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Bertrand des BeKa (1/3) : « "Les Cœurs de ferraille" sont nés de ma complémentarité avec Munuera »

Par Charles-Louis Detournay le 4 juillet 2022                      Lien  
Les scénaristes des "Rugbymen", de "Studio Danse", de "Champignac", du "Jour où…" et bien d’autres univers multiplient actuellement les nouveautés. Six nouvelles séries en un peu plus d’un an, dont trois lancées chez Dupuis en moins d’un mois. A commencer par les surprenants « Cœurs de ferraille ». Une épopée uchronique qui se déroule le sud des États-Unis au XIXe siècle. Sauf que les noirs vivent en harmonie avec les blancs, et que tous exploitent de serviles robots !

Vous allez fêter vos vingt ans de carrière avec une floppée de nouveautés ! S’agit-il de projets que vous avez patiemment mûris avant de les dévoiler ?

Bertrand des BeKa : Parfois, mais pas toujours. On ne contrôle pas du tout comment les choses évoluent. Chaque rencontre est une opportunité, qui peut parfois déclencher l’ouverture de plusieurs autres portes, sans que l’on s’y attende. Cela dépend toujours des personnes qui sont en face. Certains éditeurs sont très ouverts, d’autres un peu moins. Parfois on mitonne très longuement un récit, et puis d’autres fois, il s’impose presque malgré vous, au moment propice, ce qui est assez rigolo et aussi très chouette.

Vous avez un exemple de série qui s’est imposée à vous ?

BdB : Les Cœurs de ferraille sont ainsi nés il y a moins d’un an… et à ce moment-là, je n’avais aucune idée de sa thématique ! On ne devait faire qu’un one-shot, et c’est devenu une série. Et je dois avouer que les retours sont tout de même assez étonnants.

Bertrand des BeKa (1/3) : « "Les Cœurs de ferraille" sont nés de ma complémentarité avec Munuera »
Les Cœurs de ferraille : © Munuera - BeKa/Dupuis.
Jose Luis Munuera

Vue que vous aviez prolongé l’équipe réunie pour votre album des Tuniques bleues et que l’on retrouvait cette atmosphère historique du sud des États-Unis, je pensais que cette série découlait de votre incursion dans l’univers de Cauvin & Lambil ?

BdB : Non, rien n’avait été calculé, même si c’est vrai qu’on avait envie de retravailler ensemble, car on s’entend très bien et je pense qu’on est extrêmement complémentaires. On restait en contact, s’envoyant les uns les autres le fruit de notre travail. Puis j’ai vraiment flashé sur un court récit que Munuera avait réalisé pour un magazine… Je crois que c’est GEO, mais je ne suis pas sûr…

Sans doute le numéro 9 de Tintin c’est l’aventure dédié aux révolutions ?! Il avait réalisé un récit avec des robots, mais comme c’est tout récent, je pensais qu’il l’avait dessiné pendant Les Cœurs de ferraille, en partant de votre thématique commune ?

Le magazine où Munuera publia son court récit
© Moulinsart - GEO, 2021

BdB : Non, c’est l’inverse : il m’avait envoyé ses planches avant qu’elles ne paraissent. Et j’avais trouvé cela génial ! Car il avait repris la controverse de Valladolid en mettant des robots à la place des Indiens. Un sujet qui me tient à cœur parce que la question va se poser à un moment ou un autre : comment considérer les intelligences artificielles, les IA ? On a déjà du mal à considérer des êtres humains comme des personnes à part entière, pour peu qu’ils aient une différence par rapport à la norme ou un groupe. Et qu’est-ce que ça va être quand arriveront des robots, des intelligences artificielles qui sont déjà pour moi des personnes ?!

Pour en avoir parlé avec des chercheurs qui écrivent les algorithmes d’IA par exemple, ils m’ont tous dit à l’unanimité : « On a l’impression d’être devant des bébés, c’est à dire qu’on ne comprend pas certaines de leurs réactions, elles ne sont pas directement issues de ce qu’on a écrit et elles nous surprennent. » Donc ça veut dire qu’il y a déjà quelque chose qui émerge, qui leur échappe. Ils ne savent pas d’où ça vient, mais ce n’est que le point de départ, car nous n’en sommes encore qu’au niveau bactérien de l’intelligence artificielle. Donc comment imaginer ce que ça va donner après ?

Un extrait du récit robotique réalisé par Munuera pour "Tintin c’est l’aventure"
© Munuera, Prisma-Moulinsart, 2021.

Votre centre d’intérêt rejoignait exactement celui de Munuera avec ses planches !

BdB : Oui, je lui ai expliqué comment j’avais été interpellé. Et partant de là, Munuera m’a dit : « Bon, bah, on va faire un album ! T’as pas une idée ? » En effet, Caroline et moi avions un projet qui restait depuis un petit moment dans nos cartons : l’histoire d’une gamine qui est élevée par sa nounou parce que sa mère ne s’en occupe pas du tout. On peut effectivement imaginer que dans le futur, il y aura tellement de possibilités de faire gérer ses enfants par des domestiques virtuels ou robotisés, que certaines personnes auront peu de liens avec leurs enfants. Et quand la robot nounou disparait, cette petite fille veut retrouver ce qui représente sa mère à ses yeux. Nous avons donc envoyé ce pitch à Munuera en lui disant que c’était un point de départ comme un autre, et en se demandant si cela pouvait l’inspirer…

Je pense que ça a marché ?

BdB : Et comment ! Dès le lendemain, on recevait tout une série de personnages crobardés, et il avait placé tout cela dans le décor de la fin du XIXe siècle dans le sud-américain. Je suis tombé de ma chaise : « C’est génial », ce à quoi il a répondu : « Tu n’as pas quelques planches à m’envoyer ? » Je lui ai vite découpé quatre planches, qui correspondent presque au début de l’histoire actuelle, en me disant que j’aurais alors le temps de bien réfléchir pour scénariser la suite. Sauf que ce prodige les a non seulement dessinées en quelques jours ; mais qu’en plus, il me les a renvoyées en mettant en copie Laurence Van Tricht, éditrice chez Dupuis. J’étais absent pendant cette journée et lorsque je suis revenu à la maison en début de soirée, une kyrielle de mails m’attendaient : c’était les échanges entre Laurence et Munuera. J’ai donc ouvert tout d’abord le dernier mail pour reprendre pied, et j’ai été étonné en découvrant que tout était bouclé et que les contrats allaient suivre. Parfois, cela démarre plus vite qu’on ne pense !

Les Cœurs de ferraille : © Munuera - BeKa/Dupuis.

L’album a donc nécessité une écriture express ?

BdB : Oui, car je me suis retrouvé à essayer d’écrire aussi vite qu’il dessine, et je peux vous assurer qu’il dessine très vite. J’ai donc travaillé en ping-pong en rebondissant sur ce qu’il nous envoyait. En en parlant avec lui, pour intégrer toutes ses idées et envies… On disposait d’un fil conducteur plus ou moins solide, mais ça a été quand même une forme d’impro collective.

Le contexte de la série provient donc de Munuera ?

BdB : Oui, il a posé un univers graphique incroyable ! Qui offrait beaucoup de résonnance avec nos problématiques actuelles, tout en étant totalement dépaysant et même déstabilisant. C’est ça qui est chouette avec Munuera, on est vraiment sur la même longueur d’onde. Ces propositions m’apparaissent directement comme une évidence. C’est une vraie complémentarité que nous ressentons de part et d’autre.

Les Cœurs de ferraille : © Munuera - BeKa/Dupuis.

Lorsqu’on avait discuté de votre album des Tuniques bleues, vous m’aviez parlé d’un épais livre retraçant l’Histoire des États-Unis. J’imagine que c’est là que vous avez puisé vos idées ?

BdB : Exactement ! Je l’avais minutieusement annoté, pensant même à une trentaine de pitches potentiels pour les Tuniques bleues. Et notamment ce fameux chemin de fer clandestin, qui permettait aux noirs de s’évader des Etats sudistes et que nous avons adapté pour Les Cœurs de ferraille.

Il y a aussi une évocation au massacre de Tulsa…

BdB : Je voulais effectivement évoquer ce massacre racial. Puis j’aimais bien l’idée d’une ville en ruine, comme la ville fantôme de Lucky Luke, mais où ici un vieux robot déglingué ferait pousser des fleurs. Une inspiration à la Miyazaki que je trouvais à la fois forte et poétique. Pour maintenir cette atmosphère, j’ai alors imaginé une seconde ville, Tulpa, dont l’assonance rappelle la première. Mais qui est tirée d’un mot tibétain évoquant l’entité spirituelle. Je voulais montrer qu’on n’arrête pas les rêves, ils peuvent les détruire tant qu’ils veulent, ils renaîtront. Ce qui est malheureusement aussi valable pour les mauvaises idéologies : on ne les éradiquera pas, il y aura toujours un crétin qui ressortira ces absurdités

Les Cœurs de ferraille : © Munuera - BeKa/Dupuis.

Il fallait aussi mettre en scène les chasseurs d’esclaves ?

BdB : Celui que nous avons appelé « Le Limier » était un personnage important. J’avais initialement visualisé ce robot tracker sous la forme mi-homme-mi-animal proche des molosses qui traquaient les esclaves fugitifs. J’avais donc imaginé qu’il pourrait courir comme un genre de panthère, puis se redresser pour incarner un traqueur parfait. Puis Munuera est revenu en disant : « Attends, je me suis réveillé ce matin avec la vision d’un autre robot. Je te l’envoie, et si ça va pas, pas de soucis. » Il m’envoie une incroyable page du Limier tel qu’il apparaît dans l’album, avec cet œil central et son chapeau, avec une attitude presque féline dans ses mouvements. Je me suis bien entendu adapté à son dessin qui était d’une beauté et d’une élégance inouïe, en modifiant les séquences de chasse, car son personnage du Limier crève l’écran.

Il y existe quand même des messages forts dans votre récit ? Ce qui à mes yeux lui confèrent beaucoup de pertinence…

BdB : Parfois on travaille en sachant exactement ce qu’on veut distiller. D’autres fois, comme dans ce cas, on se laisse guider par son instinct tout en veillant à rester cohérent bien entendu. Deux éléments prépondérants ressortent de ce premier tome des Cœurs de ferraille. Tout d’abord, la vérité du lien qui unit deux êtres, quels qu’ils soient, la vérité de l’amour qui dépasse tous les codes, les clichés, les critères absurdes qu’on peut mettre dans notre société. On peut s’aimer via des réseaux sociaux. Un robot et une personne humaine, aussi, peuvent s’aimer etc.

Le second élément est l’acceptation. Nous sommes dans un univers basé sur une injustice, alors que les robots acceptent la leur, celle qui refuse sa destinée est notre jeune héroïne. Cette gamine traverse une forme d’acceptation collective, en refusant cette situation. Et je fais un parallèle avec Miss Daisy et son chauffeur. L’évidence de Miss Daisy, à savoir son amour pour cet homme, vient se heurter au refus des autres. Et tout son périple va à l’encontre de cet état d’esprit. Comme dans notre histoire dans un certain sens, car notre héroïne aime sa nounou et même si cela semble ridicule à tous les autres, elle franchira les épreuves pour la retrouver.

Les Cœurs de ferraille : © Munuera - BeKa/Dupuis.

Sachant que Munuera est également scénariste de l’album, saviez-vous où se terminait votre partie et commençait la sienne ?

BdB : Nous ne fonctionnons pas comme cela. Tout d’abord, nous rebondissons sur les idées les uns des autres, comme je vous l’expliquais. Et parfois je reviens en arrière comme pour le Limier où j’ai complètement modifié une séquence de poursuite, car le physique du robot ne s’y prêtait plus. De manière générale, je découpe tel que je le vois et je le sens. Mais nous savons tous les deux, que Munuera va bidouiller tout cela, en l’exprimant à sa façon. Nous sommes partenaires et nous avons chacun notre domaine dans lequel on va se prendre la tête. Moi, je dois structurer l’histoire, la rendre logique, cohérente, surprenante etc. Lui, va s’en emparer et graphiquement la propulser ailleurs, apporter des compléments… Il devient le réalisateur d’un film, le chef d’orchestre d’une partition qu’il remodèle à sa façon, avec des impros totales. Au final, ça marche ou ça ne marche pas. Il y a des auteurs avec qui je ne pourrais jamais travailler parce qu’on ne se comprend pas. Mais avec Munuera, c’est d’une facilité et d’un plaisir inouïs.

Nous mélangeons, donc, les éléments en fonction de nos besoins. Nous voulons que le lecteur puisse profiter pleinement de l’histoire, sans tenter de trouver absolument une logique à la présence de telle technologie dans un contexte historique. Sans l’influence du manga, nous aurions eu du mal à proposer une histoire telle que celle-ci. Pour ma part, je ne remercierai jamais assez le manga pour l’audace et la liberté qu’il nous a apporté car nous n’en disposions pas assez en France, nous sommes trop cartésiens.

Plus globalement, cherchez-vous volontairement à intriguer votre lecteur, à lui poser des questions tout en suscitant son attention ?

BdB : Cela provient de la réflexion que j’ai ressenti la première fois que j’ai été à New York. Pour Caroline et moi qui habitons juste à côté de la frontière espagnole, les personnes d’origine hispaniques sont plus que nos voisins, ce sont nos amis. Nous avons étudié dans les mêmes classes et par exemple, Caroline a un grand-père espagnol. Mais à New-York, je me suis rendu compte que l’hispanique représentait l’étranger, le migrant, celui qui dérange. La stupidité de la situation m’a heurté : celui qui est le même que moi dans ma maison, devient l’étranger là-bas. Cette ségrégation ne repose vraiment sur rien. C’est cette part d’absurdité que nous voulions épingler dans l’album : le noir est intégré au même niveau que le blanc, mais c’est le robot qui est différent. Voilà l’évidence qu’on a voulu illustrer et imposer comme point de départ de la série. Pour sans doute générer chez le lecteur une réflexion : peut-on comprendre sur quoi se base-t-on pour dire que l’autre est différent et inférieur ?

J’imagine que vous allez continuer à creuser cette thématique dans les prochains tomes ?

BdB : Nous allons maintenir le même univers bien entendu (le sud, les robots, les limiers, etc.), mais on va montrer des situations différentes et donc des personnages différents. Ce qui est logique car ce premier tome avait été pensé comme un one-shot. Maintenant que l’univers est en place, on va aller plus loin et montrer justement à quel point nous avons besoin de créer une différence chez l’autre pour pouvoir lui mettre sur le dos tout ce qui nous dérange. Nous allons, aussi, réfléchir à ce que pensent et ressentent les robots. S’ils réfléchissent, cela veut dire qu’ils ont également de l’espoir et une forme de spiritualité. Tout cela sera à découvrir dans les tomes 2 et 3.

Demain, la suite de cette interview...

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9791034765843

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