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TaDuc ("Chinaman / Sark / Les voyages de Takuan / Le réveil du Tigre") : « J’aime que les gens puissent avoir la possibilité de voyager à travers mes images »

Par Jean-Sébastien CHABANNES le 14 juillet 2021                      Lien  
Depuis plus de trente ans, le dessinateur Olivier Ta, plus connu sous le pseudonyme TaDuc, trace son chemin tranquillement et sûrement dans le milieu de la bande dessinée. Au point de commencer à acquérir aujourd'hui (à bientôt soixante ans) le statut de "vieux briscard". Invité début juin au Festival "Bulles en Seyne" dans le Var (à la Seyne-sur-Mer), nous avons pu profiter de l'aide spontanée et très aimable de Laurent Jouffray (de l'Association "Au Tour de la BD") pour organiser une rencontre de deux heures au calme, loin de la foule et du tumulte inévitable dans ce genre de manifestation. TaDuc a alors pu gentiment nous accorder tout son temps et répondre à bon nombre de questions. Nous avons ainsi pu parcourir le fil de sa longue carrière par le commencement, jusqu'à sa toute dernière actualité "Le Réveil du Tigre" paru en janvier dernier chez Dupuis.

Comment vous êtes vous retrouvé à reprendre « Les voyages de Takuan » avec La Voix de l’ours ?

Fin des années 1980, je travaillais en atelier avec Pierre-Yves Gabrion et Thierry Robin et ce dernier venait de signer « Rouge de Chine » chez Delcourt. À cette occasion, Guy Delcourt était donc passé en personne à notre atelier pour célébrer la signature du contrat. On se connaissait déjà un petit peu avec Guy, j’avais eu l’occasion de lui proposer mes services. Sans succès, mais il ne m’avait pas oublié pour autant. Quand il est repassé, ça a été l’occasion de confirmer mon opiniâtreté à rester dans ce métier, même si je faisais surtout à cette époque beaucoup de dessin de presse (et peu de dessin de bande dessinée). Et en effet, un peu plus tard, il m’a alors demandé si j’étais disposé à reprendre "Les Voyages de Takuan", série de Serge Le Tendre et d’un dessinateur italien Emiliano Simeoni que je n’ai malheureusement jamais croisé. C’était donc une série que j’avais découvert comme tout le monde en tant que lecteur et dont j’avais apprécié les qualités.

J’ai tout de suite pensé que cela pouvait être un beau challenge que de reprendre cette série ! Et je savais en plus que c’était un univers qui pouvait me correspondre car je suis plus un dessinateur historique qu’un dessinateur futuriste. Le contemporain, ça peut aller mais la science-fiction ce n’est vraiment pas mon truc. J’adore dessiner les chevaux et les habits d’époques historiques. Pareil pour les habitations anciennes et les vieilles pierres ! Toutes les séquences qui se passent dans la vieille ville d’Amboise ont été un régal pour moi. Je me suis beaucoup amusé à dessiner ça. Et ça a été aussi pour moi l’occasion d’une première collaboration avec Serge Le Tendre. On a noué de vrais liens d’amitié et on a ensuite fait ensemble pléthore d’albums. Cette collaboration est devenue, au fil des ans, une véritable amitié durable.

TaDuc ("Chinaman / Sark / Les voyages de Takuan / Le réveil du Tigre") : « J'aime que les gens puissent avoir la possibilité de voyager à travers mes images »

Est-ce difficile de reprendre des personnages qu’on n’a pas créés ?

Oui et non car on ne m’a pas demandé de dessiner impérativement comme Simeoni mais simplement de dessiner dans un style approchant. On était tous les deux des dessinateurs réalistes et la transition a pu s’opérer sans que les lecteurs soient choqués du changement. Elle s’est faite naturellement en douceur. Ma vision des "Voyages de Takuan" est certainement moins fantastique que celle de Simeoni mais je pense que les gens s’y sont vite habitués et qu’il n’y a pas eu de soucis.

En tant que lecteur, qu’aviez-vous pensé de ces deux premiers tomes ?

J’avais été épaté… et en particulier par le premier album que j’avais trouvé assez "habité" par son dessinateur. Oui… "habité", je pense que c’est le bon terme car je me souviens de séquences avec des personnages totalement pris de folie, fanatiques. C’était fait de manière assez remarquable je trouve.

De plus, découvrir ce personnage d’origine asiatique qu’est Takuan (un moine bouddhiste), ça m’avait touché personnellement car ce n’était pas courant à cette époque. Je l’aurais bien créée moi, cette série-là ! Car même si j’avais déjà mon personnage de Chinaman en tête à cette époque, je sentais bien qu’il me fallait d’abord faire mes preuves. Et donc, j’aurais très pu le faire avec ce personnage de Takuan dès le premier tome si l’occasion s’était présentée.

Sincèrement, j’étais assez en osmose avec cet univers et les personnages de cette histoire : tous hauts en couleur et plein d’humanités. J’ai toujours eu envie de dessiner des histoires d’aventure et avec un minimum de psychologie. C’était ma volonté de départ et avec Le Tendre, d’amener de la profondeur à une aventure, à une histoire qui va d’abord se lire comme un divertissement. On peut d’ailleurs lui rendre hommage sur ce point !

Et c’est aussi pour ça qu’on s’est très bien entendus, on était sur le même terrain. On avait les mêmes envies et c’était parfait pour moi qui sortais d’une collaboration avec Dieter, plus ou moins chaotique. Avec Serge, j’ai trouvé un vrai complice au niveau des histoires qu’on avait envie de raconter et de la narration. Il implique réellement le dessinateur : quand son scénario est livré, ce n’est pas fini pour autant. On va se mettre tous les deux autour de la table et on va réfléchir au découpage ensemble. Serge permet au dessinateur de mettre son grain de sel, aussi bien dans les scènes d’action que dans les scènes un peu plus intimistes. Je trouve ça vraiment très intelligent de sa part car le dessinateur se trouve alors beaucoup plus motivé pour mettre en image ses histoires. À titre personnel, j’ai vraiment du mal quand on ne m’implique pas au niveau de l’histoire. Je dois la dessiner donc si je sens que je ne suis là que pour mettre en image la vision d’un autre, je vais traîner des pieds. Alors que si j’y participe, je vais avoir envie assez naturellement de m’y coller. Et en plus, j’aurais pu visualiser à l’avance les séquences qu’on aura évoquées ensemble.

Au milieu des années 1990, l’arrivée des éditions Delcourt a amené du sang neuf. Cela a vraiment fait évoluer la BD. Vous avez pu participer à cette aventure.

Je n’étais pas l’un des plus connus. Je pense que Michel Plessix, Olivier Vatine ou d’autres l’étaient largement davantage ! Mais en effet, je pense que je suis arrivé à défendre mes couleurs chez Delcourt. Tranquillement, humblement… surtout quand on en est encore à se construire un début de carrière. Petit à petit on va alors grimper des échelons dans le petit monde de la BD.
Et moi, j’ai toujours eu la motivation de durer. Je n’étais pas là, juste de passage. Il était clair dans ma tête (dès le départ), que je voulais m’implanter dans le milieu de la bande dessinée pour faire carrière. Mon objectif n’était donc pas forcément d’être très haut tout de suite.

Du coup, en tant que jeune à cette époque (et Delcourt étant une maison d’édition jeune avec des auteurs jeunes), je pense que j’étais en effet là où il fallait être, au bon moment ! Il y avait eu un précédent similaire : Glénat avait été créé dix ou quinze ans auparavant et on avait pu constater que bon nombre d’auteurs avaient alors grandi avec les éditions Glénat.

Nous, on a grandi avec les éditions Delcourt effectivement ! Au même titre que d’autres auteurs ont également grandi avec les éditions Soleil. On se fréquentait un peu tous chez Delcourt en salons ou au sein de la maison d’édition-même. J’ai une vraie nostalgie de cette époque des débuts. Je les ai pratiquement tous connus.

Vous avez introduit le personnage de Bandolphe ? Il pimente la série et s’est finalement imposé.

Oui, ce personnage là était très-très agréable à animer. C’est un être très caricatural, toujours dans l’excès. Dans l’histoire, c’est une sorte de bouffon mais également de faire-valoir. Serge avait dû me donner une vague description de comment le créer graphiquement et puis, il est venu assez facilement. Bandolphe est assez robuste. Comme il joue au pitre tout le temps, il n’était pas forcément habillé de manière très élégante. Plutôt enfermé dans une mode un peu désuète, comme un comédien pouvait l’être à cette époque.

Quand je dessine des personnages, je les aime tous : Bandolphe au même titre que ceux que je n’ai pas créés moi. Même les plus méchants, je les aime bien car il aura fallu que je les cherche pour les créer, que je les trouve graphiquement et que j’y mette une part de mon humanité à moi dedans. Après, il est vrai qu’il y en a certains qui ont un peu mes préférences. Alors oui, vous avez raison, il est plus amusant d’animer Bandolphe qui est dans l’outrance que le héros Takuan qui beaucoup erratique, beaucoup plus droit… presque un clown blanc. J’ai envie de dire qu’il a presque un balai dans le… ( Rires )

Mais c’est aussi cette diversité des personnages qui crée la richesse d’une histoire ! Et en effet, je garde un très bon souvenir de très bonnes séquences avec Bandolphe, je dois le reconnaître. Quand il surjoue par exemple ou quand il lui arrive des mésaventures toutes bêtes comme celle de tomber dans un tonneau qui va rouler, pour finir par atterrir les quatre fers en l’air. Ça a été assez plaisant à dessiner oui, c’est vrai ! J’espère que les lecteurs se sont régalés également. C’était des bonnes idées de Serge : à cette époque, je n’étais pas encore un participant très actif dans les histoires… avant que n’arrive Chinaman.

Comment invente-t-on graphiquement un personnage comme la mère des douleurs ? On la retrouve superbement en couverture du dernier tome.

C’est difficile de reparler de ça maintenant car c’est très ancien dans ma tête. Ça remonte milieu des années 1990 à peu près... Serge avait dû me donner des descriptions de cette créature en piochant à droite et à gauche dans des bouquins. Il se nourrit beaucoup de documentation et il avait dû trouver quelques détails pour m’aiguiller graphiquement. On retrouve la mère des douleurs en couverture car c’est là aussi un personnage très agréable à dessiner. Elle inspire le cauchemar et sort le lecteur de la réalité.

Elle change même de taille à loisir, ce sont de très bonnes idées je trouve. Je crois qu’on retrouve un peu aussi ce concept dans les Watchmen. Et c’est un peu pareil pour la tripotée de vampires du dernier album : ce sont des choses pour lesquelles j’ai pris beaucoup de plaisir à dessiner. Avec le recul, je n’ai vraiment pas le souvenir d’avoir souffert à faire tout ça. C’était même plutôt un régal. L’action se passe dans une zone montagneuse avec une ambiance bien sombre, les personnages principaux étant harcelés par des hordes de vampires. Je me souviens vaguement qu’ils s’en sortent mais je ne sais plus trop comment... Cela remonte à des décennies pour moi maintenant. Je me souviens juste que c’était plutôt réjouissant à dessiner !

Votre prédécesseur avait introduit des scènes coquines, un peu légères. On se rend compte que l’érotisme est assez peu présent chez vous…

Pour ces trois albums de cette série que j’ai repris, je n’ai absolument pas pu intervenir sur le déroulé de l’histoire, c’était le début de notre collaboration avec Serge. Je pense qu’avec mon arrivée, Serge a réorienté son histoire différemment et moi je n’ai fait que suivre. S’il y avait eu des séquences coquines pour moi, comme pour Simeoni, je les aurais volontiers faites.

En tous cas, il n’y a eu aucune censure de ma part (en tant que second dessinateur) qui aurait pu orienter cette aventure de manière plus prude… ( Rires )
Mais je n’y avais pas fait attention, vous avez raison… maintenant que vous me le dites. Je vous rassure, je ne suis pas un être asexué… ( Rires ) Ou alors, peut-être que ça vient de ma pudeur "légendaire" ? Pourtant, quand Serge cherchait un nouveau dessinateur et que je suis arrivé, il avait déjà fait une première mouture de La Voix de l’ours. Finalement, je n’ai fait que la dessiner telle qu’elle avait été imaginée par lui au départ.

En tous cas je n’ai aucun empêchement particulier sur ce point, ça s’est juste fait comme ça. Et ce, même si en effet, dans les autres albums qui ont suivi, c’est finalement resté là-aussi assez prude entre Ada et Chinaman. Mais par contre, si on y repense bien… dans "Sark" (mes deux premiers albums), il y avait eu quelques petites séquences érotiques. En résumé, je crois que c’est juste que souvent, ce n’est simplement pas moi qui suis à l’origine de ce type de scènes…

Au tout début, il y avait eu en effet ces deux tomes de Sark avec un style de narration et un découpage très cinématographique.

"Sark", là c’est vraiment mes tout-débuts dans la bande dessinée en albums !

Il faut savoir que, ma manière personnelle de faire de la bande-dessinée, c’est un peu comme mon propre cinéma à moi. Je visualise ça réellement comme un film dans ma tête. Pour la narration, j’essaye d’alterner les plans rapprochés avec les plans éloignés. C’est une petite gymnastique mais qui est nécessaire pour produire une séquence dans laquelle on situe bien les personnages dans le décor qui les entoure. Il y a aussi des passages obligés comme les gros plans pour que les lecteurs distinguent clairement qui sont les différents personnages ainsi que leurs émotions, cela permet d’entrer dans leur intimité.

J’essaye toujours d’organiser une page harmonieuse et oui, il est vrai que quand je travaille, je pense beaucoup au cinéma.

Seulement deux tomes sont parus pour Sark. C’était prévu comme ça dès le départ ?

Non, c’est une série qui aurait pu durer au-delà du second tome mais c’est un peu de ma faute si ça s’est arrêté là, je le reconnais. On ne s’est pas particulièrement bien entendus avec Dieter. On est partis sur des malentendus et quand une collaboration commence comme ça, cela ne peut jamais donner quelque chose de vraiment bien sur la durée.

Tant mieux si les lecteurs ont aimé ces deux albums et si aucun malaise ne s’est fait ressentir à la lecture. Dieter a un peu arrêté sa carrière depuis mais je ne veux pas trop m’étendre sur ce sujet… si ce n’est que j’avais vraiment la sensation de n’être qu’un exécutant. Pourtant, un troisième album de Sark était bien prévu mais ne pas avoir droit au chapitre, je n’ai vraiment pas aimé. Je suis très mauvais dans ces moments-là, quand je ne m’implique pas un minimum dans une histoire : je le reconnais.

Par la suite, par exemple, quand on a créé "Mon pépé est un fantôme" avec Nicolas Barral, il est d’abord arrivé avec son concept. Mais sur ce concept, on a ensuite beaucoup discuté de son histoire pour l’amener vers quelque chose qui m’était proche. Il y a toujours un moment où j’ai besoin d’être impliqué. Si je ne le suis pas (ce qui était malheureusement le cas avec Dieter), je m’en désintéresse au bout d’un moment. L’éditeur Glénat avait très mal reçu à cette époque, la nouvelle de l’arrêt de mon implication sur la série Sark. D’autant plus que j’étais au tout début de ma carrière et qu’on n’avait fait que deux albums ! Ça aurait pu mal tourner pour moi, on aurait pu me cataloguer comme un dessinateur peu opiniâtre ou versatile. Et ça aurait pu freiner les autres éditeurs à mon égard ! Ça a été un pari mais ça a été finalement payant pour moi car ça m’a permis de croiser professionnellement alors Serge Le Tendre. Sincèrement, si j’avais continué Sark, je n’aurais plus jamais eu l’opportunité, ni la chance de travailler avec lui !

Et au final, toute cette collection Saga chez Glénat s’est arrêtée assez vite… un peu comme une collection mort-née. Il y a bien eu quelques tomes de publiés mais je pense que cette collection n’a pas rencontré assez de succès. Une série comme "Le Torte" avait initié la collection, il y avait aussi eu "Dorian Dombre" par Francis Vallès mais là aussi, il n’y a eu que deux ou trois tomes..Je crois vraiment que les séries créée au sein de cette collection n’ont pas suscités un grand intérêt et donc au bout d’un moment, Glénat a été obligé de prendre les décisions qui s’imposaient. L’éditeur a carrément pilonné les albums. On pourrait récupérer les droits mais je ne pense pas que ce sera réédité un jour. Surtout que ça ne m’intéresse pas, je ne crois plus en cette série, je ne vais pas reprendre un travail qui a plus de trente ans.

Lise de Sark était rousse avec des mèches brunes pour la frange. Un autre auteur a repris cette particularité graphique…

Je ne peux pas le jurer mais… Sark est antérieure à Lanfeust de Troy, je crois ? Et je sais en effet que… ( Rires ) Didier Tarquin avait certains bouquins à moi sur sa table à dessin quand il travaillait à une époque. Il y avait eu une conversation entre nous où je me souviens qu’il m’avait confié ce genre de détail. Il avait regardé attentivement mes livres dans son atelier. Mais tu sais, on est tous influencés plus ou moins entre nous. Et puis, Lanfeust a eu une carrière beaucoup plus importante que Lise de Sark !!! ( Rires ) Techniquement, les dessinateurs sont tous obligés de faire en sorte qu’un héros ou un personnage sorte du lot. Et ça passe par tous ces petits détails et surtout ceux au niveau de la chevelure !

Pourquoi la fin des voyages de Takuan avec le tome 5 ? Comment est alors né votre héros Chinaman ? Pourquoi encore avec Le Tendre ?

Il y aurait pu y avoir un tome six aux Voyages de Takuan et, encore une fois, c’est de mon fait ! C’est moi qui ai dit à Serge « J’aime beaucoup ta série mais en fait, moi j’en ai une qui attend dans mes cartons depuis un bon moment. » J’avais envie de faire la série Chinaman depuis au moins 1987-88, soit dix avant puisque le premier, La Montagne d’or est paru en 1997. J’avais ça en tête depuis tout ce temps et je me souviens avoir été à Beaubourg pour effectuer des recherches de documentation, parfois accompagné de Thierry Robin. On fréquentait assidûment cette bibliothèque où on y faisait des photocopies par centaines, afin d’avoir déjà les bases pour travailler sur mon personnage de Chinaman. Mais… je les mettais de côté en sachant qu’un jour ou l’autre, toute cette documentation me servirait.

J’ai toujours eu envie de faire un western et je pense que beaucoup de dessinateurs ont ce fantasme-là. Que ce soit ceux de ma génération (je suis né en 1962) comme les plus jeunes ! On a baigné dans l’univers western à la télévision au travers des films qui y étaient diffusés. Le dimanche on avait droit à deux films sur deux chaînes concurrentes : un en début d’après-midi et un autre en fin d’après-midi... et c‘était bien souvent des westerns ! Mon propre père était fan de westerns également ! Tout gamin, je me revois dessiner dès le début des cowboys. Et déjà enfant, j’avais cette volonté d’améliorer ma manière de dessiner pour que ces personnages de ma tête (qui étaient représentés assez simplement sous forme de bâtons) ne soit plus un jour dessinés comme des bâtons. Je voulais qu’ils aient une forme humaine en grandissant.

Et comme il faut bien apprendre tous les détails techniques, j’ai appris à dessiner les cowboys avec Lucky Luke  !

Ça a été ma première grande influence. Morris m’a montré la voie en ce qui concerne le dessin des chevaux, des mains, des selles. Même s’il le faisait de manière caricaturale, il y a toutes les bases et on n’en est jamais très très loin même si on fait du dessin réaliste. Les chevaux de Morris sont impeccables ! On peut en dire de même des chevaux dessinés par Lambil dans "Les Tuniques Bleues" et ceux d’Uderzo dans "Astérix". Les chevaux à ces trois-là sont d’une rigueur incroyable ! C’est donc une très-très bonne école quand on est enfant que de copier ce genre de dessins. Car ce type de dessin humoristique est une synthèse ! Et puis après, plus on va rajouter de détails, plus on va coller au réalisme. Donc cette école-là a été pour moi très formatrice.

Je me souviens même d’un Noël où quelqu’un m’avait offert un livre "Apprends à dessiner Lucky Luke comme Morris" avec plein de dessins et à côté de chaque, une espèce de construction filaire de ce dessin, un peu comme un guide pour arriver à l’étape finale. Cet album était à destination des enfants pour apprendre à dessiner comme Morris. J’ai toujours ce livre à la maison, je n’avais pas fait tous les dessins mais j’avais travaillé ça avec beaucoup d’énergie et j’en vois encore toute la sueur que j’y avais mis pour essayer de coller à la manière de dessiner de Morris. Ça avait été très formateur pour moi et d’ailleurs, je conseille à tous les dessinateurs en herbe de copier le travail des dessinateurs qu’ils aiment. On doit comprendre de l’intérieur comment dessiner les choses et comment ce dessinateur a compris l’architecture des masses : un homme, un animal, un objet, la nature…

J’en ai copié d’autres ! J’ai copié du Valérian aussi quand j’étais gamin. J’ai copié un peu de Franquin, un peu de Cézard. Et petit à petit j’ai grimpé dans l’échelle du réalisme. Aujourd’hui ça ne se voit pas dans mon dessin, mais le tout premier que j’ai copié c’est bien Morris. Vous savez, je n’ai pas fait d’école de dessin, je suis autodidacte. Mon école à moi, ça a été de copier les autres et même des dessinateurs américains par la suite. Les seuls cours de dessins que j’ai pu avoir, ce sont des cours de nus quand j’avais dix-neuf ou vingt ans… ( Rires )

Le dessin, je l’ai appris tout seul, comme quelqu’un pourrait apprendre la musique seul, en faisant des gammes dans son coin. J’étais un enfant qui aimait beaucoup lire et qui rêvait dans les livres et dans les films. Chaque fois qu’une personne venait à la maison, il me voyait systématiquement soit en train de lire, soit en train de dessiner. Mais je pense que je ne suis pas le seul comme ça… J’avais trois sœurs et donc pas beaucoup de centres d’intérêts en commun avec elles. Elles étaient proches entre elles et moi, en tant qu’aîné, je n’avais pas forcément envie de partager les mêmes jeux. Donc j’avais mon univers à moi dans mon coin…

Mais comment se démarquer quand on veut faire du western ?

Effectivement ! Faire du western a toujours été ma priorité mais comment faire un western de manière à marquer la bande dessinée de son empreinte (sans être bien entendu du même niveau que mes prédécesseurs) ? Comment me démarquer d’eux et arriver à apporter mon univers personnel ?

Quand j’étais enfant (et comme beaucoup d’enfants), j’ai été très marqué par un personnage comme Bruce Lee. Même si je l’ai connu à une période où il était déjà mort ! Je l’ai connu à travers ses films mais j’ai aussi lu des bouquins et des revues sur lui. Il était fascinant et pour moi, qui suis aussi d’origine asiatique, il était un modèle. J’ai donc fait moi aussi des arts martiaux : du Karaté, de l’Aïkido. Bruce Lee a marqué beaucoup de petits garçons de ma génération et même les suivantes ! Et finalement même, quelles que soient les origines de chacun...

Du coup j’étais dans l’état d’esprit suivant : western et arts-martiaux !!! Et ça a donné "Chinaman" pour ma part.

Je regardais aussi beaucoup de films cantonnais qui ont eux -aussi nourri mon imaginaire et à ce propos, en page de remerciement du tout premier album de "Chinaman", j’ai fait un hommage à ces réalisateurs-là. J’ai alors demandé à Le Tendre s’il voulait m’accompagner sur ce projet. Je m’étais très bien entendu avec lui, je ne me sentais pas de le laisser tomber en cours de route. Je voulais l’impliquer dans mon parcours même si avec mon épouse on avait déjà commencé à écrire les prémices de ma nouvelle série. L’univers était déjà en place. Par contre, mon héros au départ était assez différent de ce qu’il est devenu par la suite. J’ai dit à Serge « Si ça t’intéresse, si tu te sens d’attaque, on y va ensemble sur Chinaman. ». Il a trouvé sa place car il est professionnel, curieux et il avait envie lui aussi de raconter un western. Les scénaristes ont eu aussi souvent le fantasme du western, il n’y a pas que les dessinateurs.

Le style de narration est original dans Chinaman. Le héros parle peu et on lit dans ses pensées au travers de texte en off.

L’idée est de moi parce que j’avais été marqué par un album de Frank Miller et de David Mazzuchelli Batman Year One. Cette BD, je la considère comme un chef d’œuvre. Frank Miller a marqué son temps et il y avait déjà ce mode de narration dans cet album. C’était très novateur et j’ai compris que c’était comme ça qu’il fallait raconter Chinaman. Je trouvais ça aussi très contemporain en même temps. Je me souviens avoir dit à Serge que notre héros, ça ne serait pas un bavard et que donc, si on voulait pouvoir rentrer dans sa tête, il fallait absolument qu’on ait des procédés de ce type pour connaître ses émotions, ses frustrations et aussi pour apporter au lecteur un contrepoint. Cela permet même aussi un peu une forme d’humour assez cynique qui me ressemble bien.

Quand je relis aujourd’hui les premiers Chinaman, je me dis qu’on avait trouvé franchement un bon équilibre. D’ailleurs on l’a peut-être perdu par la suite. Je voulais y mettre un ton assez noir, assez dur avec cette série et je pense qu’on l’a en effet un peu perdu au fil des albums. Même si on est des vieux routards, même si on sait comment construire une histoire, avec le recul, les meilleurs albums restent pour moi les premiers au niveau du ton. Les derniers ne sont pas assez noirs, ils sont plus éloignés de mon état d’esprit initial. Peut-être bien à partir du changement d’éditeur justement !

Le sixième tome avait fait l’objet d’un coffret pour mettre en valeur la participation de votre épouse sur toute la partie documentation.

Mon épouse est professeure d’anglais et oui, elle a participé énormément à ça. Elle a lu pas mal de bouquins en anglais quand on est allés aux États-Unis et lors de notre passage à San Francisco. Le musée sur l’immigration chinoise a été pour nous un petit bijou à ce titre d’ailleurs. Mais en effet, il faut savoir que mon épouse a vraiment été présente du début à la fin sur Chinaman. Tous les tomes ont été écrits avec elle sans exception, même si sa participation n’était pas clairement inscrite en devanture des albums.

Par contre, dans Le Réveil du tigre, je tenais à ce que sa place soit pleinement reconnue et elle a été donc nommée au même titre que tous les autres en page de titre. C’est amusant car sur Chinaman, j’entendais parfois des lecteurs me dire que Serge Le Tendre avait bien écrit son histoire ! Moi dans ma tête je me disais « Oui mais moi aussi je l’ai bien écrite mon histoire avec Serge ». Donc, j’avais envie que les choses se sachent un peu maintenant : on a toujours travaillé à trois en réalité.

Quant au livret du tome six, ce sont en fait les éditions Dupuis qui ont eu envie de faire un coffret pour célébrer la parution de l’album Frères de sang. Et de fait, ça a mis en évidence le travail de mon épouse. Mais très honnêtement, de nous -mêmes on ne l’aurait jamais fait car ça prend du temps et commercialement, ça a un coût. Même si j’avais été payé pour faire les illustrations et je crois me souvenir que Chantal aussi avait été payée pour ce travail. Par contre, le bon côté, c’est que ça a remis nos histoires dans un contexte historique et que ça montrait aux lecteurs qu’on n’était pas partis de rien. Ça tombait bien au final et je me souviens avoir eu des retours de quelques profs qui s’en étaient servis en classe. C’était intéressant au final, on ne l’aurait pas imaginé au départ quand Dupuis nous a proposé ce faire ce coffret.

Peu de séries BD abordaient les arts martiaux quand vous avez sorti le premier Chinaman mis à part Le Moine fou de Vink...

C’est bien que vous me parliez de Vink car pour moi qui étais d’origine vietnamienne, j’étais très friand de tout ce qui se faisait à cette époque. Il n’y avait pas internet, il fallait aller à la pêche aux infos. On n’avait que la radio, la télévision et quelques journaux. Des renseignements sur des dessinateurs, pour les trouver, c’était compliqué. Et j’avais cru comprendre que justement le milieu de la bande dessinée était très franco-belge. Et avec juste un peu d’Italiens et un peu d’Espagnols sur le marché !

Or moi, petit garçon d’origine vietnamienne, je me posais la question de savoir si un jour je pourrais faire de la bande dessinée. Ça a l’air absurde, mais je me posais sérieusement cette question quand je voyais ce qui se faisait à cette époque : est-ce que moi j’aurai le droit de faire de la BD ?

Chen Long (alias Chinaman) réalisé en 1998 et le même, pendant l’interview

Mes parents envisageaient que je fasse des études mais après deux années de médecine qui n’ont rien donné, j’ai annoncé à mes parents que ce que je voulais faire, c’était du dessin et ils étaient bien embêtés. Mais était-ce possible pour moi ? Il me fallait des repères pour envisager les choses mais j’étais arrivé à la conclusion qu’il n’y avait pourtant aucun dessinateur asiatique qui faisait de la BD sur le marché franco-belge. Aujourd’hui il y en a plein mais à l’époque, aucun ! Sauf… Vink qui est alors arrivé et qui avait fait un tout premier album "Derrière la haie de bambou", pile à un moment où je commençais à en faire réellement mon métier ! Et là, grâce à Vink, je me suis enfin dit : « - Ha si, c’est possible ! ». Ça me prouvait que c’était réalisable et j’avais été sacrément rassuré : je pouvais envisager de faire de la BD.

J’ai croisé Vink quand j’étais jeune dessinateur et je crois bien lui avoir dit… mais je n’en suis plus très sûr en réalité. Ça remonte à très loin maintenant. Je n’ai pas une mémoire infaillible… ( Rires ) Quand je l’avais croisé, c’était à Montreuil, chez un bouquiniste. Il dessinait Le Moine fou et il m’avait fait une dédicace sur son premier tome, au stylo bille, très élégante ! C’est un gars très chouette et un très-très bon dessinateur. Mais avec des histoires un peu compliquées cependant… Pour la mentalité française, je trouve qu’elles sont en effet trop compliquées. Même moi j’avoue avoir du mal quand je les lis ( Rires ) Ces histoire sont très particulières mais par contre, ces dessins sont vraiment magnifiques. Un peu comme des estampes ! J’aime beaucoup Vink et je considère presque ce monsieur comme un grand frère. Il a été un phare pour moi quelque part et c‘est dommage qu’il ait arrêté la bande dessinée. Aujourd’hui il ne se consacre qu’à la peinture mais je n’oublie pas que sa présence a été primordiale pour moi.

Vous avez pratiqué les arts martiaux mais les scènes de combat sont plus apparentées à Jackie Chan qu’à Bruce Lee…

Oui, car rendre Bruce Lee sur une scène de combat, c’est compliqué : il faut que ce soit animé, que ça bouge. Et la bande dessinée, ça reste du dessin, ce n’’est pas de l’animation, donc il faut mettre un peu d’exagération, de l’ampleur dans les mouvements. C’est presque un ballet d’une certaine manière. Si on voulait s’amuser à dessiner sur une planche le combat entre Chuck Norris et Bruce Lee, il faudrait représenter coup après coup. Ce serait trop long en BD. Et puis, toucher à ses propres icônes, c’est compliqué je trouve. . Il me semblait que ce serait compliqué de retranscrire la vitesse d’exécution de Bruce Lee en combat avec la narration BD.

Je ne le sentais pas donc il fallait que ce soit plus chorégraphié comme dans les films chinois que je voyais quand Chinaman se battait. Je pense que le lecteur appréhende mieux l’action ainsi car si on fait des séquences où les types ne font que se donner des coups à tour de rôle, ça ne peut pas marcher. Il faut que ce soit plus "aérien" ! Et donc je me suis un peu calqué sur un film que j’avais adoré "Il était une fois en Chine" avec Jet Li. Les mouvements sont amples avec une certaine forme de chorégraphie qu’on peut apprécier. J’ai préféré coller à ça plutôt qu’à une idole comme Bruce Lee. Sinon, j’ai beaucoup aimé Jackie Chan aussi : il a préféré développer un jeu tourné vers l’humour et la comédie au contraire du sérieux de Bruce Lee.

Vous avez un vrai sens du découpage, de la narration, et la toute première scène de l’album « Les pendus » en est très révélateur.

J’ai adoré autant Giraud que Hermann et ce dernier reste pour moi un maître dont je souhaite plus m’approcher au niveau de sa narration. Cette scène que tu cites est un hommage à la toute fin de son album Le Ciel est rouge sur Laramie. Giraud a un dessin d‘une séduction incroyable mais je pense que narrativement, Hermann est plus fort. Quand Giraud dessine, tout est beau. Ce qui n’est pas forcément le cas à chaque fois avec Hermann mais par contre, ça colle à une certaine réalité et c‘est ce qui me fascine chez lui. Je suis stupéfait par ses cadrages, sa façon de raconter : très adulte et très fascinante pour l’adolescent que j’étais. Hermann fait de la BD intelligente et je trouve que les scénarii de Greg étaient impeccables. Et avec finalement assez peu de cases par page, ils arrivaient à raconter une histoire très dense, avec une épaisseur qui me scotche encore maintenant. Dans Blueberry, ça galope de tous les côtés, ça galope au kilomètre mais je trouve qu’il y a finalement assez peu de profondeur.

Alors que ce que j’aimais chez Hermann, c’était sa profondeur justement, le réalisme des émotions : quand un personnage a peur, on le voit avoir vraiment peur. On sent que quelque part, dans Blueberry, c’est pour « de rire ». Même accroché à un poteau de torture, on sait qu’il va s’en sortir. Avec Hermann, on a toujours un doute, même si c’est le héros et qu’à priori il devrait s’en tirer quand même. Le frisson et une certaine densité psychologique manque peut-être un peu dans Blueberry

Et donc, quand je dessine la scène que vous évoquez, oui, je pense à Hermann ! C’est un hommage ! Et d’ailleurs les deux personnages se font descendre tous les deux en caleçon dans une ruelle sombre au milieu des détritus.

Pourquoi Chinaman s’est arrêtée sans prévenir ? Trop d’albums ? La lassitude ?

Effectivement… au bout d’un certain nombre d’albums… sur "Chinaman", j’avais l’impression qu’on allait commencer à tourner en rond. Et donc il y avait en effet une petite lassitude. Et à cette époque, je fréquentais Nicolas Barral en dehors des circuits professionnels. Et un jour, lors d’un repas improvisé chez nous, je lui ai fait part de mon envie de travailler sur un tout autre registre. Et avec un autre style, pour quitter un peu le réalisme de "Chinaman". D’autant plus que j’avais alors des enfants assez jeunes et que donc, je me demandais si je ne pouvais pas faire un projet pour m’adresser à eux aussi. Quelques temps plus tard, il m’a proposé alors de partir sur une petite série qu’il avait en tête et qu’il avait proposée à un autre sans que ça convienne. Son idée de départ me plaisait beaucoup mais il fallait juste qu’on réorganise un peu l’univers pour que ça me convienne parfaitement et que ça devienne ensuite la série Mon pépé est un fantôme.

Au départ, il me proposait un univers peu familier pour moi. Mais comme je suis d’origine vietnamienne et que ma femme est d’origine corse, j’étais persuadé qu’on pouvait en faire des trucs marrants. Et il a dit OK ! On a alors mis pas mal de nous même là-dedans, on a bien rigolé et ça a été un grand moment de collaboration entre nous. On s’est bien pris au jeu. Le tome quatre se passe justement en Corse et c’est un bel exemple de nos héritages personnels.

Dans cette série, on pourrait avoir l’impression que ça s’adresse aux enfants mais en réalité, on s’adresse à toute la famille. On peut les lire même en tant qu’adulte et moi-même, quand je recevais le scénario (avant même de commencer à dessiner), je me fendais la pipe à lire les histoires. Il y a des séquences très-très drôles, je conseille vraiment d’aller faire un petit tour dans ces albums, il y a je pense de belles trouvailles. On parle de choses très sérieuses (le grand-père décède au tout début, on parle de maladie, on parle de divorce) mais tout ça, avec le prisme de l’humour.
Avec le recul, je trouve que c’est vraiment drôle, plein d’humour même si ça n’a pas vraiment eu le succès que ça aurait pu mériter. Il n’y a eu que quatre tomes. Et donc, Nicolas comme moi, on avait plutôt intérêt à ne pas persévérer plus sur cette série même si je pense qu’on a fait un travail de qualité dont je suis très fier. Mon fils, qui a bien grandi, les a relus il y a pas si longtemps et je crois savoir qu’il les aime encore beaucoup.

J’adore votre dessin en noir et blanc mais du coup, vous vous êtes essayé ensuite à la couleur directe avec "Griffe Blanche" ?

Oui mais ces albums n’ont pas eu le même succès que "Chinaman". On avait conçu ça comme une histoire assez courte, on n’envisageait pas une série sur le long terme. J’avais envie de faire une comédie un peu plus légère mais je me demande maintenant si je suis vraiment fait pour ça… pour faire de la comédie en BD réaliste. Peut-être que mon dessin se prête mieux à des histoires plus dures ? Il est clair qu’on n’a pas eu autant de retour de la part des lecteurs qu’avec Chinaman. Moi, j’y mets, en tant que dessinateur, tout mon cœur et mon énergie pour que ce soit une belle histoire. Mais les auteurs proposent et les lecteurs disposent !

En tous cas, faire de la couleur directe a été pour moi un gros challenge. J’avais déjà fait des couvertures ou des illustrations de-ci de-là mais faire des planches entières, c’est une toute autre gymnastique. C’était une réelle volonté d’essayer de ma part car quand on fait ce métier, on a besoin de rompre avec une certaine routine. Quand on passe vingt ou trente ans dans le même registre, on a forcément envie d’essayer autre chose.

Mais il faut savoir que c’est long, très long de faire des planches en couleur directe et c’est pour ça que je ne l’ai fait que sur les deux premiers tomes. Le troisième a été fait numériquement en collaboration avec Jean Bastide qui a fait un travail de couleur remarquable. De plus, je savais que je devais me lancer rapidement dans XIII Mystery, il fallait donc que je raccourcisse les délais. Luc Brunschwig m’attendait depuis un bon moment, je crois que je l’ai fait attendre pendant au moins deux ans et demi, avant que l’album ne paraisse. Mais il le savait, je lui avais laissé le choix : je lui avais proposé de voir avec un autre dessinateur s’il ne se sentait pas de m’attendre. Mais je pense qu’il tenait vraiment à travailler avec moi. J’en profite donc pour le remercier pour sa patience. Et je crois qu’on a réussi à produire un bon album dans cette série sur XIII Mystery.

Puisqu’on parle de XIII Mystery, vous aviez été fan de ce héros plus jeune ?

J’ai lu les dix premiers tomes de XIII quand j’étais plus jeune. Mais pas besoin d’être particulièrement fan du héros ou des personnages secondaires, il faut juste aimer l’histoire qu’on va raconter. Et sur ce point, Dargaud et Luc Brunschwig me voyaient bien sur ce type de projet, ça m’a ouvert des portes. Suite à cet album, il y a eu pas mal de scénaristes qui sont alors venus à moi pour me proposer autre chose que des westerns. Malheureusement pour eux, moi, quand je ne suis pas à la base des histoires, j’ai du mal à être un simple exécutant… sauf sur des histoires du calibre de XIII. Car même si ce sont des projets de commande, on sait en tant qu’auteur que ça aura un pouvoir attractif très fort auprès du lectorat et qu’on aura droit à un traitement de luxe de la part de l’éditeur. Donc c’est motivant ! Quand tu lances une nouvelle série inconnue du public, c’est forcément plus compliqué pour accrocher les lecteurs.

Pourquoi le pseudo « TaDuc » et avec en plus une majuscule au milieu ?

C’est une bonne question ! Comme vous le savez, mon nom de famille, c’est « Ta ». Or, un jour, je m’étais présenté à une séance de dédicaces et le libraire responsable du rayon me dit « - Ha oui, Tha ! Je connais. Vous passez dans Fluide Glacial, c’est bien ça ? ». Et là, j’ai réalisé qu’il y avait déjà un autre dessinateur du même nom que moi mais qui signait « Tha ». C’était un bon dessinateur d’ailleurs. Il était espagnol avait fait un album "Absurdus Delirium". Et je me suis dit à ce moment là « - Oulà ! Je suis à peine arrivé dans ce métier que déjà on me confond avec quelqu’un d’autre, ça ne va pas le faire » ( Rires ). À ce moment là, j’ai opté pour un nom en deux syllabes. Et en me calquant justement sur ce qu’avait fait Vink, sur la base de son nom et une partie de son prénom !
Or, moi, mon prénom vietnamien, c’est Quang-Duc même si personne ne l’utilise, c’est juste pour l’état civil ! Mes parents m’ont donné ce prénom vietnamien mais même eux, m’ont toujours appelé Olivier. Tout le monde m’a toujours appelé Olivier. Et donc, je me suis dit que j’allais accoler une partie de mon prénom vietnamien derrière mon nom. J’allais même y mettre une majuscule au milieu pour pouvoir l’expliquer quand on me demandera. Et comme ça, en plus, ça fera parler les gens ! ( Rires ) Et je suis content car je n’en ai pas vu d’autres à ce jour des TaDuc. Il y en a même qui m’appellent carrément « Olivier TaDuc » mais ça marche aussi ! ( Rires ) Et si vous voulez un scoop, ma propre fille m’appelle comme ça en plus ! Mais pour les lecteurs, je suis TaDuc tout court ! C’est ce qui est indiqué sur les livres, c’est normal qu’ils m’appellent comme ça.

Pourquoi un seul et gros album pour le retour de Chinaman ? Vous auriez pu relancer la série sur deux ou trois albums.

On aurait pu, oui… mais il faut remettre dans son contexte. Entre la fin de "Chinaman" et ce nouvel album "Le Réveil du tigre", j’ai fait plusieurs autres albums. Au moins huit tomes différents, il me semble. On ne pouvait pas appeler ça "Chinaman" car ça ne pouvait plus rentrer dans le cadre de la série, il s’était écoulé dix ans depuis. Un peu comme la suite des "Trois Mousquetaires", ça s’appelait "Vingt ans après". Après sa trilogie, Alexandre Dumas avait repris le personnage de d’Artagnan qui avait vieilli et ça s’appelait donc autrement. Pour nous c’était un peu pareil et d’autant plus que la collection "Repérages" chez Dupuis n’existait plus. On ne se voyait pas non plus faire le tome dix de Chinaman comme si de rien n’était, alors qu’il s’était passé vingt-cinq ans depuis le tome précédent.

Donc il fallait que ce soit différent ! Il fallait intégrer notre histoire différemment et en effet, on a proposé à l’éditeur un mini-cycle de trois albums. Et Dupuis nous a répondu que l’histoire était super mais qu’en trois tomes, ça n’allait pas le faire et qu’il fallait plutôt envisager un seul one-shot. Et ce qui est bien de leur part, c’est qu’on a pu le faire avec des conditions comme si on avait sorti trois tomes. Donc financièrement, c’était cohérent !

Mais par contre, ça voulait dire passer trois ans à faire cet unique gros album, sans avoir de sorties et donc sans avoir les droits d’auteurs qui vont avec. Ce n’est pas beau de parler d’argent mais ça fait partie du métier, on a besoin de vivre comme tout le monde. On a besoin d’avoir des rentrées, ça passe aussi par les droits d’auteurs. Et les droits d’auteurs arrivent avec les ventes d’albums. Si on avait publié trois albums, on aurait eu plus de droits d’auteurs. Mais d’un autre côté, le fait d’avoir une grande histoire, les gens la perçoivent en tant que telle et on ne perd pas de lecteurs en cours de route. Ils peuvent très bien arrêter leur lecture à tout moment si l’histoire ne leur convient pas, mais ce que je veux dire, c’est qu’avec trois livres, on n’est pas certains que tous vont avoir envie d’acheter et de lire les trois. On risque de perdre des lecteurs en cours de route. Alors qu’avec un seul tome, a priori, le lecteur est amené à lire l’histoire jusqu’au bout. Il peut arriver que plus il y a de tomes, plus il y a de lecteurs mais il faut savoir que la norme, c’est plutôt l’inverse et donc de perdre des lecteurs au cours de chaque nouvel album.

Donc là, avec ce format de plus de cent-vingt pages, on a une histoire compacte qui peut se ressentir comme un roman qu’on lirait ou comme un film qu’on irait voir. On a réfléchi à cette idée de l’éditeur et très vite, on s’est rendu à l’évidence que Dupuis avait raison et je pense que c’est une réussite. Les gens l’ont reçu en tant que « pavé » à lire et ont été happés par cette histoire au long court.
Il y a des chapitres ,mais tout se tient.

L’histoire est plus violente et la grosse surprise, c’est de découvrir un héros de BD sous l’emprise de la drogue.

C’est vrai ! Mais je pense que c’est du devoir des raconteurs d’histoires que de surprendre les lecteurs ! Beaucoup de lecteurs ont lu "Le Réveil du tigre" sans avoir connu "Chinaman" et pour eux, ce n’est pas un problème. Certains sont même venus à la série-mère après avoir lu ce one-shot. Mais moi, je voulais à tout prix raconter une histoire crépusculaire, au même titre que des films que j’ai pu voir et aimer comme "Impitoyable", "La Horde sauvage" ou "Hombre". Ce sont des films qui ont énormément compté pour moi. Dans "Hombre" par exemple, Paul Newman joue le rôle d’un homme blanc qui a été élevé par des indiens quand il était enfant et qui donc est à la lisière entre deux mondes. Ce personnage-là a beaucoup de similitudes avec notre personnage de Chinaman. Ce ne sont pas forcément des histoires très gaies, mais elles m’ont marqué ! Et donc j’avais très envie de faire une histoire de ce genre-là.

J’ai alors repris l’encrage, le trait noir. Je suis revenu à des choses plus proches pour traiter cet album de ce que faisais pour les premiers de la série-mère : plus d’aplats de noir et des ambiances très fortes. Peut-être que ça se perd aujourd’hui chez les jeunes auteurs mais moi, c’est ce que j’aime faire. Je suis peut-être devenu un vieux dinosaure qui travaille à l’ancienne. Mais tout ça c’est mon cinéma à moi, dans ma tête. Je visualise mentalement toutes les scènes comme un film et pour les besoins de mon travail, je vais en extraire des images pour les dessiner.

J’aime l’action mais je peux aussi avoir des moments de contemplation. Je me souviens que quand j’étais avec mes enfants à attendre leur mère qui faisait quelques courses par exemple, on s’asseyait sur un banc et je leur disais « Regardez autour de vous ! Il y a toujours des choses intéressantes à regarder : les gens qui passent dans la rue, les décors, un détail d’architecture ou se perdre dans un grand paysage ». Moi je suis comme ça : je voyage à travers les images et j’aime bien que les gens puissent avoir la possibilité de voyager à travers mes images. C’est ma nature profonde !

Vous travaillez actuellement sur une mini série sur le Major Jones ? Ce n’est plus dans le cadre de "XIII Mystery" ?

Je commence à peine, je n’ai fait que huit pages. Ces quelques pages ont été vues par le scénariste et par l’éditeur et elles ont beaucoup plu. C’était déjà très encourageant. Ils y croient beaucoup et c’est vrai que le Major Jones est un personnage très intéressant à dessiner. En plus elle a une vingtaine d’années, elle est donc jeune et très jolie. Je vais essayer de coller au mieux à la manière dont William Vance la représentait même si malheureusement, je ne suis pas Vance ! Je ne vais pas faire du calque bien entendu mais je vais tenter quand même de me rapprocher le plus possible de ce qu’il faisait et d’en faire un personnage très séduisant. Je n’ai pas eu de directives sur ce point là mais j’imagine qu’ils veulent que je reste dans cet esprit-là. Quand la série XIII Mystery a été lancée, Ralph Meyer, pour le premier tome, ne dessinait pas comme Vance. Et ceux qui ont suivi ont eux aussi dessiné à leur manière, forcément. J’ai donc la liberté de dessiner comme je l’entends, mais bien entendu, j’essaierai de coller au mieux, à ce que j’estime moi être l’univers de XIII et du Major Jones.

Donc pour l’instant je prends du plaisir sur cette série que je démarre. Animer une très jolie fille, c’est ce qui me plaît sur ce projet. Ça va être un régal. J’aime beaucoup dessiner les personnages féminins. Et peut-être que je me ferai aider d’un second dessinateur pour alors dessiner les engins, les avions, les voitures… C’est possible, j’y réfléchis car ce n’est pas la partie que je vais préférer le plus. Moi je suis plus un dessinateur de chevaux que de véhicules. Je peux le faire mais… je n’y prends pas trop de plaisir. Or, il existe des dessinateurs qui sont spécialisés dans ça et j’avoue que quand j’étais enfant, je n’en ai pas dessiné beaucoup des engins militaires…

Concernant la série elle-même, elle devrait compter trois albums, c’est pour ça que j’en parle comme d’une mini-série. Elle est scénarisée par Yann, c’est d’ailleurs en grande partie déjà écrit, ce ne sera donc pas un travail avec Le Tendre cette fois. Je sais que les lecteurs ont l’habitude de voir nos deux noms associés ensemble ( je ne sais pas si Serge connaît bien l’univers de XIII d’ailleurs ). J’ai lu l’histoire entière de Yann, ça fera une bonne aventure. Elle me convient bien en tous cas. Je ne saurais dire quand ça sortira car je sais que Dargaud veut retenir la parution du premier de manière à ce que la sortie du second soit assez rapprochée. Ça pourrait être fin 2022 ou courant 2023 mais je ne suis sûr de rien en fait…

Quelle question auriez-vous aimé que l’on vous pose ?

Hummm… peut-être une question sur ma façon de travailler aujourd’hui.

Pendant des années, je travaillais de manière très classique. Je faisais des crayonnés sur papier et j’encrais par-dessus. Il me reste encore quelques scans de ces crayonnés mais d’une manière générale, quand j’encre, forcément il disparaît ensuite avec le gommage. Ça fait partie de la construction d’une planche : un crayonné reste une étape transitoire. Or, depuis quelques années, je travaille de façon mixte. En numérique, pour la mise en place des pages et pour le crayonné. Ensuite j’imprime ce crayonné (il sort gris sur le papier) et j’encre par-dessus avec les outils tout à fait traditionnels. Je pourrais faire mes crayonnés sur papier et les scanner pour les imprimer mais l’avantage de faire les crayonnés en numérique, c’est que cela me permet de déplacer un personnage ou de le réduire si ça ne convient pas. Je peux retoucher comme je veux avec le numérique. Et je suis maintenant assez à l’aise avec le stylet. En plus, l’avantage c’est que je ne laboure plus le papier de mes pages. Le crayon a tendance à appuyer et finit par faire des rainures. Aujourd’hui, quand j’attaque l’encrage, la feuille est vierge de toute trace. C’est très agréable avec l’outil informatique. Ce n’est pas impossible qu’à terme je fasse aussi mes encrages en numérique. Ou que j’alterne les techniques de temps en temps.

Contrairement à ce qu’on croit, faire des crayonnés numériquement, ça permet d’aller au fond des choses et même de zoomer pour ajuster son dessin au millimètre près. C’est d’un confort inégalé. Et quand l’encrage de ma page est fini, je n’ai pas à gommer non plus. Avant quand on gommait une planche finie, ça enlevait aussi un peu d’encre qui devenait alors plus grise que noire. Il faut savoir que le trait fait à la plume sur papier résiste mieux au gommage. Par contre, quand c’est fait au pinceau, c’est un trait léger et donc tu finis parfois par devoir ré-encrer par-dessus ton trait qui a été gommé. C’est pénible…

Dans "Le Réveil du tigre", tous les crayonnés ont donc été fait numériquement et tout l’encrage a été fait à la main, avec les outils classiques : plumes et pinceaux.
Mais rassurez-vous : si demain, on entre dans une ère où l’électricité n’existe plus, je me remettrai sans problème à faire à nouveau mes crayonnés sur papier ! ( Rires )

Propos recueillis par Jean-Sébastien Chabannes
http://pabd.free.fr/ACTUABD.HTM

Voir en ligne : Les voyages de Takuan - Interview d’Emiliano Simeoni pour ActuaBD par Jean-Sébastien Chabannes

(par Jean-Sébastien CHABANNES)

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Code EAN : 9791034754199

Lire une autre récente interview de cet auteur dans l’article : Dernier baroud d’honneur pour Chinaman dans "Le Réveil du Tigre"

À propos de TaDuc, lire également nos précédents articles :
- Une précédente interview de Taduc concernant son travail en couleurs directes : « "Griffe Blanche" reste au carrefour de l’Asie et de l’Occident. » (mai 2013)
- Les chroniques des albums de Mon Pépé est un fantôme : les tomes T1, T2, T3 et T4.
- une interview en juin 2011 : « On veut parler aux enfants des choses qu’ils vivent. »
- une interview en septembre 2008 : "Mon vécu me permettait d’enrichir l’univers de "Mon Pépé est un fantôme""
- Chinaman T.5 : Entre Deux Rives par TaDuc & Serge Le Tendre (Dupuis)

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