Emmanuel Moynot pousse la porte de son atelier. Un local étroit aux murs de béton, calé dans une ruelle du quartier St-Michel. Le quartier “prolo” de Bordeaux, comme l’appelle lui-même Moynot. Il s’avance dans la pièce, semble embarrassé du capharnaüm qui y règne. “Désolé. Je suis pas vraiment bien, psychologiquement... ça me motive pas à ranger.” Une barbe plus sel que poivre lui bouffe le bas du visage. Parfois, il s’arrête de parler, tire sur sa clope électronique. Toussote un peu. Derrière ses lunettes, ses yeux sont mélancoliques. Sur son bureau se chevauchent planches en vrac, matos à dessin, palettes et pinceaux, plusieurs de ses albums. Une réplique parfaite, mais inoffensive, du revolver de Nestor Burma, le célèbre détective privé que Moynot a repris des mains de Tardi pour cinq albums. Dans le fond de la pièce, une bibliothèque. Et une pile d’exemplaires de son dernier bouquin, No Direction. Le 37e album de ses 36 ans de carrière.
Emmanuel Moynot fait partie d’une génération qui a connu les fanzines, qui a vu le marché de la BD évoluer, saturer, qui a vu les étals se surcharger d’albums, qui n’a jamais connu la fortune mais n’a jamais abandonné le dessin pour autant. Un autodidacte. Il a ses fans, ceux qui achètent ses originaux chez Daniel Maghen. Il a d’autres fans, ceux de Tardi, qui l’ont découvert quand il a repris Nestor Burma. Quand on succède à Tardi, c’est qu’on n’est pas n’importe qui. C’est qu’on a une longue carrière derrière soi.
En 1978, Emmanuel Moynot a dix-huit ans. “Cette foutue période d’avant le bac”, il s’en rappelle comme si c’était hier. Il hésitait, à l’époque. Il voulait devenir rockstar. Et puis, il s’est dit que c’était trop risqué. Qu’il n’y avait pas de rockstar en France. Alors, il a tablé sur son autre talent : dessiner des histoires. Et il est devenu auteur de bandes dessinées. Pas dessinateur, pas scénariste : auteur, il y tient. Il travaille deux ans pour des fanzines qui accueillent dans leurs pages Enki Bilal, Hugo Pratt et autres Frank Margerin. Ses parents l’aident financièrement, jusqu’en 1983, lorsque son premier album, L’Enfer du Jour, paraît chez Glénat.
Le style est jeune, incertain, mais déjà féroce, renforcé par les contrastes de noir et de blanc. Sa marque de fabrique. On dirait du Moebius. “C’est qu’à l’époque, je pensais qu’il fallait faire du Jean Giraud pour être publié”, confie Moynot en feuilletant l’album, sourire indulgent aux lèvres. Le jeune Emmanuel savait que devenir auteur serait compliqué, mais moins précaire que rockstar. Il était prêt à être un “mercenaire” de la BD, à accepter tous les projets pour gagner sa vie de sa passion. Le temps a passé, l’encre de Chine a coulé sous les ponts. Emmanuel est devenu Moynot, l’auteur des Vieux Fou !, du Temps des Bombes, de Qu’elle crève, la charogne. Des enquêtes de Burma. Il y a eu des hauts, des bas. Mais jamais il n’a connu une telle situation.
No Direction a été achevé il y a trois mois. Depuis, Emmanuel Moynot est au chômage. Aucun projet, donc aucune avance sur droits, donc pas de quoi vivre. Il a grillé ses économies, principalement réalisées grâce aux Nestor Burma -des succès en librairie- il y a deux ans, lors de sa précédente période d’inactivité. Et de la maigre avance [1] qu’il a reçue pour No Direction, 15 000€ pour un an et demi de travail, il ne reste plus grand-chose. Comme 53% des auteurs de bandes dessinées en France, il doit vivre, chaque mois, avec une somme inférieure au Smic.
“C’est pas tant l’argent, le problème”. Chantal est sa compagne depuis quinze ans. Elle est artiste-peintre. Les galères de fins de mois, elle connaît. “C’est plutôt l’estime de soi qui en prend un coup. Pour un artiste, l’argent est souvent la seule incarnation palpable de la reconnaissance.”
Moynot a recommencé à réaliser des travaux de commande -en l’occurrence, quelques illustrations pour Bayard jeunesse. Il n’en avait plus fait depuis douze ans. Ça paiera les factures. Et, pour la première fois en quarante ans, il s’est posé la question qu’il n’avait jamais osé se poser. “Est-ce qu’il faut que je prenne un second boulot ?” Il rit. De toute façon, il ne sait rien faire d’autre. Il n’a jamais rien appris d’autre. C’est volontaire. “Pour réussir dans ce métier, il faut pas avoir le choix. Dès le début, j’ai décidé de ne pas m’offrir de porte de sortie.”
Il est comme ça. Il a des principes, des grands, auxquels il ne déroge jamais. C’est peut-être, d’ailleurs, ce qui lui a coûté une plus grande réussite. Dieter relativise. “Quand on s’engage dans ce métier, on sait qu’on ne choisit pas le chemin de la fortune.” Dieter a 61 ans, a été scénariste une grande partie de sa carrière. Il a arrêté il y a douze ans. Maintenant, il pige, sous son vrai nom, Didier Teste. A son palmarès figure la plus longue collaboration qu’Emmanuel Moynot ait accepté : dix albums. “Emmanuel n’a pas fait un choix facile, c’est vrai. Pour un éditeur, l’idéal, c’est une série qui fonctionne, et progresse, sur laquelle il peut tabler.” Mais la spécialité de Moynot, c’est les one-shots. Les histoires en un, deux, maximum trois tomes.
L’autre spécialité de Moynot, c’est de renouveler son style de dessin, de colorisation, d’écriture à chaque nouvel album. Résultat : “Le lectorat a du mal à l’identifier. Il peut être déstabilisé par ce manque de routine.” Claude Gendrot travaille aux éditions Futuropolis, et s’est occupé de plusieurs des one-shots les plus personnels de Moynot. “Emmanuel refuse de tomber dans la routine. C’est un garçon singulier, exigeant, voire même parfois intransigeant”. “Ce qui est une qualité”, précise-t-il. Dieter et Gendrot, comme les autres, se rappellent de Moynot comme d’un auteur complet, qui refuse la contrainte de se voir imposer un scénario, même lorsqu’il mène deux, trois, quatre projets de front. Ce que l’intéressé revendique : “Je refuse de faire de ce métier si aléatoire un travail de fonctionnaire.”
Le type qui a repris Burma
Car ce métier “si aléatoire”, c’est sa catharsis. “Tous les auteurs ont des blessures à réparer”, croit-il. En tout cas, lui, oui. “Je suis nécrophobe”, énonce-t-il savamment, en redressant ses lunettes carrées. Une peur panique de la mort, qu’il combat en en remplissant ses albums. Cadavres, corps tuméfiés, meurtres. Armes blanches, aplats de noir et lavis de gris. Il se fait violence. C’est pour ça qu’il refuse la commande. Son travail est personnel. Sa toute première collaboration s’est très mal passée, une histoire d’avions, qu’il ne voulait pas dessiner. Depuis, il dessine ce qu’il veut.
Même lorsqu’il reprend Nestor Burma, ce privé dont il admire tant l’indépendance, il refuse de copier Tardi. “Je pense qu’Emmanuel avait dans l’idée de tirer le personnage à lui, imaginant pouvoir revendiquer ses Burma comme étant des albums de Moynot à part entière.” exprime Nicolas Barral qui a repris Burma après les trois premiers albums de Moynot. “Personnellement, je me suis efforcé de rester dans les pas de Tardi. De ne pas casser ses jouets. Je n’ai pas tenu compte du travail d’Emmanuel sur Burma.” Il s’en fiche, Emmanuel. Son pire cauchemar serait de n’être plus que “celui qui a repris Burma”. Il se souvient de ce type, à une séance de dédicaces de son dernier album, qui lui avait tendu un Burma, paru des années avant. “Après trois albums de Burma, le poids était difficilement supportable”, reconnaît-il. N’empêche, il rempile sept ans après pour deux nouveaux tomes. Beaucoup plus personnels. Il se brouille “un peu” avec Tardi. Il ne dessinera plus de Burma. Tant pis. Mais quand même : ces deux derniers albums de Burma, c’était à chaque fois 35000€ en avance de droits, et 17000€ de droits dérivés. Le dernier, c’était en 2017.
“C’est compliqué, Emmanuel, soupire Claude Gendrot. On peut pas dire, hélas, qu’en dehors de Nestor Burma, qui est une série créée par un autre que lui, il ait réellement connu le succès. Et pourtant, ça fait de nombreuses années qu’il est un talentueux, talentueux auteur.” Un vrai pro, qui est là depuis 36 ans, mais qui, malgré un nom de famille si reconnaissable que certains pensent y voir un pseudo, reste dans l’ombre de Tardi. L’album dont il est le plus fier, Qu’elle crève, la charogne, s’est écoulé à moins de 1000 exemplaires en librairie. Son plus grand succès, hors Burma, c’est Pourquoi les baleines bleues viennent elles s’échouer Sur nos rivages ?, avec 8000 exemplaires.
“C’est un peu désolant”, sourit Moynot. Mais il se rassure : “Je veux pas me comparer à lui, hein, mais Van Gogh n’a rien vendu de son vivant.”
Alors il continue de sourire sous sa barbe lorsqu’il s’installe à sa table de dessin, pousse le matos et la peinture, attaque une nouvelle planche. D’habitude, il travaille en musique : là, ça fait quelques semaines qu’il n’est “pas vraiment d’humeur”. Parfois, il dessine sans arrêter pendant des heures. Parfois, il n’y arrive pas. Il ne force pas. Ces dernières semaines, il n’a pas forcé. Le silence de l’atelier n’est pas pesant. C’est celui de la création, seulement brisé par les coups de feutre. Puis de crayon. Puis de pinceau, puis encore de feutre. Puis, du “Dudum !” de Messenger.
Il se redresse. C’est un ami dessinateur, qui lui transmet une proposition d’illustration. Le visage de Moynot s’illumine : “Il reste encore de la solidarité dans ce métier !”
Et s’il pouvait remonter le temps ? Revenir dans le temps de cette foutue période d’avant le bac, se rencontrer plus jeune, quand il voulait être rockstar ? S’ordonnerait-il de fuir la BD, ses galères, ses peines, ses incertitudes ? Il a un sourire malicieux. “Non, bien sûr. Et puis, de toute façon, je ne m’écouterais pas.”
"Propos recueillis par Pierre Garrigues"
(par Pierre GARRIGUES)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
No Direction - Par Emmanuel Moynot - Sarbacane. 2 octobre 2019. 182 pages. 24€
Concernant Emmanuel Moynot, lire également :
Une précédente interview : "Dans certaines histoires, les scènes explicites sont nécessaires !"
Notre Une consacrée à son adaptation de Vautrin, avec L’Homme qui assassinait sa vie
Les chroniques de ses précédents albums :
Les adaptations de Nestor Burma : Le soleil naît derrière le Louvre et L’envahissant cadavre de la plaine Monceau
une autre interview : "Dans certaines histoires, les scènes explicites sont nécessaires !"
sans oublier l’autre passion d’Emmanuel Moynot, la musique !
Voir également un documentaire concernant Emmanuel Moynot tourné en 2009 : Emmanuel Moynot, désirs noirs
Concernant la reprise de Nestor Burma, lire aussi Après Moynot, Barral reprend l’adaptation de Nestor Burma initiée par Tardi.
Photo : DR.
[1] En France, la rémunération des auteurs de bande dessinée s’opère dans une large majorité des cas en deux temps : d’abord, avec une avance sur droits, que l’auteur négocie avant de commencer l’album en fonction de ses besoins. S’il estime avoir besoin d’un an de travail, et de 1000€ par mois pour vivre correctement, il demandera 12000€. Ensuite, il touchera une partie des revenus dégagés par la vente des albums : en général, 8 à 12% du prix de l’album. Ces chiffres varient grandement en fonction du pouvoir de négociation, lié à la célébrité de l’auteur.
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