En 1991, l’Ukraine gagne son indépendance sous la forme d’un état-nation. Tous les symboles nationaux l’édifient : hymne, langue, figures héroïques littéraires ou militaires, du poète Chevtchenko à l’UPA (Armée insurrectionnelle ukrainienne). La bande dessinée, médium typiquement occidental et inexistant en Union Soviétique, luttait pour se faire une place dans cette nation renouvelée.
La langue ukrainienne comme argument politique
L’ukrainisation (українізація) est une politique nationale de promotion de la langue ukrainienne dans différentes sphères de la vie publique : édition, éducation, gouvernement, religion... Elle s’oppose aux effets de la russification de l’Ukraine, menée par l’Empire russe et l’URSS, et s’ancre notamment dans les médias, la musique et la littérature.
Mais au-delà de la langue, ce sont les figures mythiques, les légendes folkloriques, les héros dont la nation se réclame, réels ou fictifs, qui trouvent ici un support. Ainsi, la bande dessinée devient un outil parmi d’autres de promotion du récit ukrainien, dans la langue nationale.
Kitsch historique sur fond politique, voici quelques exemples qui illustrent les grandes étapes de la narration historique de l’Ukraine :
Les Scythes
En termes chronologiques, la BD qui revient le plus en arrière sur ces racines est le Siège de Kiev par les Petchénègues de Serhiy Pozniak, publié par la maison d’édition « Ukraine ». La bande dessinée raconte l’histoire fictive d’un jeune héros scythe qui défend Kiev en 968 et sauve la capitale des mains des Petchénègues, peuple turc de l’Empire khazar. En 1990, elle est l’une des premières bandes dessinées publiée en Ukraine.
Une autre bande dessinée de Pozniak est « La Bataille des héros ». Imprégnées du style américain, ces premières bandes dessinées sont parfois écrites à la fois en anglais et en ukrainien, et illustrent des batailles héroïques antiques.
Les Cosaques
Après l’indépendance vint la nécessité de créer le culte du héros. Les Cosaques Zaporogues forment un proto-état ukrainien du XVIe au XIIIe siècle, et incarnent une force militaire politique contre le Tsarat russe, le Khanat de Crimée, et la République des Deux Nations. Du Astérix cosaque au guerrier sanguinaire, les exemples ne manquent pas.
Un exemple du second type est la bande dessinée de 1995 Buiviter (Буйвітер). Entre super-héros américain et folklore nationaliste, ce produit typique des années 1990 est rythmé par archétypes tatars, turcs, et... de magie slave. Bien qu’un des premiers avatars de la bande dessinée ukrainienne, et donc graphiquement maladroit, cet album lance un genre et une vague d’imitations sur un marché sans compétition.
Un de ses héritiers est la série Daogopak publié chez Nebeskey. Ce blockbuster dont le premier volume est publié en 2012 suit les aventures des Chevaliers de l’Ordre des Magiciens, un groupe de cosaques prêts à protéger leur forteresse, la Sitch, et à libérer leur terre du sultan turc au cours du XVIIe siècle.
Autre exemple du même éditeur, Chub : Fable du cosaque Chubenko, un roman graphique d’Oleksandr Komyakhov qui mêle un monde fantastique passé à un présent alternatif de l’Ukraine. Les héros surmontent les obstacles des bureaucrates, des mercenaires insidieux et des tyrans.
La figure du Kobzar, barde cosaque itinérant et aveugle, a été popularisée par Taras Chevtchenko au XIXe siècle. Aujourd’hui, c’est une référence du patrimoine littéraire ukrainien. C’est donc sans surprise qu’une BD en reprend l’archétype essentiel dans une aventure héroïque : Kobzar, d’Illya Bakuta, est une série en trois tomes dont le thème récurrent est la défense du territoire, entre Turcs et polonisation violente, où des soulèvements sanglants conduisent à une guerre de libération nationale.
Adaptations littéraires
Ici non plus, les exemples ne manquent pas. Aux côtés de Chevtchenko et Gogol, nous pourrions citer l’œuvre d’Ivano Franko, Zakhar Berkut (Захар Беркут), qui traite de l’invasion mongole-tatare des Carpates en 1241, dont l’adaptation en BD par Olksandr Koreshkov servirait de prologue.
Mais la BD la plus populaire est une autre adaptation d’Ivano Franko, celle relatant les évènements du Printemps des Peuples en 1848. Le Héros involontaire (Герой поневолі) raconte l’histoire d’un héros maladroit, Stepan Kalynovych, qui se trouve par hasard à Lviv entre révolutionnaires polonais et autorités autrichiennes. C’est une BD historiquement minutieuse au trait précis.
Anti-soviétisme
Une histoire raisonnablement appelée Patriote raconte l’histoire des Sergent Vidirvenko et Lieutenant Kvitka qui sauvent l’Ukraine d’une attaque spatiale d’un Staline monstrueux et démoniaque, bien entendu aux côtés du président russe : Poutine.
Sur un autre ton, Volya (La Volonté) est la trilogie fantastique ukrainienne de romans graphiques la plus réussie dans le genre steampunk. Les événements se déroulent dans le contexte de l’État indépendant ukrainien de 1917-1920, à quelques détails prêts, comme : un Lénine cyborg et des zombies bolcheviks. Le Président Poroshenko en a lui-même loué ses mérites.
Dystopies
Parmi les moutons (Серед овець) est un succès commercial. Cette série d’Oleksandr Koreshkov, dont le premier tome est sorti en 2016, montre un monde à la Maus peuplé de moutons, de chiens, et de cochons, où le héros doit se confronter à la culpabilité de garder le silence. C’est une bande dessinée qui, à juste titre, a visé le marché américain.
Igor Baranko, auteur ukrainien ayant déjà collaboré à Métal Hurlant, publie avec Les Humanoïdes Associés en 2013, Jihad, dans lequel une Europe de 2040 est en guerre face à "un dictateur russe" qui tente de rebâtir un empire digne de Genghis Khan... mais où l’Ukraine, affaiblie, reste indépendante. Les réalités alternatives et l’anticipation sont son domaine de prédilection, notamment avec Shamanisme et Piftos.
Post-2014
Suite logique des invasions mongoles : une bande dessinée qui fait un parallèle entre l’esclavage de la Horde dans les steppes ukrainiennes et la Guerre du Donbas commencée en 2014. Victoire à Saur-Mohyla (Звитяга. Савур Могила) de Denis Fadeïev parle d’un même lieu, Saur-Mohyla, à des centaines d’années d’écart. Elle est la première bande dessinée ukrainienne sur la guerre à l’Est du pays et un témoignage aussi bien de confrontation historique face à une actualité pesante, que de la langue : la narration est parfois en russe, parfois en ukrainien.
Autre exemple belliqueux : Cyborgs (Кіборги), une bande dessinée relatant les témoignages de la Guerre du Donbas entre 2014 et 2015, plus particulièrement de la protection de l’aéroport de Donetsk. Elle a vocation d’être réaliste en faisant une promotion de l’armée : de la retranscription des témoignages oraux aux dessins d’armes. Son seul auteur est l’organisation publique "Virni traditsiiam", engagée dans la réhabilitation des soldats.
Aujourd’hui
Leopol, IrbisComics, RidnaMova , AsgardianComics , Nebeskey , Nothern Lights (Північні Вогні), Lantsuta, UA Comics et Vovukala sont les principales maisons d’édition de langue ukrainienne, accompagnées par K9, magazine spécialisé dans les BD, les comics, et les mangas depuis 2003.
Si le marché de la BD reste peu développé dans ce pays, elle reste une part entière de la culture graphique. C’est un monde essentiellement masculin : preuve à l’appui des images ultra-viriles d’héroïsme patriotique. Y prennent part beaucoup d’auteurs qui se défont de la continuité historique dans des projections hypothétiques. Selon cette vision, être Ukrainien, c’est de vivre dans la défense constante face à la menace de la disparition.
Quand les BD françaises abordent le thème de l’Ukraine, c’est souvent de manière dramatique : Chantal Montellier, avec Tchernobyl, mon Amour ; Un Printemps à Tchernobyl d’Emmanuel Lepage ; Les Chiens de Prypiat de Ducoudray et Alliel.
On peut en sortir une du lot : Prénom : Inna, de Thomas Azuélos, Simon Rochepeau et Inna Shevchenko, qui relate le militantisme de cette dernière au sein du mouvement Femen après la chute de l’URSS.
En somme, la BD en Ukraine reste principalement dans le domaine de l’aventure. C’est un médium efficace de mise en scène du péril de l’insécurité qui se développe dans le contexte de l’actualité. Son échelle de diffusion étant très souvent locale, elle s’affirme à la fois comme une contre-culture et comme le produit nécessaire d’un roman national unificateur.
(par Marlene AGIUS)
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Bibliographie
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"Les dix bandes dessinées ukrainiennes les plus populaires" [En ligne], consulté le 04 mars 2022. URL : https://gazeta.ua/articles/culture/_viznachili-najpopulyarnishi-ukrayinski-komiksi-top10/827302
"Made in Ukraine : grandes et petites bandes dessinées" [En ligne], consulté le 04 mars 2022. URL : http://web.archive.org/web/20200301052055/http://archive.chytomo.com/issued/made-in-ukraine-komiksi-veliki-j-malenki
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