Pour les 100 ans de Dupuis, la maison d’édition avait donné, le 19 mars 2022, une conférence de presse lors du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Après une demi-heure de présentation des sorties à venir, le directeur éditorial des éditions Dupuis,Stéphane Beaujean a présenté, sous la carte de l’humour, le retour de l’anti-héros d’André Franquin dans un album intitulé Le Retour de Lagaffe. Réalisé par Marc Delaf, il devrait sortir en octobre 2022.
"Ce nouveau Gaston est dessiné par Marc Delaf, l’auteur des "Nombrils", [qui sait] reproduire quasi à la perfection le dessin de Franquin - après cinq ans d’entraînement, je vous rassure." déclarait-il. [1] Et effectivement, tous les personnages originaux sont là, quasiment inchangés. Beaujean insistant sur "un trait qui est sensiblement le même que celui de Franquin."
De fait, cependant la révélation des méthodes de travail de Delaf, se basant sur un fichier énorme de références originales, un procédé pour le moins interpellant qui pose la question d’une fidélité trop présente.
À la fin de cette conférence, arrive la traditionnelle séance de questions des journalistes. Notre consœur Laurence Le Saux (Télérama), jette le pavé dans la marre en signalant qu’Isabelle Franquin, la propre fille et unique ayant droits de l’artiste, n’était pas d’accord avec le projet : "Qu’en est-il juridiquement ? Quels droits ont les éditions Dupuis ? Et qu’est-ce qui peut advenir si Isabelle Franquin décide d’attaquer ?" demandait-elle.
Pour le directeur éditorial, la situation est limpide : " Effectivement, Isabelle Franquin ne souhaitait pas de reprise du personnage de son père. Les éditions Dupuis ont les droits d’édition qui nous ont été cédés dans les années 1990 dans un contrat qui nous semble très clair. [...] Ces clauses spécifient bien que nous sommes propriétaires, qu’il cède absolument tous les droits de ses personnages et qu’il y autorise les reprises et les poursuites à la condition qui est, de toute façon incessible, qu’il faut contrôler le droit moral. Le droit qui est aujourd’hui le droit d’Isabelle Franquin. Donc nous, nous avons fait toutes les démarches dans ce sens auprès d’elle et c’est ainsi qu’elle a pris connaissance du projet et qu’elle s’y est en tout cas opposée à l’oral. Sur les questions juridiques, je crois que du côté des éditions Dupuis, nous sommes dans notre droit : nous avons un contrat, il a été signé par un auteur en pleine possession de ses moyens qui fait figurer des clauses spécifiques, rares et claires. Le seul débat que vous connaissez, c’est celui de la parole publique où il s’est exprimé plusieurs fois sur le fait qu’il ne souhaitait pas qu’on reprenne Gaston. Mais qui n’a dit parfois sur scène ce qu’il ne faisait pas dans la vie privée, et pour le coup, sa prise de parole privée semble dire le contraire..." Une conclusion qui a laissé la salle un peu circonspecte et qui annonçait le procès à venir.
Quelques jours plus tard, Isabelle Franquin attaquait effectivement les éditions Dupuis pour non-respect du droit moral de son père.
Cette question du droit moral -assez centrale dans le droit français (et belge)- interpelle les auteurs, pas seulement de bande dessinée, d’ailleurs. D’où cette lettre ouverte adressée aux responsables de Média-Participations, la holding belge de Dupuis dirigée par Vincent Montagne, par ailleurs président du Syndicat National de l’Édition française.
Voici la lettre :
Messieurs,
Nous avons visionné la conférence de presse de votre société Dupuis du 17 mars 2022 au 49 ème Salon international d’Angoulême annonçant une nouvelle bande dessinée de Gaston Lagaffe (Conférence de presse 100 ans Dupuis – YouTube) et ce malgré la nette opposition du droit moral d’André Franquin.
Ce litige nous semble déborder largement du cadre strictement légal des droits d’exploitation que vous auriez ou n’auriez pas. En agissant ainsi envers le droit moral, vous fragilisez toute une forme artistique qui a mis plus d’un siècle à se faire respecter. Vous proposez de revenir à une époque où la volonté du créateur était soumise au bon vouloir des détenteurs des droits commerciaux et où un ersatz – ou produit dérivé – se présente comme une œuvre originale.
Pour ceux et celles qui consacrent leur talent et activité à cette forme artistique, comme pour les lecteurs et lectrices, il est essentiel que les droits moraux des auteurs – morts ou vifs – soient respectés. Pour préserver cette nécessaire confiance, il est impératif que vous honoriez la volonté d’André Franquin, qui a demandé – à de nombreuses reprises, publiquement et sans détour – que son personnage de Gaston ne lui survive pas sous les traits d’autres auteurs.
En bafouant son droit moral, vous mettez en péril la création d’hier, la création d’aujourd’hui et hypothéquez la création de demain ; la bande dessinée ne peut être restreinte à un artisanat traditionnel ou un produit industriel.
Cette lettre compte aujourd’hui plus de 600 signatures et quelques commentaires cinglants :
"Bien au-delà de la violation cynique et décomplexée de la volonté de Franquin, cet acharnement à maintenir en vie des œuvres dont les auteurs sont décédés depuis longtemps, pour des raisons purement financières, est une aberration qui mène la BD à sa perte. Pas de prise de risque, pas de renouvellement : rien que des valeurs sûres, dessinées par des valeurs sûres pour un public captif, emmuré dans sa nostalgie. Rentable à court terme, mais suicidaire à long terme." - Philippe Nihoul
"Respect des auteurs, indispensable.
Encourager les nouveaux auteurs à créer de nouveaux « héros » … " - Radiguet Chloé
"Gaston est un produit d’un homme et d’une époque. Il est le prolongement de son auteur, son double. Il est ancré dans une réalité. Plutôt que de réchauffer des plats, fussent ils succulents, Dupuis devrait stimuler les jeunes auteurs à venir avec de nouveaux personnages, de nouvelles idées et un nouveau public. " - Denis C
Ou encore celle-ci, pleine d’humour qui rappelle l’aversion profonde de Franquin pour les contrats.
"Je signe bien sûr des 3 mains cette Gastonnade !
Au fait, avez-vous aussi demandé la signature de Monsieur De Mesmaeker ?..." - Patryck de Froidmont
Comme on disait jadis chez Casterman, affaire à suivre...
Voir en ligne : La lettre ouverte pour le respect des auteurs
(par Thelma SUSBIELLE)
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] On peut assister à l’intégralité de la conférence de presse sur ce lien YouTube. Attention, il y a des pubs.
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