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Philippe Goddin : « Dans "Hergé, Tintin et les Américains", j’analyse comment Hergé déconsidérerait les États-Unis »

Par Charles-Louis Detournay le 19 janvier 2021                      Lien  
L'actualité de l'œuvre d'Hergé ne se contente pas de battre des records de vente aux enchères ; elle s'alimente d'un nouvel album colorisé, d'une nouvelle exposition temporaire et d'une nouvelle monographie, aux couleurs de l'Amérique, alors que l'on célèbre aujourd'hui l'investiture de Joe Biden.
Philippe Goddin : « Dans "Hergé, Tintin et les Américains", j'analyse comment Hergé déconsidérerait les États-Unis »
L’une des deux couvertures alternatives...
©Hergé,Moulinsart.

Nos lecteurs connaissent maintenant la musique : après avoir colorisé Tintin au Pays des Soviets (2017), puis Tintin au Congo (2019), à partir des albums en noir et blanc du jeune reporter, c’est au tour de la toute première version de Tintin en Amérique réalisée en 1932 de prendre des couleurs selon une méthode éprouvée : « la colorisation se déploie autour des aplats noirs d’origine. Les coloristes ont privilégié le respect de la puissance du noir et blanc. »

Bien sûr, les puristes considèreront toujours les albums en noir et blanc comme intouchables (rappelons la version en fac-similé de ces ouvrages est toujours en vente chez Casterman). L’objectif de Moulinsart est néanmois atteint : donner un coup de projecteur sur l’œuvre d’Hergé en ressortant cette aventure dans une version davantage destinée au grand public.

Ce n’est pas une, ni deux, mais bien trois variant covers que Moulinsart propose sous son unique label, Casterman ayant été mis une nouvelle fois de côté pour l’occasion). Trois éditions, donc, avec trois couvertures alternatives : la première présente Tintin juché sur la locomotive, avec les fameuses lignes de vitesse telles qu’on peut les observer sur le mur de la Gare de Bruxelles-Midi et la deuxième montre notre apprenti cow-boy s’ébrouant au petit matin.

Une double-page de "Tintin en Amérique" colorisé
©Moulisart,Hergé.
...et celle de l’édition Canal-BD
©Hergé,Moulinsart.

Quant à la troisième couverture montrant Tintin se réchauffant à son feu de camp, elle est réservée à l’édition limitée de Canal-BD ( tirage : 2000 exemplaires). Une belle opération réalisée par Moulinsart qui ne peut pas compter cette fois-ci sur la diffusion et la distribution de Flammarion dont bénéficie Casterman.

Sans surprise, le Musée Hergé se pare à son tour des couleurs de l’Amérique, le temps d’une exposition temporaire dans l’atrium du bâtiment et dans certaines salles du Musée, qui propose « quelques magnifiques planches originales jamais exposées, divers documents inédits et de nombreuses photos, vidéos et animations en lien avec le thème de l’exposition... »

Pour notre part, nous avons surtout été captivés par la nouvelle monographie réalisée par Philippe Goddin, intitulée Hergé, Tintin et les Américains. Comme dans le précédent opus du même genre, Les Tribulations de Tintin au Congo, celle-ci contient une version inédite de Tintin en Amérique, à savoir celle réalisée pour le quotidien flamand, Het Laatste Nieuws, une étape intermédiaire entre l’édition initiale de 1932 et la version couleur parue en 1946.

La monographie ne se concentre pas uniquement sur cette version du quotidien flamand : elle contextualise la vision qu’Hergé a des États-Unis. Un ressenti variable au fil de sa vie : d’abord positive envers les Amérindiens dans sa jeunesse, puis plus critique au moment où il réalise Tintin en Amérique et plus bienveillant à la fin de sa vie.

Une relation en tout cas très forte pour l’auteur car presque tous ses personnages ont vécu des aventures dans le Nouveau Monde : Tintin, Jo, Zette et Jocko, mais aussi Totor, CP des Hannetons ainsi que Popol et Virginie. Pour évoquer ce fil rouge dans l’œuvre d’Hergé, l’expert en tintinologie Philippe Goddin a bien voulu répondre à nos questions.

Dans votre ouvrage Hergé, Tintin et les Américains, vous livrez une étude en profondeur de la vision des USA par Hergé au fil de sa vie. La version de 1942 de Tintin en Amérique, inaugure cependant une méthode de travail différente de celle de Tintin en Congo que vous nous présentiez dans votre précédente monographie ?

Dans Les Tribulations de Tintin au Congo, je montre en effet comment Hergé a d’abord opéré de petites modifications pour la reprise du récit en flamand en 1940-41, avant d’en venir progressivement à réaliser de tout nouveaux dessins sur calques. Lorsqu’il publie Tintin en Amérique dans Het Laatste Nieuws, sa méthode est parfaitement au point. Il continue donc d’établir son nouveau dessin sur la base d’une remise en forme de l’album en noir et blanc.

Avec un changement de méthode en cours de route.

Oui, car il apprend en 1942 que si Casterman a l’intention de publier ses albums en couleurs dans le futur, il conviendrait de leur donner une présentation différente, comportant quatre bandes au lieu de trois et une moyenne de douze images par page au lieu de six. On constate qu’à un moment donné, il publie des pages à ce format-là dans Het Laatste Nieuws. Toutefois, cette modification de mise en page ne dure que quelques semaines. Hergé tombe malade et un remplaçant prend le relais de façon peu convaincante.

Remis sur pied, Hergé en revient aux trois bandes, c’est-à-dire à la mise en page d’origine, ne s’attachant plus qu’à modifier le dessin, veillant en particulier à soigner le style graphique. Il reporte dès lors la modification de la mise en page à plus tard, pour l’album en couleur. Une modification qui nécessitera de sa part de recadrer certaines cases, d’en supprimer ou d’en ajouter d’autres, ceci pour aboutir à la version que l’on connaît actuellement, qui est en bonne partie issue de ses calques, découpés image par image et remis en page.

Votre ouvrage ne limite pas à commenter ces modifications réalisées autour des différentes versions. Vous vous intéressez aux conditions de création de Tintin en Amérique, un propos très intéressant, même si le sujet est moins polémique que celui des Tribulations de Tintin au Congo.

Certes, le propos de l’album prête moins à polémique, mais il ne faut pas négliger la manière particulièrement négative avec laquelle Hergé décrit les États-Unis. En commençant cet album, qu’il voyait comme un pendant à Tintin au pays des Soviets, il avait dans l’idée de dénoncer l’obsession pour le profit et le manque de scrupules d’une certaine Amérique et de certains de ses malfaiteurs. Même son profond amour pour les Peaux-rouges, hérité de ses années scoutes, est ici mis de côté.

Quels sont en effet les personnages sympathiques dans Tintin en Amérique ? On n’y trouve que des criminels, des policiers brutaux qui malmènent Tintin, des Indiens obtus et vindicatifs, un shérif alcoolique… Seuls les deux ouvriers qui lui viennent en aide après l’explosion sur la voie de chemin de fer apportent un heureux contraste avec cet univers malfaisant. Hergé était alors habité d’une vision caricaturale de l’Amérique, héritée du journal Le Vingtième Siècle qui l’employait, et aussi de ses lectures, comme l’ouvrage de Georges Duhamel : Scènes de la vie future.

Les États-Unis exerçaient alors une force d’attraction grandissante sur la Vieille Europe qui se débattait dans la crise...

Oui, grâce aux médias et en particulier au cinéma, tous les progrès de l’Amérique traversaient l’Atlantique pour parvenir jusqu’à nous, beaucoup plus facilement qu’au départ d’autres parties du globe.

Cette vision négative d’Hergé ne s’est pas figée une fois pour toutes, comme vous l’expliquez dans votre ouvrage.

Heureusement non : Hergé n’a cessé d’évoluer, de s’ouvrir. L’art américain, en particulier, l’a marqué, et ses voyages à travers les États-Unis lui ont permis d’avoir un contact plus juste, moins stéréotypé, avec le pays. Il en a même profité pour aller à la rencontre des Peaux-Rouges, ce qui explique qu’il a exprimé un sentiment d’affection avec une certaine Amérique, à travers ses opprimés ou ses laissés-pour-compte, même s’il se montre acerbe avec l’Américain moyen dans une lettre reproduite à la fin de ma monographie.

Après la passion qu’il éprouvait pour les Peaux-Rouges dans ses années scoutes, et en dépit de son aversion pour une Amérique qui lui paraissait sans foi ni loi, on peut dire qu’à la fin de sa vie Hergé s’était réconcilié avec les USA, en bonne partie grâce aux créateurs et aux artistes du Nouveau Monde qu’il admirait.

Dans Les Tribulations de Tintin au Congo, vous aviez choisi de commenter et de contextualiser chaque planche. Vous avez changé de méthode cette fois-ci ?

Plutôt que de commenter systématiquement le contenu de ces planches, j’ai préféré leur laisser la totalité des pages centrales, mais en les faisant précéder de mon commentaire illustré. Mon propos n’en est que plus complet. Le livre se structure comme les précédents : les premiers contacts de Georges Remi avec la culture américaine, ses premières bandes dessinées et illustrations sur les Amériques (Totor et Tim l’Écureuil), la version d’origine de Tintin en Amérique que je commente bien entendu, puis celle publiée dans Het Laatste Nieuws. Enfin, des informations sur l’album en couleurs et tout ce qui touche aux États-Unis, jusqu’au Tintin de Steven Spielberg qui me semblait incontournable.

Comment travaillez-vous sur ce corpus ?

Je travaille sur la base d’une documentation que j’accumule depuis une cinquantaine d’années. Il s’agit avant tout d’un travail d’observation et de déduction, basé sur une bonne connaissance du contexte et des archives.

Dans votre ouvrage, vous nous faites découvrir une histoire inédite et totalement inconnue du grand public : Tintin et les Peaux-rouges !

Je trouvais que c’était effectivement le bon endroit pour en parler, car l’argument de cette histoire inachevée tient dans la rencontre d’Hergé avec le Père Gall, un trappiste spécialiste des Amérindiens. Avant qu’Hergé n’envoie Tintin au Tibet, il voulait ramener son héros chez les Peaux-Rouges, car il restait insatisfait de l’aventure qu’il avait réalisée 1932. Je détaille cette histoire méconnue et je livre des extraits d’une interview inédite où Hergé explique qu’avec le recul, il éprouvait du regret concernant Tintin en Amérique parce qu’il s’était laissé entraîner sur la thématique des bandits, au lieu de traiter de celle des Peaux-Rouges, qui l’intéressait davantage.

Avec ce nouvel album à l’italienne, vous conservez la présentation des Tribulations de Tintin au Congo et des deux tomes de La Malédiction de Rascar Capac, qui se distinguent nettement du plus grand format de Hergé, Tintin et les Soviets ?

Ce beau volume-là aurait en effet pu paraître dans la même présentation. Mais Nick Rodwell a préféré privilégier un format plus proche des albums de la Chronologie d’une œuvre. Quant aux deux Raspar Capac, ce format oblong s’imposait car Les 7 Boules de cristal était dessiné par Hergé en trois bandes destinées à leur publication dans Le Soir, et parce que Le Temple au Soleil avait été prépublié ainsi, à l’italienne, dans Le Journal Tintin.

Outre les Soviets, vous avez donc quatre albums dans ce format. Allez-vous continuer ainsi pour les autres albums de la série ?

J’avais en tête l’idée de commencer une collection de ce type, et cela s’est finalement imposé naturellement. Si tout le monde est content de ces albums, je serai bien entendu heureux de continuer, car il y a encore beaucoup à dire sur chacun des albums d’Hergé ! Vous ne serez pas étonné si je vous dis que, pour certains d’entre eux, je dispose d’informations inédites…

Philippe Goddin
Photo : Charles-Louis Detournay

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782874244827

Pour acheter :
- Hergé, Tintin et les Américains par Philippe Goddin
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Concernant l’édition à la couverture alternative Canal BD, vous pouvez vous renseigner auprès de votre libraire Canal BD le plus proche.

Lire nos quatre précédents articles autour de l’univers d’Hergé :
- Nick Rodwell : « Trust but verify »
- L’actualité d’Hergé avec Jacques Langlois, auteur d’un « Petit Éloge de Tintin »
- Tintin et Casterman : la fin d’une belle aventure ?
- L’interview d’Albert Algoud : « Le Capitaine Haddock demeure le plus complexe et le plus humain des personnages de Tintin, ce qui explique qu’il soit également le plus populaire »

Concernant Philippe Goddin, lire nos précédents articles :
- l’interview liée à sa monographie des Tribulations de Tintin au Congo : « Je ne cherche pas à disculper Hergé, mais dans son contexte, Tintin au Congo n’est pas un album raciste »
- Tintin au Pays des Soviets, le « laboratoire » d’Hergé analysé par Philippe Goddin
- une précédente interview : « Les deux tomes de “La Malédiction de Rascar Capac” ne s’adressent pas seulement aux spécialistes de Tintin et d’Hergé... »
- Tintin, Gil Jourdan... La bande dessinée commentée
- La vraie momie de Rascar Capac
- La véritable histoire de "Tintin et le Crabe aux pinces d’or"
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- Philippe Goddin : « J’espère avoir rendu Hergé attachant »
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- Philippe Goddin prépare une nouvelle biographie d’Hergé pour 2007

Toutes les illustrations, couvertures, pages et extraits sont : © Hergé, Moulinsart/2021.
La photographie de Philippe Goddin est : Charles-Louis Detournay. (pas d’utilisation sans accord préalable).

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