ronds dans l’O.
Le troisième et dernier tome du Monde de Lucie devrait paraître durant le 1er semestre 2010.
Le premier tome de l’adaptation d’Un Sac de Billes sortira en librairie à la même période.
À la fin juin, sortira le sixième tome de Destin, le nouveau projet de Frank Giroud auquel je participe.
À la fin de l’année 2010, je devrais signer Politique Qualité, un documentaire sur une troupe de théâtre de femmes, avec Seb’ Vessant au dessin et En Novembre quand elle viendra, une histoire du rock ‘n roll développée avec Thierry Martin en plusieurs tomes.

J’ai évoqué, lors d’une précédente interview, Svoboda, le récit romancé de l’épopée des légionnaires tchèques durant la guerre civile russe entre 1917 et 1920. Frank Bourgeron ne dessinera finalement pas cette histoire car nous devrions réaliser ensemble un projet sur lequel je ne peux encore rien dire mais qui doit paraître en 2011. Du coup, pour Svoboda, on va se remettre en quête d’un dessinateur avec mon éditeur. Tous ces livres, excepté Destins, sortiront chez Futuropolis.

On parle aussi d’un livre où vous reviendriez sur les éléments abordés dans « Un Homme est mort ». Vous y évoquiez les évènements d’avril 1959, à Brest, où un homme fut tué par des balles policières lors d’une grève sur les chantiers de Brest.

K : Effectivement. Je prépare aussi, avec Étienne Davodeau, Contre la mort, contre l’oubli, qui sera une rajoute à Un Homme est mort. Ce livre de trente à quarante pages sera vendu à part. Il contiendra des archives qui sont interdites de publication jusqu’en mai 2010, ainsi qu’une douzaine de pages de BD inédites réalisées avec Étienne. On songe à inclure à ce livre un DVD bourré d’images.
Nous avons souhaité tenir notre promesse faite à Pierre Cauzien, notre témoin principal, qui avait perdu une jambe dans les affrontements de 1950. Il est décédé au début de l’année. Sans pouvoir voir toutes ces archives interdites jusqu’en mai 2010. Nous n’avions pas pu réaliser un livre complet à cause de cette loi de « non communicabilité d’archives portant atteinte à la sûreté de l’état », que l’on peut aisément qualifier de « loi de dissimulation de crimes ». On attend la fin de l’année prochaine pour sortir Contre la mort, contre l’oubli. Un Homme est mort continuera de cette manière à évoluer, à vivre, bien après sa sortie.

(par Nicolas Anspach)

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Code EAN :

Kris sur Actuabd.com, c’est aussi des chroniques d’albums :
- Les ensembles contraires
- Coupures Irlandaises
- Un homme est mort

Des interviews :
- "La réussite d’une autobiographie réside dans le lien que le lecteur peut faire avec son propre vécu" (Août 2008)
- "Lucie contient des intrigues à tiroirs multiples (Mai 2006)

Et aussi : "Kris & Bailly adaptent « Un Sac de Billes » de Joseph Joffo" (Janvier 2009).

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Photos (c) Nicolas Anspach

[1Lire une interview de Kris et d’auteurs, à ce sujet

 
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