Période fascinante pour les historiens et les amateurs d’aventure, le XVIIIe siècle fut des plus bouillonnants de l’histoire moderne avec moult récits de voyage et d’exploration. Ce fut la période des récits de Bougainville, de La Pérouse et de Cook, à la fois le produit paradoxal des Lumières et celui des grandes guerres coloniales et du commerce triangulaire des esclaves.
Mais de cette époque, on préfère garder les images plus nobles dans la lignée de ce que les chercheurs Paul Chopelin et Tristan Martine ont nommé la littérature dessinée “de poudre et de dentelles” [1]. En ce sens, la BD a généralement vu le XVIIIe siècle comme celui des aventures, des amourettes de cour et du verbe baroque, empreint d’une certaine frivolité. Une époque où les soucis de l’ère industrielle et des révolutions étaient inimaginables.
Très rares sont les albums s’intéressant aux échecs de ces expéditions aventureuses. Car des échecs, il y en a eu... Ce récit autour des survivants du Wager, en particulier, a la spécificité de condenser d’un seul trait presque toutes les mésaventures de l’époque, ainsi que les grands épisodes de la littérature de voyage du XVIIIe.
Le scénario est construit a partir du témoignage de William Morris mais les auteurs, Pablo Franco et Lautaro Fiszman, ne se sont pas contentés de retranscrire les mots du survivant, mais ont préféré prendre ce témoignage comme point de départ afin de mener l’enquête et reconstruire le puzzle du périple des survivants, en consultant une multitude se sources.
En l’espace de quelques années, les protagonistes de cette histoire furent naufragés, réduits en esclavage, libérés puis emprisonnés, galériens, mutins… dans un parcours les menant de la Terre du feu en Patagonie jusqu’au Portugal en passant par Buenos Aires et les nombreuses contrées des indigènes du Grand Sud.
Loin de l’imagerie classique, cet album nous plonge dans un monde sombre, un univers de nuances de marrons et de bleus, éclairé par la rougeur du sang et de la barbe de Morris, ou exceptionnellement, par de grandes chevauchées dans la liberté infinie de la Pampa.
Pour donner le ton, Fiszman apporte son esthétique imprégnée de l’expressionisme de Kokoschka et Antonia Eiriz. Un style disons, volontairement cru, qui garde la trace des coups de spatule, avec les grumeaux de la peinture, bien visibles, afin de donner une certaine présence aux scènes et aux personnages, qui vivent dans des conditions extrêmes. Un recours ingénieux qui sublime le drame de ces hommes ballotés par le hasard du destin, imprégnant au passage les planches de nombreux hommages à de grands moments de l’histoire de la peinture mettant en scène les miséreux et les condamnés de l’humanité.
De cette longue odyssée, William Morris revient à sa terre natale transformée, mais certainement pas comme l’Ulysse nostalgique des vers de Constantine P. Cavafy, puisque ce trope familier de la littérature latino-américaine a le poids d’une malédiction centenaire.
Dans ces récits, l’explorateur ou le conquistador européen ayant vécu auprès des sauvages ne peut plus “rentrer chez soi”, puisqu’il est lui-même devenu lui aussi un peu "sauvage" après son passage chez ces "autres" que sont les indigènes du continent américain. Et en l’occurrence, sous la plume de Pablo Franco, il vient mettre l’accent entre la disparité d’une civilisation marchande qui traite ses citoyens comme des bêtes de somme et celles des plaines du Grand Sud, réservant plus de dignité à un esclave étranger, recueilli presque mourant.
Tel le protagoniste de El Entenado (L’ancêtre) de leur illustre compatriote Juan José Saer, Franco et Fiszman nous laissent entendre que la patrie de Morris semble désormais appartenir à cet entre-deux insaisissable qui est l’âme-même de la civilisation latino-américaine.
(par Jorge Sanchez)
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Le Naufrage du Wager - Par Pablo Franco et Lautaro Fiszman. Traduction de l’espagnol de Thomas Dassance. Éditions iLatina. 96 pages - 24€.
La chronique "Les Sauvages - De Lucie Lomova" par David Taugis
[1] Le siècle des Lumières en BD. De poudre et dentelles, par Paul Chopelin et Tristan Martine, aux éditions Karthala, 2014.