Le 1er avril 1939 le général Franco déclare sa victoire sur la République espagnole, mettant fin à la Guerre civile. Ce sera le début de presque quatre décennies de dictature militaire, mais aussi celui d’une insurrection maquisarde de plusieurs années, menée par les derniers soldats et miliciens de la République, refusant de plier l’échine. Entre-temps dans l’arrière-pays, l’Église et l’armée mettaient en place une grande croisade d’épuration pour créer la « Nouvelle Espagne ». Au plus bas de cette société meurtrie se trouvaient les femmes, en particulier celles ayant eu le courage de s’opposer au fascisme.
Parmi les nombreuses victimes de cette époque, Carmen Casal, personnalité rebelle ayant commis le crime d’entretenir une relation avec un guérillero anarchiste parti au maquis. Sa peine ? La prison pour femmes ou les bonnes sœurs administrent à ces “femmes rouges” toutes sortes de tortures. Mais voilà que Carmen cache un secret, un petit rayon de lumière dans cet enfer : elle attend un bébé ! Dont personne dans la famille ne soupçonnait l’existence...
Plusieurs décennies plus tard, dans le Paris des années 2000, sa petite fille, Maria, se retrouve à son tour dans de beaux draps. Tombée enceinte quelques semaines avant son bac, son copain la quitte... Elle doit en outre partir en urgence rejoindre sa grand-mère à Barcelone, atteinte d’un Alzheimer très avancé.
Avec son père et l’infirmière s’occupant de la Yaya [1], commence la lourde tâche de mettre en ordre ses affaires personnelles, ainsi que ses souvenirs cachés. C’est à travers des lettres, des pages de journaux intimes, des cartes postales ou des coupures de journaux, que l’album de Sireix (actrice et auteur reconnue, elle fait ici ses premiers pas comme scénariste de bande dessinée) alterne avec des flash-backs, nous révélant la vie et la tragédie secrète de la famille Casal, structuré comme polar familial au cœur de l’univers carcéral pour femmes au temps du fascisme.
Comme nous le suggère le titre, l’album aborde un moment de l’histoire espagnole récente dont les répercussions divisent encore la société. En suivant les découvertes de Maria sur le passé de sa famille, les déboires de sa propre grossesse, nous découvrons la brutalité (souvent minimisée par la presse) de la dictature franquiste. En particulier, l’album nous révèle à travers l’histoire des Casals, le vaste réseau de trafic de bébés mis en place avec la complicité de la dictature et dont plusieurs organisations cherchent de nos jours à élucider la vérité, soupçonnant qu’il a continué d’exister bien après l’avènement de la démocratie.
Avec son trait clair et réaliste, l’Argentine Lauri Fernandez fait usage d’un registre chromatique restreint afin de reconstituer la tension des scènes, l’angoisse psychologique des personnages ou encore, pour identifier la chronologie des chapitres. Aux côtés de la jeune Maria, la narratrice, on explore l’univers intime de sa famille avec des instants d’une grande tendresse envers une grand-mère pas toujours facile, ou d’un humour cocasse, rendant hommage à l’esprit rebelle qui anime cette histoire.
Le récit tissé par Laure Sirieix nous fait suivre cette histoire facilement, ponctuant les découvertes à intervalles bien placés, dans une expérience de lecture très engageante, si bien qu’à certains instants la dureté des faits narrés, couplée avec la franchise de la dénonciation, pourrait choquer certains lecteurs sensibles.
En complément de l’histoire, l’album propose aussi un dossier composé d’archives historiques et de recherches documentées sur ce phénomène qui nous rappelle sans doute celui des enfants disparus durant les dictatures latino-américaines.
Des séquestrations “pour le salut de leur âme" aux finalités lucratives effectuées en toute impunité qui justifie de nos jours leur activisme pour faire disparaître toutes les traces de cet épisode sinistre (démolition des prisons, détournement des actes de naissance, pots-de-vins, etc.). Une pratique qui se perpétue à travers ce que l’on a nommé le "Pacto del olvido" (le pacte de l’oubli), un accord informel passé entre les partis de gauche et de droite, afin de ne jamais révéler la véritable dimension des crimes du fascisme ibérique.
Roman d’une grande beauté par son approche humaine et familiale d’un drame national, qui met en valeur l’esprit rebelle et engagé pour la dignité des femmes à travers plusieurs générations, Ruptures un formidable exemple de persévérance face à l’adversité, mais aussi un appel à ne pas baisser les bras, confronté au confort de nos vies modernes, face aux forces d’un obscurantisme fasciste qui nie ses crimes ses crimes passés pour mieux œuvrer à son retour…
Voir en ligne : L’histoire terrible des milliers d’enfants volés sous la dictature de Franco
(par Jorge SANCHEZ)
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Ruptures. Les Enfants volés du franquisme - Par Laure Sirieix et Lauri Fernandez. Éditions bang. 158 pages - 25€.
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[1] Appellation affective désignant les grand-mères en espagnol.