Y-a-t-il une typologie des repreneurs de séries ? Avec la série Blake et Mortimer, il est possible d’en esquisser une puisqu’à l’instar de Spirou, les successeurs ont désormais une production plus abondante que la création originelle.
Le canon jacobsien est cependant plus rigide que celui du groom : un peu comme pour le « comité Martin » qui a la haute main sur les séries Alix et Lefranc, une instance formée des ayants droits familiaux et des membres de chez Casterman, il y a dans le giron des éditions Blake et Mortimer un certain nombre de personnes qui émettent leur opinion sur la stratégie à suivre (on les retrouve généralement dans la nouvelle Fondation Jacobs) avec, au-dessus, un éditeur qui tranche sur les questions commerciales et stratégiques, sa volonté étant de voir œuvrer plusieurs équipes en parallèle afin de garantir la publication d’au moins un album par an. Tout cela étant très opaque. Mais tout cela importe peu : ce qui compte, c’est le résultat. Nous en sommes à 19 titres publiés contre 11 de la main de Jacobs, soit près de 30 albums au total.
Une lignée de dessinateurs fidèles
Parlons des dessinateurs d’abord. Bob De Moor, on le sait, avait été choisi avec l’assentiment du créateur original. Il avait pour lui d’avoir été le premier assistant d’Hergé, s’inscrivant dans la pure tradition de « L’École de Bruxelles » (invention de Jacques Martin) ou de l’« École d’Hergé » (selon François Rivière) : on reste dans l’imitation du maître, tout en imprimant sa « patte ». C’est le cas du charmant Bob mais aussi d’André Juillard ou du couple Sterne/De Spiegeleer. Il n’y a pas chez ces artistes une volonté d’imposer une référence esthétique donnée.
Il y a les techniciens qui sont au maître dans la fidélité du trait, c’est le cas pour le duo Peter Van Dongen et Teun Berserik, tenants de la Ligne claire hollandaise, artistes d’une habileté remarquable mais dont on apprend qu’ils vont désormais faire chacun « cavalier seul ». C’est efficace, rapide (aucun problème de délai avec ces deux-là), habile, mais l’esthétique art-déco qui nourrit le trait jacobsien n’y est pas.
Il y a ceux qui nous font quasiment un « Blake & Mortimer par… » C’est le cas de François Schuiten pour Le Dernier Pharaon ou encore celui de Christian Cailleaux. Il a été aidé par un « gardien du temple », une sorte de cheik Abdul-Razek prêt à bondir en cas d’entorse aux règles : Etienne Schréder. Il a donné des coups de main à Juillard (encrage du Bâton de Plutarque), à De Spiegeleer (La Malédiction des trente deniers), à Cailleaux (Le Cri du Moloch) ou encore à Antoine Aubin pour l’aider à boucler ses délais. Ce ne sera pas utile à Floc’h qui, sur un scénario du même duo de scénariste qu’Aubin, a réussi à boucler le sien dans l’année.
Il y a enfin les puristes qui ont choisi de rester strictement dans l’esthétique jacobsienne, tant dans le trait que dans ses références esthétiques très années 1930, dans la minutie des décors ou dans la gestuelle. Jusque, il est vrai, dans la difficulté de rendre les albums dans les délais : il leur faut des années pour achever un volume. C’est le cas du regretté Ted Benoît et d’Antoine Aubin.
Une fidélité sans faille
C’est le cas de cet album. Pas un faux pas dans le traitement d’Aubin, surtout dans le traitement des personnages. On y retrouve le Mortimer athlétique, emporté du Piège Diabolique et de La Marque jaune. Les vêtements, les automobiles, les coiffures des personnages féminins… jusque dans les détails, la partition est maîtrisée. Nous sommes dans une période « moderne » de la série, celle qui correspond grosso-modo au Piège diabolique (1962).
L’histoire se passe en pleine Guerre froide, le bloc de l’Est devenant l’épicentre de la menace mondiale. Mortimer est emmené dans une histoire aux ressorts scientifiques qui n’est pas sans lien avec les albums précédents, de La Marque jaune (1956) à SOS Météores (1959). Certes, nous n’avons pas les mêmes ambiances apocalyptiques, mais le fil narratif tient parfaitement. Quant au dessin, on peut presque dire qu’Aubin s’en sort mieux que le Jacobs d’après Le Piège diabolique qui avait déjà le poids des ans sur les épaules et un faible soutien de son éditeur. Bref, du côté graphique, c’est une réussite.
Du côté du scénario, on sent que l’on a affaire à deux experts de l’univers de Jacobs. On retrouve Olrik au service de l’Union soviétique mais comme d’habitude bien décidé in fine à rester le seul maître du monde en lieu et place de ses employeurs.
On retrouve un ancien nazi recruté par les services de Staline pour prolonger au profit de l’Union soviétique les expériences criminelles des médecins hitlériens. Le tout connecté avec un visiteur de marque qui va passer huit heures historiques dans un Berlin qui vient d’être verrouillé par l’URSS dans un "rideau de fer", comme le qualifiait Winston Churchill. .
Cela donne une intrigue hitchcockienne parfaitement rythmée, quoiqu’un peu appliquée, qui ne dépare pas la collection. Il lui manque un peu de cette naïveté qui était celle de Jacobs et que Jean Van Hamme mime à la perfection en restant dans l’esprit du temps.
Avec Fromental et Bocquet, et ils ne sont pas les seuls, nous avons une version déterministe de l’Histoire qui envisage les hypothèses comme un jeu, sans l’anticipation pétrie de terreur qui était la marque de fabrique d’Edgar P. Jacobs. Mais comme dit Boileau : « Le secret est d’abord de plaire et de toucher ». Sur ce point, le contrat est rempli.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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