Si vous ne connaissez pas Igort, c’est un auteur italien, Igor Tuveri de son vrai nom, né à Cagliari le 26 septembre 1958, qui publie dans les magazines les plus hype de la presse indépendante italienne : Linus, Alter, Frigidaire, avant d’aboutir dans les années 1980, dans Métal Hurlant et dans L’Écho des Savanes. Il cofonde aussi en Italie le label Coconino Press dont il est le directeur éditorial jusqu’en 2017. Il est l’un des premiers européens à dessiner régulièrement des BD dans le circuit japonais. Il travaille à l’époque pour l’éditeur Kodansha qui est l’un des plus importants du Japon. Les Cahiers japonais viennent bien plus tard dans son œuvre : après ses Cahiers ukrainiens en 2010, ses Cahiers russes en 2012, Igort s’est aventuré sur les terres du Japon, auquel il consacre donc un troisième volume. La formule reste la même que pour les deux précédents : un épais volume mêlant planches (très bien dessinées) et pages de textes (à la façon d’un cahier, précisément).
Igort a fait de ce genre hybride une de ses spécialités, qui pourra déranger le lecteur de BD plus habituelles et linéaires, ce qu’Igort est par ailleurs tout aussi capable de très bien faire, comme il l’a prouvé avec son excellent 5 est le numéro parfait ou son très beau Fats Waller avec Sampayo au scénario.
Ici, il ne s’agit pas d’un récit sur un troisième voyage, mais une sorte de réminiscence sur 30 ans de voyages (réels et imaginaires) au Japon, à la rencontre des mystères de ce pays et de ses artistes, notamment les mangakas, mais aussi les cinéastes et les écrivains. Ce dernier ouvrage est consacré à la face obscure et fascinante du Japon, à ses monstres, moins les yokaï, assez connus dorénavant, que ceux du ryoki, modèle de monstruosité étrange, dérangeante, inhabituelle.
Igort part à la rencontre de ces artistes vivants ou morts qui ont œuvré dans ces domaines. Ce sera l’occasion de faire connaître des auteurs moins connus, des défricheurs travaillant aux marges de la société japonaise, comme Yoshitoshi (1839-1892), roi de l’estampe sanglante, Tadonori Yokoo, peintre et graphiste psychédélique et pop, Suehiro Maruo, "prince de l’excès", qui vient d’obtenir le Prix Asie de la Critique ACBD 2021, pour Tomino la maudite. Ce sera l’occasion pour nous de découvrir l’origine du kinbaku, le bondage japonais, le modernisme des jeunes japonaises des années 1020, les façons qu’ont eues les auteurs de contourner les interdits (montrer poils et sexes notamment), le mouvement ero guro, mêlant érotisme et macabre.
Igort transcende le carnet de voyage et fait de ses albums de véritables œuvres d’art et pas simplement des guides touristiques. La forme est aussi travaillée que le fond. La première chose qui saute aux yeux est la narration, extrêmement variée. On a des pages de BD classique avec des cases et des bulles mais aussi des pleines pages sans texte, des photos et des pages avec seulement du texte. Igort a aussi beaucoup pensé à l’aspect carnet. Le fond des pages est ligné et le papier a un aspect vieilli. Les reproductions d’affiches de film ou de cartes postales semblent être collées. Les textes sont écrits comme des notes prises sur le vif.
Cet aspect carnet de voyage est important pour que l’on ressente l’idée de cheminement à la fois physique et intellectuel. L’auteur est d’ailleurs sur les traces d’artistes comme le poète Bashô qui voyageait à travers le Japon à la recherche de la sensibilité poétique parfaite.
Le fil conducteur des albums semble être la recherche d’une continuité dans l’art japonais : « Là où finissait l’expérience de quelqu’un commençait la recherche de quelqu’un d’autre. Maître élève, maître élève. À l’infini pour créer une même fresque, quête aussi colossale que délicate. » C’est pour cela qu’il évoque des artistes de toutes les époques, passant de Hokusai à Osamu Tezuka en quelques pages. Trouver une continuité dans l’art japonais permet ensuite à Igort de comprendre ce qui fait la sensibilité japonaise. Il analyse aussi des concepts comme le bouddhisme, le shintoïsme ou le wabi sabi (solitude, simplicité, mélancolie, nature, tristesse, asymétrie, altération du temps, vieillissement des objets, patine de l’existence...). D’ailleurs, plusieurs Japonais, tout au long du voyage d’Igort, lui diront qu’il a dû être japonais dans une vie antérieure. Peut-être a-t-il donc trouvé ce qu’il cherchait...
On pourrait aussi qualifier ces cahiers de récit proustien. Igort remarque à un moment que les Japonais, pourtant sensibles à la nostalgie, laissent peu de place au passé ; mais Igort, en bon Européen, va creuser dans ce passé japonais qui s’efface déjà. Il va en effet redessiner des bâtiments qui n’existent plus, copier de vieilles cartes postales, des affiches de films ou des estampes des grands maîtres de l’époque Edo. C’est cette quête du passé qui forme l’œuvre des Carnets japonais et c’est en cela que cette œuvre est proustienne : « Ce livre est une machine à remonter le temps. Il m’a permis de voyager pendant deux ans à reculons à l’est de moi-même. De redécouvrir des lieux, de revivre des émotions. » De plus, ce récit qui se crée au fil des pensées de l’auteur est typique du flux de conscience, une technique qu’utilisait Proust et les autres auteurs d’avant-garde au début du vingtième siècle.
S’il évoquait déjà des œuvres inconnues provenant de courants artistiques plus obscurs dans les premiers Cahiers, l’auteur se permet d’aller bien plus loin. Cette pérégrination est particulièrement enrichissante, nous rendant plus familier un pays si singulier, qui a su s’ouvrir au monde (occidental notamment) sans renier ses traditions, d’où l’attrait qu’il exerce entre autres auprès de nombreux auteurs de BD, dont Catherine Meurisse dans son dernier ouvrage par exemple.
(par Louis GROULT)
(par Philippe LEBAS)
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"Les Cahiers Japonais" T. 3 : Moga, Mobo, Monstres - Par Igort (scénario et dessin) - Futuropolis - Sortie le 08 septembre 2021 - 22x29 cm - 176 pages couleur - 23 €.
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