Votre arrivée sur Outlaws marque votre retour à la SF ?
Après New Byzance, j’avais un peu regretté que Éric Corbeyran et moi n’enchaînions pas directement sur un nouveau récit de science-fiction, qui reste mon genre de prédilection, même si cette série était plus de l’anticipation uchronique à proprement parler qu’un pur Space Opéra bien que la SF regroupe plusieurs sous-genres tous aussi passionnants les uns que les autres. Bref, nous avons suivi les idées des éditeurs, puis le sens du marché, un marché qui oblige d’ailleurs pas mal d’auteurs à disposer maintenant de plusieurs styles graphiques, parfois très différents en fonction des projets.
Comment a démarré ce projet ?
J’ai eu l’occasion d’avoir un contact par mail avec Sylvain Runberg, qui connaissait déjà mon travail, notamment sur New Byzance, et il était par conséquent tout à fait ouvert à une collaboration. En discutant lors d’une rencontre à Paris, il m’a fait part des différents projets sur lesquels il travaillait. Il a notamment évoqué le fait de commencer une nouvelle série ensemble, mais il a également parlé du spin-off d’Orbital pour lequel il n’avait pas encore de dessinateur.
Comme j’appréciais beaucoup la série, et que je désirais démontrer mes capacités dans un autre style, je lui ai dit que je serais plus intéressé à me lancer dans un dessin moins réaliste et en couleurs directes, plutôt que de revenir dans un dessin réaliste soutenu par une mise en couleur classique, notamment numérique. J’avais vraiment envie de prouver ce que je pouvais réaliser dans ce domaine.
Comment avez-vous convaincu Sylvain Runberg alors que vos précédentes séries étaient très éloignées du style d’Orbital ?
Avec ce projet, j’ai dit à Sylvain que je désirais opérer un véritable changement graphique, à savoir passer en couleurs directes. Il fallait que Sylvain me laisse bien entendu la possibilité de réaliser des tests, mais je lui ai dit que je sentais que je pouvais m’approcher du style de Serge Pellé, le dessinateur d’Orbital. Et heureusement pour moi, il n’a eu aucun a priori, à la différence de certains éditeurs qui peuvent en faire preuve lorsqu’un auteur propose un changement de style. Parfois, ils ne vous conçoivent pas dans un certain registre sous prétexte que vous ne l’avez pas encore expérimenté dans un précédent album. Mais si on ne vous en laisse pas la possibilité, comment voulez-vous démontrer vos capacités ?! En fait, tout dessinateur sérieux peut fondamentalement changer de style à partir du moment où il tient ses bases de dessin.
Et quel était le retour de Serge Pellé à ce stade ?
Il ne voulait même pas voir ce que j’avais fait auparavant et me faisait avant tout confiance pour donner le meilleur de moi-même. De mon côté, j’ai directement proposé de tendre vers un style qui se rapproche le plus possible de son graphisme sur Orbital. En tant que lecteur, je préfère qu’un spin-off reste dans l’esprit de la série-mère, et j’ai tenté d’appliquer cette fidélité de style que j’appréciais chez les autres.
Comment avez-vous travaillé ?
Les planches sont réalisées en couleurs directes, avec un mélange de feutre, d’acrylique, de crayons de couleurs, etc. J’avais par exemple observé dans le travail de Serge, chose que l’on retrouve aussi chez Bilal, le principe de réaliser des trames au crayon et celui de laisser les traits de crayon notamment dans les arrière-plans, plutôt que de tout encrer. J’ai donc mélangé ces différentes techniques en me confrontant au travail de Serge qui par ailleurs utilise les mêmes techniques. J’avais déjà touché aux feutres lorsque je travaillais en agence publicitaire, et je savais que cette méthode me convenait et pouvait aboutir à des illustrations extrêmement poussées, voire hyper-réalistes.
Le secret c’est d’y aller calmement, avec des papiers qui autorisent les dégradés, lorsque le feutre ne sèche pas tout de suite et permet de fondre facilement une couleur dans une autre. Puis si c’est nécessaire, je fais des retouches au crayon de couleur ou à la peinture acrylique pour les effets de lumière. En moyenne, il me faut une bonne semaine par planche, sans oublier la création nécessaire en character design (aliens, vaisseaux, architectures...). Soit 99% du récit !
Vous en parlez posément, mais c’était tout de même une grosse prise de risque ?
Le souci est surtout de ne pas rester cantonné à un genre au sein duquel on veut vous voir rester. Dans ma jeunesse, j’avais participé à un concours de dessin au FIBD d’Angoulême, où j’étais arrivé second. Et à cette occasion, j’avais réalisé des planches entièrement à l’acrylique dans un style assez proche de Disney notamment avec des ambiances comme dans le Pinocchio, donc un style et avec des outils très différents de ce que j’ai pu utiliser par la suite. Je savais donc que j’avais été capable de travailler avec cette technique, ce qui me rassurait un peu par rapport à ce défi dans lequel je me lançais.
Quelles influences avez-vous suivies ?
Comme expliqué précédemment, je voulais avant tout coller à l’univers créé par Serge, à ses codes graphiques. Pour les aliens, il a ainsi tendance à utiliser une base animalière. J’ai donc inventé les miens en maintenant ses bases à lui, un peu comme s’il avait pu les créer lui-même. Surtout que Sylvain laisse une grande liberté dans le scénario en ne donnant aucune description physique pour les extra-terrestres.
Et pour les gigantesques animaux que vous avez créés ?
Pour ces fermes hébergeant des animaux titanesques, qui pose le cadre de cette première aventure, j’ai essayé de trouver le juste milieu entre des dinosaures et des mammifères. J’ai effectué pas mal de recherches et c’est finalement l’angle de vue qui m’a guidé. En les cadrant de haut j’ai trouvé l’apparence qui leur convenait le mieux. Puis, après l’avoir testé sur un alien en début d’album, j’ai placé des zébrures sur leurs corps, comme Serge en utilise parfois sur certains de ses aliens.
Il y avait aussi des vaisseaux à inventer ?
Pour le coup, j’aime partir d’une base organique, à partir d’insectes, comme des abeilles par exemple, afin de rester dans la cohérence de l’univers, et éviter le vaisseau hyper-technologique. Certains vaisseaux au cinéma sont très anguleux, or Serge préfère leur donner une géométrie plus ronde, ce que j’ai voulu respecter bien entendu.
Et le lettrage ?
Serge place ses textes directement sur la planche. Pour ma part, j’ai créé une typographie informatique, proche d’Orbital, ce qui me permet de corriger plus facilement le contenu de certains phylactères si nécessaire.
On ressent aussi votre patte dans les villes par exemple…
Oui, cet aspect architectural que j’avais pu exploiter dans New Byzance, ressort effectivement, car c’est un mode de dessin que j’aime particulièrement, et dès que j’ai la possibilité de travailler un élément d’architecture, je vais prendre beaucoup de plaisir à le faire. Mais une fois de plus, j’ai avant tout regardé comment Serge travaille les villes dans Orbital afin de maintenir le cadre de l’univers. Je trouve que Serge leur donne un aspect un peu dans l’esprit de Blade Runner, ce que j’aime beaucoup d’ailleurs. Comme j’étais ici aux prises avec des villes totalement aliens, j’ai déformé quelques bâtiments, pour appuyer cette différence.
Ce premier tome se déroule aussi dans la nature...
Un aspect que Serge avait peut-être un peu moins développé, en fonction des scénarios de Sylvain. Je me suis donc laissé aller, tout en pensant un peu aux arbres tortueux de Claire Wendling.
Cet exercice vous a beaucoup plu, semble-t-il ?
Énormément ! C’est surtout très vivifiant par la créativité qu’il impose. On est constamment sollicité pour imaginer de nouvelles choses : les aliens, la végétation, les villes, les animaux, etc. Ce qu’on ne retrouve pas forcément dans d’autres univers, comme les séries historiques où il faut au contraire être conforme à la réalité, s’appuyer sur la documentation. Ici, l’inventivité est excitante.
Précédemment, un directeur de collection m’avait dit que pour un auteur de BD, inventer des mondes était probablement le plus important et je ne peux aujourd’hui que lui donner raison : jouer au démiurge provoque une sensation que je n’avais pas encore ressentie aussi fort.
Vous vous retrouvez dans les aspects sociétaux évoqués par le scénario, comme le problème des migrants ?
Effectivement ! Non seulement Sylvain travaille le genre du space-opéra, que j’aime particulièrement et qui n’est finalement pas si souvent traité en bande dessinée, mais en plus, il glisse des thématiques politiques qui donnent une autre dimension au récit, une seconde lecture plus adulte, avec un aspect philosophique et sociétal.
Six pages ont été prépubliées dans Le Journal de Spirou, mais ne se retrouvent pas dans l’album. Quel est ce mystère ?
C’est un court préquel, une introduction à ce récit qui se déroule chronologiquement juste avant. Elles n’ont été réalisées que pour le magazine, pour compenser une prépublication potentielle qui ne s’est pas concrétisée pour des raisons d’agenda.
Et le tome 2 ?
J’y travaille ardemment. Après avoir travaillé sur les six planches complémentaires pour Le Journal de Spirou, j’ai directement repris avec ce deuxième récit. Il sera prêt dans une bonne année, certainement un rendez-vous à donner aux lecteurs pour le FIBD d’Angoulême 2024 !
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.
(par Charles-Louis Detournay)
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Paru le 19 Août 2022 - 14,95 €
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