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"LBD 2020" : avec la Section Patachon, des artistes entrent dans la lutte

Par Frédéric HOJLO le 10 février 2020                      Lien  
Marqué par la mobilisation des autrices et auteurs, le Festival d'Angoulême 2020 a vu fleurir plusieurs initiatives à résonance politique. L'une d'elles, qui a pris la forme d'un fanzine gratuit, a rassemblé plusieurs dizaines d'artistes souhaitant faire converger la lutte du monde de la bande dessinée vers celles des autres travailleurs et des citoyens français lassés par la politique de leur gouvernement. Retour sur un mouvement d'une ampleur inédite.
"LBD 2020" : avec la Section Patachon, des artistes entrent dans la lutte
Jean-Christophe Menu / Section Patachon / Janvier 2020

Patachonner. Ce terme désuet, remis au goût du jour par le Président Macron lors d’une incartade avec un enseignant palois le 14 janvier dernier, s’opposerait selon Jean-Christophe Menu aux verbes taxer, bousiller, privatiser, enfumer, pervertir... Une façon, en réalité, de revendiquer la liberté de pensée et le droit de ne pas être d’accord avec une politique.

Loulou Picasso / Section Patachon / Janvier 2020

Le dessinateur développe et illustre son propos dans une page du fanzine LBD 2020, réalisé en à peine dix jours avant le Festival d’Angoulême et distribué gratuitement en quelques lieux de la ville. Jouant sur le rapprochement entre l’année de la bande dessinée décrétée par le Ministère français de la Culture et l’ « arme sublétale » utilisée par les forces policières, le titre de cette parution unique rappelle également l’image créée par Loïc Sécheresse, détournant le Fauve créé par Lewis Trondheim et apparaissant sur le tee-shirt présenté par Jul au Président de la République.

Ce fanzine à « ne pas jeter sur la force publique », dont la forme comme l’esprit s’inscrivent dans l’histoire de la bande dessinée underground, n’est pas un épiphénomène. Il fait partie intégrante du mouvement revendicatif ayant marqué le Festival d’Angoulême 2020, lui-même point d’orgue de plusieurs années d’affirmation et de lutte de la part des autrices et auteurs de bande dessinée. Il est aussi le symbole d’une solidarité rare dans ce milieu tout en étant l’émanation d’une mouvance qui ne fait pas l’unanimité.

Nikola Witko / Section Patachon / Janvier 2020

Les difficultés économiques et sociales des autrices et auteurs de bande dessinée sont dorénavant bien connues et solidement documentées, que ce soit grâce aux syndicats et collectifs d’artistes, comme la Ligue des auteurs professionnels ou les États généraux de la bande dessinée, ou via les institutions, en particulier par la voie du « Rapport Racine ». Elles ont été reprises en janvier sur le site Internet « 2020, année de la bande décimée », élément d’une campagne justement menée par les organisations professionnelles [1].

Caroline Sury / Section Patachon / Janvier 2020

Les chiffres sont éloquents. En 2014, 53 % des auteurs professionnels de bande dessinée gagnaient moins que le salaire minimum brut déterminé par la loi française, cette part montant à 67 % dans le cas des seules autrices. 36 % de ces mêmes auteurs vivaient alors sous le seuil de pauvreté, une proportion dépassant les 50 % chez les autrices. Or ces faibles revenus moyens n’étaient pas compensés par une protection sociale fiable : 88 % des auteurs n’avaient jamais bénéficié d’un congé maladie et 81 % d’un congé maternité, paternité ou adoption [2]. Dans le même temps, les prélèvements obligatoires ont augmenté et les démarches administratives et fiscales ont été complexifiées. Le ras-le-bol est devenu de plus en plus visible, à mesure que la précarité croissait.

Matthias Lehmann / Section Patachon / Janvier 2020

À la suite du Rapport Racine longtemps attendu, le gouvernement s’est engagé à prendre des mesures pour contrer cette paupérisation, sans pour autant ni pour le moment annoncer de mesures fermes. Il n’y a guère que le SNE, Syndicat national de l’édition, qui semble vouloir freiner les évolutions possibles et nécessaires. Ainsi son président, Vincent Montagne, par ailleurs dirigeant du groupe Média participations (Dargaud, Dupuis, Le Lombard...) s’exprimait-il récemment, estimant par exemple impossible d’accorder un minimum de 10 % de droits d’auteur [3]. De même, Antoine Gallimard, président du Groupe Madrigall (Casterman, Denoël, Futuropolis...), a annoncé craindre une baisse de la production et donc du nombre de lecteurs, prenant pour acquis le fait que les deux phénomènes seraient corrélés [4].

S’achemine-t-on vers un bras de fer entre auteurs et « petits » éditeurs - le SEA, Syndicat des éditeurs alternatifs, ayant participé au débrayage des auteurs le vendredi 31 janvier à Angoulême - d’une part et le SNE d’autre part, arbitré par l’État ? Si un rapport de force paraît inévitable, il faudra cependant savoir aller au-delà, ne serait-ce que parce que la situation est plus complexe qu’une simple opposition entre auteurs et éditeurs. Toute la « chaîne du livre » - l’expression renvoie d’ailleurs autant à la solidarité qui relie les maillons d’une chaîne qu’aux entraves contraignant ceux qui la portent - doit être questionnée, y compris la place dont bénéficient les diffuseurs et les distributeurs, souvent oubliés des débats.

Charles Burns & Matthias Lehmann / Section Patachon / Janvier 2020

Les diverses actions entreprises par les auteurs lors du FIBD sont à placer dans cette perspective. Même si le message a pu être brouillé par les photographies de Jul et de Lewis Trondheim avec M. Macron, le bilan s’est avéré inédit. Outre le débrayage et le rassemblement du vendredi 31 janvier, l’action effectuée lors de la cérémonie de la remise des Fauves, dans la foulée du discours de Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann, lauréats du Prix Goscinny, a été un symbole fort et un appel à poursuivre la mobilisation, notamment par le boycott du prochain FIBD au cas où la situation n’aurait pas évolué. Surtout, l’unité affichée des auteurs révèle une prise de conscience de fond.

Judith Forest / Section Patachon / Janvier 2020

Cette unité n’empêche pourtant pas la diversité d’opinions. C’est heureux ! Un mouvement qui ne serait pas pluraliste risquerait de verser dans l’autoritarisme, grief justement reproché par certains auteurs au gouvernement français. Cette diversité est apparue courant janvier, au sein du collectif Autrices Auteurs en Action constitué en quelques jours dans un « groupe Facebook » et également auteur d’une tribune [5]. Fondé pour proposer des actions de revendication et les coordonner, ce groupe compte presque mille membres et a permis d’éviter la dilution du mouvement pendant le Festival d’Angoulême.

Trois tendances, encore informelles mais confirmées lors de l’assemblée générale qui a suivi la manifestation du 31 janvier à Angoulême, ont rapidement émergé. La première souhaite centrer la lutte sur le statut et les revenus des seuls auteurs de bande dessinée. Il est vrai que leur situation est alarmante et qu’ils n’ont jusque-là pas réellement réussi à se placer en interlocuteur privilégié face au SNE. Une deuxième orientation estime nécessaire d’ouvrir le mouvement aux autres artistes, notamment en rejoignant l’appel Art en grève, du fait de problématiques communes sous-tendant des réflexions convergentes. Une banderole aux couleurs de ce collectif était d’ailleurs visible lors du rassemblement du 31 janvier au pied de la statue d’Hergé.

Rémi Lucas / Section Patachon / Janvier 2020

Enfin, une troisième voie a été proposée, encore plus ouverte. Constatant que les problèmes des auteurs sont les mêmes qu’une grande partie de la population française et qu’ils résultent notamment de la politique gouvernementale actuelle, accusée d’être de plus en plus néo-libérale et autoritaire, certains auteurs ont émis la volonté d’élargir leur propos au point de tenir un discours délibérément politique et engagé, assumant pleinement son opposition à la majorité présidentielle et proposant un projet soucieux d’égalité, de libre expression et d’écologie. C’est de cette mouvance qu’est né le fanzine LBD 2020.

S’est en effet constituée, au sein du collectif Autrices Auteurs en Action, la Section Patachon, groupe de travail déterminé à exprimer à la fois les légitimes revendications des auteurs et leurs compréhensibles mécontentements face au gouvernement. L’idée du fanzine est venue naturellement. Moyen d’expression relativement aisé à mettre en œuvre, une revue non professionnelle est le cadre idéal pour rassembler des dessins et des textes variés sur une thématique commune. L’expérience aidant, il restait à se retrousser les manches pour être prêt pour Angoulême.

Page réalisée pendant Pierre Feuille Ciseaux #7 par les artistes en résidence / Janvier 2020

Autour du comité de rédaction composé de Quentin Faucompré, Pierre Maurel, Jean-Christophe Menu, Xavier Mussat, Loïc Sécheresse, Jacques Velay et Nikola Witko se sont regroupés une trentaine d’autrices et auteurs, dont les treize ayant participé à la résidence Pierre Feuille Ciseaux. Français pour la plupart, ils ont cependant été rejoints par quelques Américains, dont Charles Burns, des Belges, comme Aurélie William-Levaux et Christophe Poot, ou encore le Libanais Marzen Kerbaj, attestant par leur présence que les problèmes soulevés dépassent le cadre strictement national. Killoffer et Menu ont su mettre de côté leur différend et même la fantomatique Judith Forest est réapparue, prouvant par là que l’adversité demeure un ciment fort.

Killoffer / Section Patachon / Janvier 2020

Il n’a fallu que dix jours, entre le 17 et le 26 janvier, pour rassembler les textes et les dessins, les mettre en page - la maquette est due à JC Menu - et les imprimer. Grâce à Nikola Witko, qui habite Angoulême, une imprimerie a pu être trouvée sur place sans que le coût soit rédhibitoire. 3 000 exemplaires d’un zine de seize pages en offset sont sortis des rotatives, grâce au reliquat de la caisse montée pour soutenir le dessinateur Placid en 2007. Une réalisation en un temps record, « dans la colère et la bonne humeur », qui ne sacrifie rien, ni le ton, ni la forme.

Pierre Maurel / Section Patachon / Janvier 2020

Le Président Macron, son Premier ministre, ses ministres de l’Intérieur, de la Culture et de l’Éducation nationale y sont particulièrement ciblés. Les violences policières, à l’origine du titre même du fanzine, et la casse sociale sont dénoncées. Les atteintes à la liberté de s’exprimer et de manifester tout comme l’uberisation de la société sont conspuées. Apparaît en filigrane la demande d’une politique davantage construite sur l’égalité, la redistribution - et non le « ruissellement » - des richesses, la défense des services publics et le soutien aux plus démunis. Les revendications des auteurs n’y sont bien sûr pas oubliés.

LBD 2020 est foisonnant, bourré d’humour - bien noir en général - et bien sûr très combatif. Il relève à la fois du fanzine réalisé dans l’enthousiasme et du tract appelant à la mobilisation. Soigné malgré le peu de temps disponible pour le créer, il exprime parfaitement la volonté d’une partie des auteurs de ne pas être coupés du reste de la société et de participer à la convergence des luttes. Reste à savoir si ce phénomène et plus largement la mobilisation des auteurs, déjà marquants en soi, perdureront au-delà du creux de l’après Festival d’Angoulême.

Olivier Josso Hamel / Section Patachon / Janvier 2020

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Comité de rédaction : Quentin Faucompré, Pierre Maurel, Jean-Christophe Menu, Xavier Mussat, Loïc Sécheresse, Jacques Velay, Nikola Witko.

Ont participé : Gérald Auclin, Alex Baladi, Allan Barte, Berth, Arno Bertina, Pakito Bolino, Charles Burns, Rémy Cattelain, Robin Cousin, Judith Forest, Alain Frappier, Alex Horn, Joko, Olivier Josso Hamel, Mazen Kerbaj, Killoffer, Félix Laurent, Matthias Lehmann, Lolmède, Xavier Löwenthal, Rémi Lucas, Ian Manook, Morvandiau, Nena, José Parrondo, Loulou Picasso, Steph Pich, Christophe Poot, Caroline Sury, Pacôme Thiellement, Thiriet, Guillaume Trouillard, Aurélie William-Levaux, Zou.

Lire la tribune du collectif Autrices Auteurs en Action & consulter le site "2020 année de la bande décimée".

Merci à Jean-Christophe Menu pour son témoignage.

[2Données révélées en 2016 par les EGBD à partir d’une enquête débutée en 2014.

[3Entretien dans Les Echos, 4 février 2020.

[4Tribune dans Le Monde, 6 février 2020.

[5Tribune dans Libération, 29 janvier 2020.

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