Un Autre Dessin du monde - par Yann Madé - Éd. Alifbata

L’histoire du royaume normand de Sicile est malheureusement peu connue. Fondé en 1130 par Roger II, ce petit État en marge du monde chrétien se situait à la croisée de l’Orient byzantin et musulman, ainsi que des nombreuses routes commerciales et de pèlerinage du Moyen Âge. Régi par une minorité de Normands aux origines vikings, Roger II avait compris l’atout de savoir fusionner les différentes cultures qui composaient son fief : administration arabe, marchands grecs, artisans latins, soldats lombards, etc. Du moins, c’est l’image d’Épinal que nous ont léguée les chroniques et les vestiges artistiques. On serait presque tenté d’y voir une petite utopie postmoderne, si ce n’est que les utopies sont faites pour voltiger à jamais entre nos rêves.

Dans cet album ambitieux, Yann Madé (Cher Moktar, Microsillons, Faire danser le golem, etc.), nous fait voyager à travers une Europe déchirée par la guerre, la peur de l’autre et (bien sûr) la religion ; mais aussi, il nous fait connaître les scribes, les calligraphes et les savants qui ont tout répertorié et dessiné dans l’espoir d’en faire un monde meilleur (ou du moins plus beau). Notre duo quichottesque parcourt des terres où les mythes d’Alexandre le Grand traversant Gibraltar se croisent avec ceux de Charlemagne et les références humoristiques aux romans de Robert Graves se mêlent à l’imaginaire du Moyen-Âge construit par Umberto Eco et Sir Walter Scott.

En contrepoint des péripéties de Paul de Blaz et Aylan, Madé dépeint la vie à la cour sicilienne à travers William de Baskerville (le même Guillaume de Baskerville du Nom de la rose ?), un moinillon venu d’Angleterre pour continuer ses études. Séduit par la beauté d’un pays plein de couleurs (et de contradictions), son regard naïf endosse celui du lecteur, découvrant le royaume suit generis des Normands. Le récit évolue ainsi par contrastes bien rythmés, proposant une Europe riche en ocres et marrons, où l’effusion de sang n’est jamais lointaine, face à un monde méditerranéen peuplé de bleus et de verts, riche en marchandises venues des quatre coins de la terre.

Nos héros explorateurs doivent recenser et dessiner des récits de voyage, ainsi que les habitants des contrées qu’ils traversent, avec le même soin que les rencontres rapportées avec des sirènes ou des loups-garous. De son côté, William suit sa formation de scribe et apprend les subtiles différences entre les différents matériaux qu’il doit employer pour devenir un savant copiste, de même que les tensions politiques qui animent son monde et les querelles esthétiques de l’époque sur ce qui pouvait ou pas être représenté (sans oublier les amourettes).

Avec humour et adresse, Madé nous fait apprécier au fil des pages l’effort et la dévotion de ces hommes ayant renié les plaisirs de cette terre, pour se dévouer à la recherche et à la transmission des savoirs, faisant de l’album une déclaration d’amour à l’art du dessin et de la pratique de l’artiste-illustrateur.

Loin de nous offrir un récit édifiant, opposant l’Europe chrétienne et l’Orient musulman, comme nous l’ont proposé sur d’autres avenues le Royaume des cieux de Ridley Scott, Un Autre Dessin du monde présente une approche plus fine sur le maillage culturel qui unit toutes les cultures en passant par le commerce et les échanges linguistiques, mais aussi par les mythes et légendes, partagés. Cependant, au cœur de l’album, l’auteur nous confronte à une problématique aussi contemporaine qu’elle ne l’était à l’époque de Roger II.

En s’appuyant sur des références visuelles (de la cathédrale de Saint-Pierre d’Angoulême à la tapisserie de Bayeux) et des citations des textes et des grands savants de l’époque, le dessinateur nous questionne sur ce qu’implique le fait de représenter la réalité et comment l’acte-même, aussi honnête soit-il, implique toujours une forme de trahison vis-à-vis de la réalité, toujours mouvante, toujours polyfacétique.

Mené par un vétéran du dessin et de l’aquarelle, qui fait briller ses dons de composition celui-ci n’hésite pas à partager avec ses lecteurs moult références qui lui ont permis d’appuyer son histoire (sans pourtant renier le langage courant et les péripéties de tous les genres). Un Autre Dessin du monde est sans doute l’un des récits médiévistes les plus ambitieux et complexes publiés depuis quelque temps, et on peut bien s’en douter qu’il fera l’objet de nombreux commentaires sur d’autres supports.
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