La formule est éprouvée dans l’édition depuis que l’éditeur Émile de Girardin dans la première partie du XIXe siècle a popularisé le feuilleton : chaque nouvel épisode est un rendez-vous avec le lecteur, à date régulière. Et chaque nouvel album provoque l’intérêt de nouveaux lecteurs dans un effet « boule de neige » constituant une communauté de lecteurs fidèles. Ainsi, la sortie hyper-vendeuse d’un nouvel Astérix ou d’un nouveau Blake & Mortimer s’accompagne d’un réassort de milliers de volumes sur le « back catalogue ».
L’intérêt d’une telle opération est double : elle permet de revendre encore et encore des titres amortis depuis des décennies et produisant par conséquent une marge plus importante, une véritable machine à cash, et de répartir sur un plus grand chiffre d’affaires la promotion faite sur la nouveauté. Une promotion qui renforce encore la puissance de la marque.
Rompus à ce genre de procédé depuis des années, le cinéma (Chaplin, Disney, James Bond, Star Wars, Indiana Jones…) comme l’industrie du comics (Superman, Batman, X-Men, Spider-Man, Walking Dead…) et des mangas (One Piece, Dragon Ball, Naruto…) s’y adonnent avec application.
Pondérer les fins de cycle
Mais toute marque s’use au bout d’un cycle de six à dix ans, si on ne la renouvelle pas. C’est surtout vrai pour des univers jeunesse. La raison ? L’enfant, l’ado, ou le jeune adulte qui a été fan de Spawn, de Goldorak voire de Tintin a évolué et est souvent passé à « autre chose ». Mais il y revient avec nostalgie. D’où les trésors d’ingéniosité de la part des éditeurs pour travailler ce public qui, entretemps, a gagné en pouvoir d’achat. L’intérêt, à ce stade, c’est de pérenniser la marque, de faire en sorte qu’elle passe le cap de la transmission aux générations suivantes.
Un personnage né au milieu du XXe siècle
Lucky Luke est un bon exemple. Voici un personnage, né en 1947, qui est passé d’un public enfantin, celui du Journal de Spirou, une clientèle populaire (les premiers albums souples étaient destinés au réseau des supermarchés) à celui, plus adulte, de Pilote (1968, les albums passant en cartonné). À l’instar d’Astérix, la série a acquis un statut de classique, multipliant les références à double lecture, certaines séquences plaisant davantage aux enfants, d’autres aux adultes, devenant ainsi un best-seller.
Le premier film, un long-métrage de dessin animé sort en 1971 chez Belvision. La série TV d’Hanna et Barbera une décennie plus tard (1984), la seconde chez IDDH sept ans après (1991), la troisième chez Xilam en 2001 avec « Les Nouvelles Aventures de Lucky Luke », puis avec un long métrage d’animation en 2007, décliné pour la TV en spin-off avec des formats courts incluant Rantanplan (2’) et Les Dalton (6’). Le tout entrecoupé de films live pas trop réussis. C’est la vie habituelle d’une licence.
La série régulière a continué bien après la mort de Morris (2001) grâce au dessinateur Achdé aidé de divers scénaristes parmi lesquels Laurent Gerra et Jul. Là encore avec une réussite commerciale en dents de scie.
Arrive la dernière étape : les « Lucky par ». Avec d’entrée une réussite : la version de Mathieu Bonhomme. Deux albums parus, deux best-sellers de librairie. Et un renouvellement de l’intérêt du public adulte, tandis que la série régulière « gère » le public enfantin. On voit à peine passer l’album dessiné par Guillaume Bouzard mais il annonce pourtant de grands changements.
Car, plus ambigu est celui de l’Allemand Mawil, Lucky Luke se recycle. Nous sommes clairement dans le registre enfantin avec la caution historique habituelle (les personnages de la BD sont historiques) : Lucky accompagne l’industriel qui a popularisé la bicyclette aux USA. C’est sympa, bien enlevé et, hormis le pauvre Jolly Jumper qui est bien malmené dans cette histoire, l’esprit de Lucky est bien là.
Un autre Allemand, Ralf König animera l’automne avec un album détonnant dont l’homosexualité au Far West traitée de façon bouffonne est le sujet central, en attendant la nouveauté de la série régulière à paraître en 2022.
Deux allemands à la suite ? Oui. Car comme pour Astérix, les ventes en Allemagne font jeu égal avec la France. Les stratégies de marché sont focus sur la clientèle, internationale donc.
Va-t-on trop loin ? Pas forcément, cette façon de faire en sorte de malmener l’identification de Lucky Luke au seul trait de Morris a comme but de rendre plus souple son adaptation sur tous les supports et donc de l’adapter en fin de cycle à n’importe quelle nouvelle vague montante ; Lucky Luke en mangas, en comics, en webtoon... Attendez-vous à tout, et pas forcément au pire. Un cas d’école.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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