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Mayana Itoïz (Léo en petits morceaux) : "Dans ce livre, j’ai cherché à trouver un équilibre entre la fiction et la réalité, entre moments et émotions vécus tout au long de cette histoire familiale." [INTERVIEW]

Par Christian MISSIA DIO le 26 février 2024                      Lien  
À l'occasion de l'expo "Le Loup en slip" qui se tient actuellement au Musée de la BD de Bruxelles, nous vous proposons cet entretien que nous avait accordé la dessinatrice de cette série jeunesse à succès. Nous l'avons rencontré à l'occasion de la parution de son premier roman graphique en tant qu'autrice complète "Léo en petits morceaux". Dans cette entrevue, découvrez comment elle a donné vie à cette histoire émouvante inspirée de ses propres souvenirs familiaux. Des anecdotes touchantes aux choix artistiques, Mayana Itoïz dévoile les secrets de son processus créatif, vous invitant à explorer les méandres d'une histoire qui se mêle avec finesse à la grande Histoire.

Mayana Itoïz, Léo en petits morceaux a-t-il marqué vos débuts en tant qu’autrice complète ?

Mayana Itoïz : Oui, c’est le seul album que j’ai fait qui ne soit pas un album jeunesse.

Votre récit tire son inspiration d’un souvenir familial. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ces origines ?

Cet album a en fait vu le jour il y a très longtemps, puisque j’en ai même parlé à ma grand-mère avant son décès en 2001. Cela signifie que ce projet me trotte dans la tête depuis un bon moment. Je voulais raconter cette histoire car, avec le temps, j’ai réalisé que la vie de ma grand-mère avait été plutôt triste en comparaison à sa personnalité jeune, joyeuse, insouciante et très libre. C’est lors de nos discussions que j’ai pu glaner quelques bribes de son existence et des événements qui ont marqué son destin, suffisamment intéressants pour en faire une histoire universelle. Un jour, elle m’a confié qu’elle avait vécu une histoire d’amour pendant la guerre avec un soldat allemand prénommé Félix. Mais cela, je le savais déjà. Tout le monde le savait. C’était un sujet connu, bien que peu évoqué, et parfois même tourné en plaisanterie, sans en faire un drame. Puis, un jour, elle m’a révélé l’histoire de la photo que mon grand-père avait découverte, celle où elle apparaissait avec Félix, et qu’il avait déchirée. Cet événement marqua le début d’une vie familiale chaotique, tout comme dans la bande dessinée où je suis mon grand-père qui part. C’est un peu la réalité aussi, même si j’ai ajouté quelques éléments fictifs. À travers ce récit, j’ai réalisé l’impact profond que cette histoire de soldat allemand avait eu sur sa vie et son destin. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’en faire une histoire, car je trouvais le concept de la photo déchirée fascinant. C’est à partir de ces fragments de photos que j’ai élaboré l’idée de raconter des petits morceaux d’histoire.

Mayana Itoïz (Léo en petits morceaux) : "Dans ce livre, j'ai cherché à trouver un équilibre entre la fiction et la réalité, entre moments et émotions vécus tout au long de cette histoire familiale." [INTERVIEW]
Léo en petits morceaux
Mayana Itoïz © Dargaud

Est-ce la raison pour laquelle vous avez organisé l’intégralité de l’album en séquences ?

J’ai structuré la narration de l’album autour de petits fragments de photos. Initialement, je voulais découper cette histoire à partir d’une seule photo. Mais par la suite, il s’est avéré impossible de raconter ce que je désirais de cette manière. J’ai donc inséré des morceaux de vraies photos de la vie de ma grand-mère, ou même de la mienne puisque je figure également sur certaines d’entre elles. C’est comme ça que j’ai établi un lien entre la fiction que j’ai imaginée et la réalité de l’histoire.

Vous avez non seulement structuré l’album de cette manière, mais vous avez également utilisé du papier calque à chaque étape. Quelle est la raison derrière le choix de ce matériau en particulier ?

Le papier calque, c’est une solution très simple. En fait, il me permettait de présenter les photos tout en conservant une certaine évanescence et une douceur. J’ai trouvé que cela offrait une forme de retenue, une sorte de pudeur difficile à expliquer. En mettant la photo sur du calque plutôt qu’en l’intégrant directement en tête de chapitre, j’y trouvais une distance plus respectueuse. Pour ce faire, j’ai déchiré les photos et j’ai ajouté un fragment d’image provenant de photos déjà déchirées que j’avais en ma possession. J’ai ensuite complété le reste de l’image avec des dessins visibles à travers le calque. Ainsi, j’ai recréé l’image comme une passerelle entre la réalité de la vie de ma grand-mère, et celle que je présente dans Léo en petits morceaux, qui s’inspire de la vraie vie tout en prenant quelques libertés. Par exemple, j’ai combiné des personnages réels pour en créer de nouveaux, car je ne pouvais pas développer autant de personnages dans le scénario que dans la vie réelle. Le calque permet donc de nous connecter à la lecture, de nous ancrer dans la réalité de ma grand-mère, car ce sont véritablement ses photos, ses personnages, mais en maintenant une certaine distance.

Léo en petits morceaux
Mayana Itoïz © Dargaud

Le récit débute dans les années 60 par l’annonce du décès de Félix, puis opère un retour en arrière pour explorer les origines et le développement de cette histoire. Quelle est la raison derrière ce choix narratif ?

Alors, ce choix de narration, c’est peut-être lié à ce que j’ai compris de l’histoire de ma grand-mère. Un jour, je lui ai demandé ce qu’était devenu cet amoureux dont elle m’avait parlé. Elle m’a raconté qu’une personne, un ancien soldat, était passé voir la maison et le coin où ils se fréquentaient. Alors, je ne sais pas si c’était son meilleur ami ou autre chose, mais c’est cette personne qui lui a dit que Félix, l’amoureux, était mort peu de temps après avoir quitté le Pays Basque. Ma grand-mère a sûrement pensé à lui pendant des années, alors qu’il était déjà décédé depuis longtemps, sans moyen de la contacter. Cette histoire m’a profondément touchée. Elle pleurait en me la racontant. C’est là que j’ai réalisé que cette anecdote sur le soldat allemand, que nous utilisions pour plaisanter, bien que ce ne soit pas une blague, n’était pas insignifiante. C’était une sorte de légende pour elle, une partie intégrante de sa vie, à laquelle elle pensait souvent. Cela m’est apparu soudain comme une réalité stupéfiante. C’est ce que j’ai voulu retranscrire dans la bande dessinée, en commençant ainsi et en montrant son chagrin lorsqu’elle apprend la mort de Félix. Même si nous ne les voyons que s’embrasser dans l’herbe, nous comprenons vraiment son importance pour elle.

Léo en petits morceaux
Mayana Itoïz © Dargaud

À la conclusion, j’ai eu une incertitude. Est-ce qu’elle est décédée ou simplement endormie ?

À la fin du livre, le sort de ma grand-mère reste incertain. En tout cas, je souhaitais une conclusion où l’on ferme les yeux, laissant place à l’interprétation, sans commentaire possible. Son histoire s’achève là, de toute façon. Mais dans la bande dessinée, cela ne m’a pas semblé crucial de le préciser. Ce que je voulais montrer de ma grand-mère à la fin de sa vie, c’est qu’elle était entourée. Sa sœur était toujours à ses côtés, comme on peut le voir dans la dernière séquence. Elle avait ses petits-enfants, ses enfants. À un moment, son fils lui dit : « Ça va maman, tu as tout ce qu’il te faut ? » Elle s’endort dans sa chambre. On remarque qu’elle reste dans la même maison. Mais on perçoit la vie qui continue dans cette demeure, une nouvelle vie s’est installée, et malgré ses souvenirs, elle reste bien entourée. Sa vie n’a peut-être pas été marquée par le bonheur ni une vie amoureuse épanouissante, c’est certain. Mais elle n’a pas fini seule, abandonnée chez elle.

Léo en petits morceaux
Mayana Itoïz © Dargaud

Aviez-vous toujours le désir d’écrire, ou bien était-ce spécifiquement en lien avec cette histoire que vous avez décidé de franchir le cap ?

J’ai décidé de me lancer dans cette histoire parce que j’avais vraiment envie de la raconter. C’était un désir profond chez moi. Au début, écrire était difficile. D’ailleurs, Wilfrid Lupano m’a beaucoup aidée au début. Ça remonte à une dizaine d’années, peut-être même plus. Il m’a donné des conseils, a contribué à trouver le titre, et m’a soutenue dans le dialogue. Il m’a vraiment mis sur la bonne voie. Avec le temps, j’ai gagné en maturité, en assurance. J’ai travaillé sur des albums jeunesse également, et j’ai progressivement trouvé ma propre voie. Au départ, je n’avais pas du tout envisagé de devenir scénariste, mais à un moment donné, l’idée m’a effleurée de faire dessiner mon histoire par quelqu’un d’autre. Je parvenais à écrire, mais j’avais du mal à dessiner ce que je voulais. Heureusement, je n’ai pas suivi cette voie, car au bout du compte, je suis très contente d’avoir pu m’exprimer également à travers le dessin, en utilisant notamment le système de calques et de photos, quelque chose qu’un autre artiste n’aurait pas forcément fait. Pourquoi ? Parce que je trouvais que cela ne reflétait pas vraiment l’essence de ma grand-mère. Je me sentais un peu déconnectée de la réalité. Parfois, quand c’était trop fidèle à la réalité, ça ne fonctionnait pas. J’ai eu du mal à trouver le juste équilibre.

Léo en petits morceaux
Mayana Itoïz © Dargaud

Je remarque que malgré le caractère réaliste de l’histoire, vous avez maintenu un style distinctif. Je présume que c’est votre signature artistique. Votre trait demeure assez épuré, offrant une narration claire et fluide.

C’est ça en fait. C’est un peu naïf parce qu’il y a l’illustration jeunesse qui est passée par là, c’est sûr.

Exactement. On peut clairement distinguer l’influence de l’illustration jeunesse. En lisant votre œuvre, j’ai été frappé par une ressemblance avec Le Loup en slip, mais dans une version adulte.

Oui, exactement. C’est ce que tout le monde a remarqué. Le feuillage sur la couverture, c’est le même que celui du Loup en slip. C’est caractéristique de mon style. J’ai un peu lutté pour parvenir à un équilibre, comme je vous le disais. J’ai réussi à adopter un style qui convenait à cette histoire tout en conservant ma propre touche. Il y a eu un moment où mes recherches ne correspondaient pas à mon style habituel. Voilà, c’est ça. J’ai tenté de réaliser un album pour adultes qui ne collait pas avec mon style habituel. C’est pourquoi j’ai envisagé de faire appel à un autre dessinateur. Je me disais que je ne pourrais pas réaliser des décors très réalistes après avoir travaillé sur les personnages. Je me rendais compte de l’ampleur du travail que cela représentait. Heureusement, j’ai continué à retravailler sur ce projet à plusieurs reprises. J’ai fini par trouver un style qui est à la fois naïf, car c’est ma signature. Même les couleurs et les jeux de lumière restent plutôt simples, etc. Mais ce sont les couleurs que j’apprécie, celles avec lesquelles j’aime travailler. Elles semblaient parfaites pour raconter ce que je voulais exprimer.

Combien de temps avez-vous mis pour réaliser cet ouvrage ? Il comporte tout de même près de 180 pages, n’est-ce pas ?

Je ne peux pas vous dire. J’ai mis un temps fou.

En réalité, vous travaillez sur ce projet entre différents autres projets...

Ça fait très longtemps que je travaille dessus. Il y a des séquences que j’ai dessinées il y a plusieurs années. Il y en a d’autres que j’ai faites là.

Avez-vous réussi à maintenir une cohérence graphique bien que vous ayez étalé ce projet sur une période étendue ? Car votre évolution en tant qu’artiste entraîne naturellement des changements, n’est-ce pas ?

En réalité, j’ai revisité certaines pages. Il y avait des pages que j’avais réalisées il y a très longtemps, que j’ai un peu retravaillées, surtout au niveau des visages. Les couleurs, les décors, j’ai conservé tout cela. Mais parfois, c’était l’inverse. Les postures, les personnages, je les ai gardés, mais j’ai changé un peu les décors, histoire d’harmoniser le tout. Mais bon, quand on examine attentivement l’album, on remarque qu’il y a des différences. Personnellement, je trouve qu’on les ressent un peu, ces différences, mais qu’elles ajoutent une certaine richesse à l’album. C’est un peu comme une saga familiale, en fait. C’est long, et on voit bien qu’il y a eu des... des moments creux, des hauts et des bas. Au début, cela me préoccupait un peu. Je me disais qu’il fallait que je recommence tout pour que ce soit plus homogène. Mais finalement, je pense que cela fonctionne bien comme ça. Parce que cela reflète bien les différents moments que j’ai vécus en créant ce livre.

Quels sont vos prochains projets ?

En parallèle du Loup en slip, j’aimerais créer un roman graphique qui soit moins ancré dans ma vie, moins lié à mon histoire personnelle. Ce serait une histoire que j’ai découverte, un événement historique que je voudrais explorer à travers un personnage fictif. Mais je ne peux pas en parler en détail pour le moment. D’une part, car je n’ai pas encore tout à fait défini les contours de cette histoire, mais aussi parce que je préfère garder une part de mystère. En résumé, je suis motivée pour démarrer un nouveau projet de roman graphique.

Le Loup en slip et le mystère du P silencieux
Wilfrid Lupano & Mayana Itoïz © Dargaud

Voir en ligne : Découvrez les albums de l’autrice sur le site des éditions Dargaud

(par Christian MISSIA DIO)

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Code EAN : 9782505082804

En médaillon : Mayana Itoïz
Photo © Christian Missia Dio

Agenda :

Expo Le Loup en slip s’expose
À voir jusqu’au 31 mars 2024

Centre Belge de la Bande Dessinée - Musée Bruxelles

Rue des Sables n° 20
1000 Bruxelles
Tél. : + 32 (0)2 219 19 80
Fax : + 32 (0)2 219 23 76
visit@cbbd.be

Léo en petits morceaux - Par Mayana Itoïz - Ed. Dargaud. Format 241 x 318 mm. 178 pages couleur.
27,00€. Album paru le 9 septembre 2022.

Le Loup en slip T. 8 : Le Loup en slip et le mystère du P silencieux - Par Wilfrid Lupano & Mayana Itoïz - Ed. Dargaud. Format 225 x 298 mm. 40 pages couleur. 10,95€. Album paru le 10 novembre 2023.

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