La deuxième chose la plus chiante après le sport, c’est entendre des gens que l’on ne connaît pas nous parler de leur sport. Ces témoins de Jéhovah du yoga savent mieux que personne ce qu’il faut pour convaincre de rentrer dans le monde nébuleux des chaussures de sport et de l’équipement Fitness.
Ça, c’est ce qu’on pourrait penser après avoir lu les dix premières pages du livre. Mais ce ne sont que les dix premières pages... Et voyez-vous, ce livre n’essaye pas de convaincre qui que ce soit. En fait, il ne parle même pas vraiment de sport. Et il ne parle en aucun cas de force surhumaine...
Alison Bechdel s’est faite connaître aux États-Unis grâce à son strip mythique Dykes To Watch Out For - Gouines à Suivre en français, paru de 1983 à 2008, et dont L’essentiel est édité en France aux éditions Même Pas Mal. C’est dans ce strip qu’est mentionné pour la première fois le fameux Test de Bechdel.
À l’étranger comme dans son pays natal, elle est connue pour Fun Home (abréviation de Funeral Home), succès incontestable dès sa sortie en 2006, adapté en comédie musicale primée aux Tony Awards, qui relate principalement son enfance et l’homosexualité cachée de son père. En 2013, elle publie C’est toi ma maman ? sur sa relation avec sa mère.
Le Secret de la force surhumaine forme donc en quelque sorte le troisième volume de ce triptyque de Graphic Memoirs. Après les deux dernières très lourdes, Alison Bechdel eu l’idée d’entamer une bande dessinée ’’plus légère".
Alors que ses deux dernières bandes dessinées étaient presque entièrement en noir et blanc, celle-ci a été mise en couleur par sa compagne, Holly Rae Taylor.
De quoi ça parle alors ? Après avoir médité dessus pendant dix jours, nous ne pouvons toujours pas vous le dire avec certitude. Mais les meilleurs livres ne sont-ils pas ceux dont le thème véritable est multiple, transcendant la façade de ce que le livre promet d’être ?
Alors ça ne parle pas vraiment de sport. Non, à la place, Alison Bechdel nous parle de quelque chose de plus tangible : le corps, instrument de chaire molle qui nous sert de prison. Comment affronter le fait que l’on doit vieillir, peu importe que l’on pratique un sport pendant 40 ans ? Et alors, pourquoi Alison Bechdel a-t-elle consacré autant de temps au sport ? D’où lui vient la force ? Quel est le secret de la force surhumaine ?
Les décennies sont rythmées par les modes sportives de 1960 à nos jours, course, yoga, pilates, ski Alpin, ski nordique, ski de fond, randonnée, escalade, le 7 minute work-out, les vélos de salon et autres astuces à la Jane Fonda. Le temps passe, ainsi que les chagrins d’amour, les présidents américains, et les modes des polaires sportives ou des baskets fluos.
La narration de sa vie personnelle, cette vie marquée de coups, de croissance, de muscles, de rides, ce Journal d’un corps à la Daniel Pennac, est aussi liée à l’histoire de l’esprit.
Elle cherche dans le sport un moyen d’affronter la vie, de transcender son existence, d’atteindre "l’éveil". Puisque faire du sport, c’est une méthode quasi méditative où l’on ne pense à rien. On met son ego de côté, on n’existe que par le corps, car "quel espoir avons-nous de changer le monde si nous de pouvons pas changer nos misérables ego ?". Et Alison Bechdel cherche cette sensation de plénitude après chaque sport délaissé : en plongeant corps et âme dans le travail pour s’oublier, ou l’alcool, ou les somnifères.
Elle s’inspire du transcendantalisme, mouvement philosophique qui s’est développé dans les années 1820 en Nouvelle-Angleterre qui repose sur la croyance dans la bonté inhérente de la nature, dans une société où les institutions ont corrompu la pureté de l’individu.
Bechdel fait alors un jeu d’aller-retours intelligents entre sa vie personnelle et celle d’Emerson, Fuller et Thoreau, qu’elle considère être les premiers à avoir fait du sport en plein air un loisir, de la marche une observation de la nature ; tradition léguée aux Romantiques comme Coleridge, Beatniks comme Kerouac, jusqu’à elle-même...
Ainsi, elle essaye de s’échapper dans les montagnes, représentation de soi, où Gary Snyder et Kerouac avaient aussi tenté de s’échapper et Coleridge de faire une cure d’opium. Un nouveau sport, un nouvel objectif implicite : tenter le karaté pour se défendre, courir pour s’échapper, et à chaque nouvelle tentative essayer de se surpasser, au risque d’être éternellement insatisfaite.
Une BD plus légère ? Outre le fait que l’objet en lui-même est déjà lourd (234 pages qui m’ont aidée à assassiner un frelon), il faut croire que c’est pas tout à fait gagné. Entre le succès inattendu, les relations foireuses, le workaholism, le cancer de sa mère, les décès prématurés, la quête de sens et de la créativité... Clairement, la liste est longue pour remettre en doute le caractère fun & happy de cette BD.
Mais ce n’est pas une BD malheureuse. Même si la route de l’éveil n’est pas toujours marquée par le succès, ou avoir une comédie sur Broadway, ou finir un livre, il y a de l’espoir pour s’améliorer. Pour citer Thoreau : "things do not change ; we change." [Les choses ne changent pas, c’est nous qui changeons.]
Alors pour un livre singulièrement appelé Le Secret de la force surhumaine, le lecteur reste sur sa fin : la force, ce secret, il faudra qu’il le trouve lui-même.
(par Marlene AGIUS)
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Le Secret de la force surhumaine - Par Alison Bechdel - Éd. Denoël Graphic
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