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Reprise de Gaston : Isabelle Franquin assigne Dupuis en justice

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 30 mars 2022                      Lien  
Lors de la présentation du centenaire des éditions Dupuis à Angoulême, Dupuis avait annoncé avec fracas la reprise de Gaston Lagaffe par Delaf. Dans la salle, une journaliste interpella le directeur éditorial de Dupuis, Stéphane Beaujean, sur la position de l’ayant droits de Franquin, sa fille Isabelle, à propos de cette reprise. On se rappelle qu’elle avait eu des mots assez durs sur le film « Gaston Lagaffe » de Pef sans qu’elle puisse s’opposer à sa diffusion. Stéphane Beaujean répondit que, bien qu’elle soit opposée au projet, Dupuis avait assez d’arguments juridiques à faire valoir pour y aller quand même. Mais Isabelle Franquin a décidé cette fois de ne pas se laisser faire. Par l’intermédiaire de son avocat, Me Claude Katz, elle a déposé un recours auprès de la justice belge pour faire respecter son droit moral et requis un référé pour faire interdire la diffusion de l’album dont le tirage annoncé serait de 1,2 millions d’exemplaires. Analyse.

« Le droit moral est inaliénable  ! » martèle à raison l’avocat d’Isabelle Franquin. Effectivement, c’est dans l’article 1 du code français sur le droit d’auteur. Ça veut dire quoi ? Que même si le contrat stipule clairement que le droit patrimonial est transféré à un tiers, l’auteur garde quoiqu’il advienne, juris et de jure, son droit moral.

C’est quoi le droit moral ? Il a quatre volets : 1/ le droit de divulgation (on ne peut empêcher sa diffusion), 2/ le droit à la paternité de l’œuvre (le nom de l’auteur d’origine doit être associé à toute publicité), 3/ le droit au respect de l’œuvre (l’atteinte à son intégrité par exemple, quand l’œuvre est dénaturée) et 4/ un droit de retrait et de repentir (si l’auteur juge qu’une œuvre qu’il a faite n’est plus digne de lui.)

Dans le droit anglo-saxon, ce droit moral n’existe pas. Pire : il y a une jurisprudence constante qui attribue ce droit au diffuseur, à l’éditeur : ainsi, Rudolf Dirks, l’auteur des Katzenjammer Kids (Pim, Pam, Poum en France), voulant passer une année sabbatique avec sa femme, a été purement et simplement remplacé par un autre dessinateur par son éditeur, la King Features Syndicates. Les créateurs de Superman ont connu le même genre de mésaventure.

Reprise de Gaston : Isabelle Franquin assigne Dupuis en justice
Aë ! Aïe ! AÏe ! Ces histoires de contrats, c’est décidément une malédiction !
© Franquin / Dupuis / Marsu Productions

Une joute entre ténors du barreau

Qu’en est-il du cas de Gaston  ? C’est encore plus compliqué. André Franquin avait transféré tous ses droits à la société de droit belge Franquin SA, cédée ensuite à la société monégasque de Jean-François Moyersoen, Marsu Productions, en 1992, elle-même revendue ensuite à Dupuis, filiale de la holding belge Media-Participations en 2013. Entre droit d’auteur et droit de sociétés, ce détour monégasque complique la donne.

Ce sera donc un combat juridique avec, en présence, deux ténors du barreau bruxellois. Face à maître Claude Katz, professeur de droit à La Cambre, ancien membre du Conseil de l’Ordre, spécialiste du droit d’auteur, il y a l’avocat de Dupuis, maître Alain Bereboom, également professeur de droit, auteur pour ainsi dire la doctrine du droit d’auteur en Belgique avec son ouvrage « Le Nouveau droit d’auteur et les droits voisins  » (éditions Larcier), conforté par ses missions d’expertise sur le droit d’auteur auprès du Parlement belge. Nos lecteurs le connaissent bien puisqu’il est aussi l’avocat de la vétilleuse société Moulinsart…

La bataille va être rude car il y a déjà des antécédents à la transmission de l’œuvre de Franquin à d’autres auteurs. Ainsi le Marsupilami, du vivant même de l’artiste et sous son égide, animé avec talent et avec un succès constant par Batem, également publié chez Marsu Productions. Ainsi aussi pour Modeste et Pompon cédé au Lombard trente ans auparavant, mais c’est une autre histoire...

Au-delà de la bataille de spécialistes, la page publiée fait illusion. Reste le gag...
© Franquin / Dupuis / Marsu Productions

Tout se joue, comme pour Hergé, sur l’interprétation que l’on peut faire de la parole de l’artiste. Le « Concile d’Angoulême » à propos de Tintin en a fait la démonstration..

Stéphane Beaujean, directeur éditorial de Dupuis, lors de la conférence de presse à Angoulême annonçant la reprise de Gaston.
Photo : Florian Rubis

Reste le référé, qui peut bloquer la mise en vente du nouvel album. Un référé se fait toujours en urgence, sans préjuger de la discussion sur le fond. Mais pourquoi intervient-il si tard, alors que le numéro de Spirou mettant Gaston en couverture (cf ci-dessus) est déjà en kiosque ? La notion d’urgence en raison d’un préjudice imminent va avoir quelques difficultés à s’imposer…

Il est possible que, comme pour Gastoon, tout cela se conclue autour d’un accord financier. En attendant, les pro- et les anti-reprises reprendront leur guerre des tranchées.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Code EAN : 9791034752065

Gaston Lagaffe Dupuis Marsu-Productions ✏️ André Franquin ✏️ Marc Delaf tout public Belgique Marché de la BD : Faits & chiffres
 
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28 Messages :
  • Au-delà de la bataille de spécialistes, la page publiée fait illusion.

    Ca fait plus qu’illusion, c’est du très bon boulot que fournit Delaf sur cette reprise, la page de la semaine dans Spirou est excellente.

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    • Répondu le 31 mars 2022 à  07:40 :

      Que ce soit du bon ou du mauvais boulot n’est pas le problème. La question est morale. Le droit moral. Franquin ne voulait pas, après sa mort, qu’on dessine de nouvelles aventures de son personnage. Ce n’est pas parce que légalement ce serait possible qu’il faut le faire. C’est une question de respect de la mémoire d’un défunt. Vous aimeriez qu’on continue d’écrire de nouveaux romans de Victor Hugo ou qu’on peigne de nouveaux Van Gogh ou qu’on enregistre de nouvelles chansons de Brel sans eux, en faisant des contrefaçons ? Il n’y a que dans la bande dessinée qu’on voit des phénomènes pareils. Delaf ferait mieux de se retirer de ce projet et de se concentrer sur ses propres créations.

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      • Répondu par Laurent Colonnier le 31 mars 2022 à  09:06 :

        Il n’y a que dans la bande dessinée qu’on voit des phénomènes pareils.

        Pas du tout, il y a de nouveaux Sherlock Holmes, Arsène Lupin, Le juge Ti, la suite d’Autant en emporte le vent etc... C’est très courant en littérature, ça l’est aussi au cinéma.

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        • Répondu par Jerome le 11 avril 2022 à  21:37 :

          Arsène Lupin, Sherlock Holmes et Les hauts de hurlevent sont dans le domaine public.
          Pour ce qui est des oeuvres qui ne le sont pas, il me semble que les ayant-droits devraient respecter la volonté du créateur d’arrêter la série si elle a été exprimée, et puisque dans le cas de Gaston ils ne le font pas la fille de Franquin a toute légitimité pour faire respecter son droit moral.

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  • N’ajoutons pas au désordre ambiant : ledit numéro de "Spirou" ne sera en kiosque que le mercredi 6 avril (celui qui est actuellement disponible est un numéro double, restant en rayon deux semaines ; seuls les abonnées (dont vous-même sans doute) peuvent l’avoir déjà reçu.

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  • "Reste le référé, qui peut bloquer la mise en vente du nouvel album. Un référé se fait toujours en urgence, sans préjuger de la discussion sur le fond. Mais pourquoi intervient-il si tard, alors que le numéro de Spirou mettant Gaston en couverture (cf ci-dessus) est déjà en kiosque ?"

    En lisant cette (excellente) remarque, je me suis fait la réflexion suivante : pendant ce temps, les enfants qui achètent Spirou et se réjouissent du retour de Gaston se moquent bien de ces circonvolutions légales...

    ... et puis je me suis posé la question, sans ironie : y a-t-il encore des enfants qui lisent le journal de Spirou ? A en croire les relativement récentes opérations publicitaires en duo avec Fluide Glacial, je me risquerais à dire que non, mais dans le fond, je n’en sais rien.

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  • Habile mimétisme. Stérile mimétisme. Sauf pour le tiroir-caisse de Dupuis, évidemment.

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  • Et Isabelle Franquin n a rien dit à la parution de Gastoon ?

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  • Reprise de Gaston : Isabelle Franquin assigne Dupuis en justice
    31 mars 2022 09:14, par Laurent Colonnier

    Isabelle Franquin n’a pour seul pouvoir le pouvoir de nuisance, alors elle en abuse.
    Je trouve que son attitude lors de la sortie du film de Pef était abjecte, pas sûr que son père aurait cautionné ça (rappelons-nous du film de 1981 Fais gaffe à la gaffe !), alors dans le droit moral, la moralité est à géométrie variable.

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    • Répondu par Archiloque le 31 mars 2022 à  10:17 :

      Elle n’a pas épargné le film, c’est vrai, mais ce dernier est une catastrophe, un échec artistique et commercial. Sur le fond, elle n’avait pas totalement tort. Sur la forme c’est discutable mais dans sa position je ne suis pas certain que beaucoup se seraient retenus...

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      • Répondu le 31 mars 2022 à  16:46 :

        Elle n’a pas épargné le film, c’est vrai, mais ce dernier est une catastrophe

        Pas du tout, le film ne vous a pas plu, mais ce n’était pas raté, et ça respectait l’esprit de la BD, en lui insufflant de la modernité. Théo Fernandez était très bien en Gaston.C’était un divertissement de qualité.

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    • Répondu le 31 mars 2022 à  19:33 :

      Le film sur Gaston est un bide retentissant et la fille de Franquin a raison de défendre l’héritage de son père. Les éditeurs tuent le franco-belge à force de reprises foireuses, plutôt que de lancer des vraies nouveautés tout en rééditant le patrimoine. Allez, j’men retourne à mes mangas, là au moins il y a encore de la vie...

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  • Reprise de Gaston : Isabelle Franquin assigne Dupuis en justice
    31 mars 2022 13:09, par Rosman Rosman Alain

    De tout coeur avec la fille de Franquin qui pourrait sans doute s’en mettre plein les poches en tant "qu’ayant droit". D’autant plus admirable de vouloir respecter les volontés de son génial papa !
    Décidement, Dupuis, -également Astérix, Black et Mortimer, Lucky Luke...- il n’y a plus que le fric qui compte ! Pitoyable !

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    • Répondu le 31 mars 2022 à  14:17 :

      Je ne comprends pas pourquoi elle s’oppose à chaque aussi tard aux projets concernant l’œuvre de son père. Elle n’est pas bien conseillée ou pas assez rétribuée sur ce genre de trucs ?

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      • Répondu le 31 mars 2022 à  15:12 :

        A chaque fois je voulais dire.

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      • Répondu par Frenchoïd le 31 mars 2022 à  15:36 :

        Il se dit que la reprise a été initiée voilà cinq ans mais qu’elle n’en aurait été informée que voilà quelques mois...

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    • Répondu le 31 mars 2022 à  16:42 :

      la fille de Franquin qui pourrait sans doute s’en mettre plein les poches en tant "qu’ayant droit".

      Elle n’est pas ayant droit, les droits ont été vendu par Franquin (à Marsi, racheté par Dupuis), c’est Dupuis l’ayant droit. Isabelle Franquin n’a au mieux que le droit moral (sans être l’artiste de l’oeuvre).

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      • Répondu par Laurent le 31 mars 2022 à  21:46 :

        Après réflexion je laisse tomber la réflexion justement et laisse parler la voie du cœur. Je soutiens Isabelle Franquin ( qui se moque à juste titre de mon soutien).

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      • Répondu le 1er avril 2022 à  05:45 :

        Bien sûr qu’elle est ayant droit. Les droits d’auteurs qui devraient revenir à son père s’il était encore vivant lui reviennent et le droit moral est un droit d’auteur. Le droit d’auteur n’est pas qu’un pourcentage sur les ventes. Comment pourrait-elle exercer son droit moral si elle n’était pas ayant droit ?
        Lorsqu’un auteur vend ses droits à un éditeur, il reçoit en contrepartie des droits d’auteur. Dupuis ne peut pas être l’ayant droit d’un auteur.

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        • Répondu le 1er avril 2022 à  07:19 :

          Non, comme pour Spirou le personnage Gaston appartient à Dupuis. La fille de Franquin touche des royalties sur les albums de son père, pas les autres. De même que les héritiers de Rob Vel n’ont eu leur mot à dire sur les reprises de jijé, franquin, nic broca etc...

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          • Répondu le 1er avril 2022 à  10:14 :

            Elle touche des royalties. Elle est donc ayant droit. Je n’ai pas le contrat sous les yeux (vous l’avez, vous ?), donc j’ignore les limites de son droit moral et quels sont les termes du rachat par Dupuis de Gaston et du Marsupilami.
            Quoiqu’il en soit, le droit d’auteur est inaliénable. Elle est forcément son ayant droit puisqu’elle est sa fille.
            Le cas Spirou est différent. Le personnage a toujours appartenu à Dupuis. Ses droits ont été cédés avant la Seconde Guerre Mondiale et à l’époque, le droit d’auteur en Belgique n’était pas exactement le même qu’aujourd’hui.

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            • Répondu le 1er avril 2022 à  12:15 :

              Elle touche des royalties. Elle est donc ayant droit des albums signés par son père, elle n’est pas ayant droit du personnage de Gaston puisqu’il a été vendu à Dupuis. Le cas Spirou n’est pas différent. Le personnage a été vendu à Dupuis là aussi. Isabelle Franquin ne touchera pas de royalties sur l’album de Delaf (c’est peut-être pour ça qu’elle n’est pas contente).

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  • Coquille
    4 avril 2022 10:15, par Renaud Chavanne

    Premier paragraphe, dernière phrase.
    « Que même si le contrat stipule clairement que le droit moral est transféré à un tiers, l’auteur garde quoiqu’il advienne, juris et de jure, son droit moral. »
    Remplacer la première occurrence de "moral" par "patrimonial".
    M’enfin, telle quelle, la phrase peut être lue pour son côté lagaffesque :-)

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    • Répondu par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 4 avril 2022 à  10:18 :

      Effectivement. C’est corrigé. Merci.

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  • Reprise de Gaston : Isabelle Franquin assigne Dupuis en justice
    10 avril 2022 07:29, par poil à gratter

    Mais qui est donc ce Franquin qui reprend Spirou en imitant le style de Gillain ?!?
    Mais qui est donc ce Gillain qui reprend Spirou en imitant Rob Vel !?!

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  • Il est amusant de lire que Dupuis est représenté par l’avocat de Moulinsart et d’apprendre aujourd’hui dans Le Monde que Nick Rodwell soutient Isabelle Franquin.

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