L’affaire ne date pas d’hier. En janvier 2007, Nick Rodwell considérait déjà que Casterman qui édite et diffuse Tintin : « [n’avait] pas bien géré l’exportation à l’international du héros belge depuis au moins 20 ans ». La réaction de l’éditeur ne s’était pas faite attendre qui rappela qu’ils demeuraient les titulaires exclusifs des droits mondiaux pour l’édition des albums des Aventures de Tintin jusqu’en 2053 ! ». Une annonce qui surprenait surtout en ce qui concerne l’échéance de ce contrat, sans doute une erreur d’interprétation.
En 2009, nous réouvrions le dossier, avec de nouvelles déclarations de Nick Rodwell au magazine économique belge Trends-Tendances [1] : « J’ai un scoop pour vous. J’estime aujourd’hui qu’il est impossible de travailler avec Casterman ! C’est comme si deux personnes étaient mariées, mais que le couple ne fonctionnait plus et que ni l’un ni l’autre ne voulait quitter la maison. Entre Casterman et Moulinsart, c’est la même chose : le mariage ne tient plus. [...] Le dossier est entre les mains des avocats. »
Le rachat par Gallimard et l’arrivée de Benoît Mouchart
La situation était donc plus que tendue en 2009. Mais l’heure n’était sans doute pas aux grandes décisions, car le Musée Hergé ouvrait ses portes, et malgré les attaques en justice contre Tintin au Congo, le roi des Belges était venu visiter le lieu dédié à l’œuvre d’Hergé. Ensuite, le film de Steven Spielberg en 2011 a apaisé les esprits, donnant une notoriété mondiale au jeune reporter, remportant même un Golden Globe.
2012 fut par ailleurs une année agitée chez Casterman : le rachat du groupe Flammarion par Gallimard généra l’intégration du partenaire historique de Tintin au sein du groupe de tête des éditeurs de BD français. Cela ne se fit pas sans heurts : la démission du PGD Louis Delas, le départ d’une partie de l’équipe éditoriale, la bronca des auteurs, etc.
Finalement, début 2013, nous avons appris que Benoît Mouchart passait du poste de directeur artistique du FIBD d’Angoulême à celui de directeur éditorial de Casterman, de quoi apaiser les tensions entre la nouvelle direction et les auteurs. Mais également avec Moulinsart, avec qui le jeune directeur entretenait de bons contacts, comme il nous le confirmait lui-même : « Charlotte [Gallimard] et moi voulons que l’œuvre maîtresse d’Hergé reprenne sa place en tête de proue du vaisseau Casterman. Nous avons donc très tôt noué un dialogue constructif avec Fanny & Nick Rodwell ».
En effet, courant 2014, Casterman publiait deux très belles monographies écrites par Philippe Goddin et consacrées successivement aux 7 Boules de Cristal et au Temple du Soleil. Un état d’esprit confirmé par Nick Rodwell lui-même toujours en 2014, dans un entretien accordé à Didier Pasamonik. Nous reproduisons une partie de cet article ci-dessous une partie, car il permet de mettre en lumière ces précédents différends.
L’un des points clés de cette embellie est sans conteste le retour en grâce de Casterman depuis son rachat par Gallimard. La situation s’était en effet à ce point dégradée que les éditions Moulinsart n’avaient plus de diffuseur : la seule possibilité d’acquérir les formidables albums de la Chronologie d’une œuvre ou la biographie d’Hergé par Philippe Goddin était de l’acheter dans l’une des rares "boutiques Tintin" servies directement par Moulinsart ou sur Internet ! Depuis, Casterman a repris la diffusion de Moulinsart et le chiffre d’affaires est reparti à la hausse.
Rodwell explique à La Libre Belgique sa partie de bras de fer avec l’éditeur tournaiso-germano-pratin : " Il est vrai que lorsqu’on a signé pour le film Tintin, j’avais demandé 3 choses : 1. que Hergé soit l’auteur le mieux payé de Casterman, puisqu’il représente environ 25% des bénéfices de la maison d’édition depuis 30 ans. 2. qu’ils développent un département international, car actuellement c’est nul ! 3. qu’ils soient sponsors du Musée Hergé à hauteur de 50.000€ par an, symboliquement, ce serait tout à fait normal."
Il semblerait qu’il ait partiellement obtenu gain de cause sur le premier point : "Le contrat pour le sponsoring du musée doit être signé aujourd’hui." Quant aux deux autres : "Hergé n’est pas le mieux payé, mais les contacts sont nettement meilleurs avec la direction de Casterman. On espère que le département international puisse voir le jour rapidement..."
Toi qui blêmis aux couleurs de Tintin…
Si tout semblait si bien se dérouler en 2014, comment la situation a-t-elle pu se détériorer à ce point ? 2015 et 2016 virent au contraire Casterman et Moulinsart multiplier les collaborations : la publication de [L’Art d’Hergé par Pierre Sterckx et surtout le lancement du Feuilleton intégral en 2015, une magnifique collection qui allait rassembler tout ce qu’Hergé avait réalisé au long de sa carrière dans différents supports, une magnifique et pharaonique entreprise.
Puis en 2016, les passionnés purent bénéficier non seulement de la suite du Feuilleton intégral, mais surtout de la parution d’une version colorisée de Tintin chez les Soviets pour laquelle Casterman avait sorti la grosse artillerie commerciale : train à l’effigie du héros, affiches et flyer disséminées, un véritable carpet bombing. Seule ombre au tableau de la relation entre les deux partenaires historiques, la publication de la toujours pertinente analyse de Philippe Goddin publiée uniquement chez Moulinsart, et pas avec Casterman, dans un format et une présentation très différente des deux précédents Rascar Capac… Étrange !
L’harmonie semblait régner à nouveau lorsqu’en janvier 2017, Casterman et Moulinsart ont organisé un remake du retour de Tintin à Bruxelles, en hommage à la marée humaine qui avait accueilli l’événement organisé en 1930 par l’Abbé Wallez.
Un autre problème allait subvenir : après la colorisation des Soviets, Nick Rodwell voulait poursuivre dans cette direction, en publiant d’un côté d’anciennes versions colorisées pour le grand public, soutenues de l’autre par des monographies qui combleraient les attentes des passionnés. Un calcul tout-à-fait judicieux de la part du directeur de Moulinsart, qui contournait ainsi habilement le fait de ne pas réaliser de « nouvelles » aventures de Tintin, tout en maintenant le héros d’Hergé sur le devant de la scène grâce à de fréquentes publications.
Le hic était qu’après les Soviets, venait le tour de Tintin au Congo, un album sous le feu des critiques et des attaques en justice depuis de nombreuses années ! Certains organismes avaient voulu censurer l’album ou renoncer à l’éditer, et beaucoup attendaient une préface qu’ils jugeaient nécessaire, comme c’était déjà le cas dans la version anglophone.
Un 90e anniversaire qui jette un froid
La réponse de Moulinsart à ces attaques est finalement venue par le biais de la publication des Tribulations de Tintin au Congo, une nouvelle monographie de Philippe Goddin qui parvient toujours à analyser et contextualiser l’œuvre d’Hergé avec des sources à l’appui. Alors que cet ouvrage reprenait exactement la même maquette que les deux Rascar Capac, il s’agissait cette fois-ci d’une coédition entre les deux partenaires, Casterman n’étant plus le seul sur la couverture. Rien de vraiment étrange : Moulinsart publie d’autres ouvrages seul depuis quelques années, il paraissait alors logique qu’ils figurent de concert sur la couverture.
Le vrai problème était dans l’édition de la version colorisée grand public de Tintin au Congo. Toutes les informations provenaient de Moulinsart, et seul son logo apparaissait sur la couverture. Il paraissait évident que Casterman ne souhaitait pas publier cet album, vu les problèmes que cela allait susciter. Moulinsart allait-il donc publier cet ouvrage grand public sans Casterman ? Cela aurait été une première !
Si Nick Rodwell voulait éditer seul cette version colorisée de Tintin au Congo, en avait-il le droit ? Comme le précise le gestionnaire des droits d’Hergé sur son site Internet : "À la différence des Éditions Casterman qui gèrent les droits des albums en bande dessinée créés par Hergé (français et langues étrangères), les Éditions Moulinsart éditent des ouvrages dérivés de l’œuvre. Ces ouvrages peuvent être obtenus chez tous les "bons" libraires, dans les boutiques Tintin ou via notre site Internet." [2]
Or fallait-il considérer cette version colorisée de Tintin au Congo comme un "ouvrage dérivé" de l’œuvre ? Pour les droits numériques semble-t-il, la chose est claire : seul Moulinsart les commercialise. Mais pour l’album ?
À l’issue de ce bras de fer, chacun est resté sur sa position : Casterman n’a pas publié et distribué cette version colorisée de Tintin au Congo, s’en tenant à la monographie de Goddin ; et de son côté, Moulinsart a vendu la version numérique comme elle en a les droits, ainsi qu’une version ultra-limitée à 500 exemplaires dans un coffret spécial. Une version qui déchaîne déjà les passions aux enchères. Ce 90e anniversaire a donc jeté un froid entre les deux partenaires historiques, Casterman n’étant d’ailleurs pas présent à la conférence de presse célébrant l’événement.
Opération séduction
Le partenariat noué entre Hergé et les Éditions Casterman pour accompagner et soutenir le travail de l’auteur et les attentes du public, date de 1934. En affaire, surtout en terme de création, une telle longévité entre deux partenaires reste exceptionnelle. Il est donc logique que, depuis la création des éditions Moulinsart, la relation entre les deux sociétés n’ait pas été un long fleuve tranquille. Si celle-ci s’était apaisée avec l’arrivée de Benoît Mouchart, l’affaire du Congo a jeté un sérieux froid.
La température est encore descendue d’un cran à cause du Thermozéro, cette aventure inachevée de Tintin scénarisé par Greg dont Benoît Mouchart est un fin connaisseur. À plusieurs reprises en janvier 2019, il fait passer son message via les médias : « [Le Thermozéro] est l’âge d’or d’Hergé, le moment où il est en pleine possession de son art, de ses moyens narratifs et de son humour, c’est donc là un témoignage très intéressant. J’incite tous les auditeurs de France Inter à écrire à l’ayant droit d’Hergé, Fanny Rodwell, pour la convaincre de publier cette histoire. »
Lors d’une interview croisée avec Philippe Geluck en mars 2019, Nick Rodwell a adressé une réponse cinglante : « [Publier ce travail inachevé] serait complètement ridicule. Ça revient aujourd’hui, parce que Benoît Mouchart, le directeur éditorial de Casterman, a incité le public en France et en Belgique à écrire personnellement à Fanny pour plaider personnellement la cause de cet album qu’Hergé n’a pas terminé. Mais je trouve cela complètement débile. »
Dans le même temps, Benoît Mouchart pondérait son point de vue et rappelait aux auditeurs et au grand public pourquoi il n’y avait pas de nouvel album de Tintin. De plus, le cinquantième anniversaire du premier pas sur la Lune allait permettre une nouvelle coédition entre les deux partenaires. Un petit pas dans la bonne direction ?...
Le grand silence
Pas vraiment, car après cette réédition en commun qui ne faisait finalement que rassembler Objectif Lune et On a marché sur la Lune sans dossier complémentaire, Casterman et Moulinsart n’ont plus publié d’album en commun.
Le parfait exemple de ce gel est l’arrêt brusque de la publication du Feuilleton intégral après cinq tomes. Les lecteurs et fan-clubs se sont d’ailleurs mobilisés dans une pétition adressée en mai 2020 aux deux sociétés : « Les éditions Casterman et Moulinsart se doivent de tenir leurs engagements et de respecter leurs lecteurs. Nous leur demandons dès lors de se remettre au travail et d’achever le Feuilleton intégral. » Sans réponse de la part des intéressés.
Les deux publications suivantes parues fin 2020 marquent encore davantage les divergences entre Casterman et Moulinsart. Dans la continuité de sa stratégie, Nick Rodwell a commandé une version colorisée de Tintin en Amérique ainsi que la monographie associée, intitulée Hergé, Tintin et les Américains (nous y reviendrons dans un prochain article). Cependant, aucun de ces deux ouvrages n’est coédité avec Casterman : ils ont tous les deux été publiés sous la marque de Moulinsart seulement, ce qui pose d’ailleurs quelques problèmes de diffusion car Moulinsart ne possède pas l’imposante structure de Flammarion Diffusion qui diffuse et distribue Casterman. Pendant ce temps, l’éditeur historique de Tintin n’abandonne pas le terrain, en communiquant autour des 80 ans de l’apparition du Capitaine Haddock par exemple.
Pour qui sonne le glas ?
Comment en est-on arrivé à ce que deux sorties importantes pour maintenir l’œuvre d’Hergé présente dans l’actualité, ne soient pas assurées par Casterman ? Les différends engendrés par la colorisation de Tintin au Congo se sont cristallisés sur un autre dossier : la vente de la première couverture du Lotus bleu auprès d’Artcurial, ce jeudi 14 janvier à 14h15.
Comme nous vous l’avions expliqué précédemment, cette couverture devrait normalement atteindre un nouveau record, dépassant sans doute les 2,5 millions d’euros. D’après le communiqué d’Artcurial, cette pièce unique et historique aurait été offerte « par Hergé en personne au jeune fils de l’éditeur Louis Casterman qui l’a conservée dans un tiroir après l’avoir soigneusement pliée en six. »
Il paraît évident pour les spécialistes que cette histoire n’est qu’une fable. Les experts de tous bords s’accordent sur une autre version : le fait que cette première couverture, trop compliquée à reproduire, n’aurait jamais été rendue à Hergé et serait restée dans les archives de l’éditeur. D’après Philippe Goddin, elle aurait été redécouverte par hasard en 1979, lors du cinquantenaire de la création de Tintin, lorsque l’animateur de télé et passionné d’Hergé Stéphane Steeman fut autorisé à ouvrir quelques lettres échangées à cette époque.
Tout cela apporte beaucoup de crédit à Nick Rodwell, qui bataille depuis longtemps sur des pièces historiques vendues régulièrement par d’anciens collaborateurs de Casterman, et qui réclame que cette couverture intègre le Musée Hergé. Seul problème : Hergé d’abord, puis Fanny après le décès de l’artiste, ont eu plusieurs fois la possibilité de demander qu’on leur restitue cette œuvre, et ne l’ont jamais fait. De quoi rendre caduque la requête de restitution aujourd’hui…
En conséquence Moulinsart fait pression sur Casterman, qui n’est plus la propriété de la famille Casterman depuis longtemps, pour que celle-ci revienne sur sa décision. Bien que Simon Casterman y officie encore aujourd’hui en tant que directeur délégué, la maison d’édition est détenue par le groupe Gallimard. Casterman est donc actuellement dans un cul-de-sac : ils ne peuvent rien faire pour empêcher la vente d’aujourd’hui et le marteau d’Artcurial pourrait bien enfoncer le dernier clou dans le cercueil de la collaboration entre les deux partenaires pourtant en affaires depuis 86 ans.
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
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2007 : Casterman perdrait Tintin ? et la Réaction des éditions Casterman !
2009 : Tintin quitterait Casterman ?
2014 : Quelques nouvelles de Tintin et de Nick Rodwell
2016 : Toi qui blêmis aux couleurs de Tintin… et Tintin, une affaire qui roule !
2018 : Pour le 90e anniversaire de Tintin, Moulinsart affirme son leadership sur Casterman
2019 : Casterman - Moulinsart : Objectif "Réconciliation" ?
2020 : Les Tintinophiles se mobilisent pour la publication de "Hergé, le feuilleton intégral"
Toutes les illustrations issues de l’œuvre d’Hergé sont © Moulinsart - Hergé/2021.
[1] Edition du jeudi 30 avril 2009
[2] Tintin Press Club.
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