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Mort de Jean Graton, le créateur de Michel Vaillant

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) François RISSEL Charles-Louis Detournay le 21 janvier 2021                      Lien  
Au terme d’une carrière menée sur des chapeaux de roue qui traduit sa passion pour le sport, et le sport automobile en particulier, Jean Graton est décédé ce jeudi 21 Janvier à l’âge de 97 ans. On lui doit la création du plus célèbre pilote de la bande dessinée : Michel Vaillant. L’auteur, nantais de naissance, était un Belge d’adoption, installé à Bruxelles depuis 1947, faisant ses première armes dans le Journal de Spirou aux côtés de Jean Michel Charlier, de Victor Hubinon, ou d’Eddy Paape. C’était un des piliers de l’École belge. Si Michel Vaillant demeure son travail le plus connu, il réalisa aussi deux autres séries : Julie Wood et Les Labourdet.
Mort de Jean Graton, le créateur de Michel Vaillant
L’un des dessinateurs de "L’Oncle Paul"

Né à Nantes le 10 août 1923, Jean Graton déclara un goût du dessin dès l’enfance. À l’issue du Second Conflit mondial, il s’établit à Bruxelles en 1947, faisant ses premières armes dans Spirou en 1951, sur ce qui servait alors de « planche d’essai » pour les jeunes aspirants dessinateurs : Les Belles Histoires de l’Oncle Paul dont il réalise les premières planches sur des scénarios d’Octave Joly ou, ponctuellement, de Jean-Michel Charlier. Jusqu’en 1953, il en fut l’un des piliers.

À cette date, il passe au Journal Tintin où, à l’imitation de l’hebdomadaire de Marcinelle, le Journal des 7 à 77 ans publiait lui aussi des histoires courtes à vocation éducative : ’’Histoires vraies’’ appelées aussi "Histoires complètes". Graton y publie les premières histoires dont il écrit lui-même le scénario. Le rédacteur en chef André Fernez et son éditeur Raymond Leblanc remarquent son aptitude à dessiner les engins mécaniques et à écrire des récits solides à contenance sportive. Ils l’encouragent dans cette direction. Cela donne dans un premier temps l’album Ça c’est du sport ! publié en 1957.

"Ca c’est du Sport", son premier album aux éditions du Lombard.

Alors que la plupart des journaux pour la jeunesse étaient remplis de cow-boys, de chevaliers et de journalistes, Graton occupe un créneau alors inédit : le sport automobile. Après quelques essais d’histoires en quelques pages en 1957, il aligne dans les paddocks ses premières Vaillante du nom d’une famille dont tous les membres : père, mère, frère… sont férus de course automobile, le pilote à l’accroche-cœur sur le front devenant le représentant du clan.

Le premier album, Le Grand Défi, est d’autant plus un succès que les automobiles sont dessinées avec le plus grand soin et parfois même par les lecteurs, comme les jumeaux Vanderstricht, qui conçurent quelques-unes des premières lignes de l’écurie Vaillante.

Passionné, Jean Graton fut de toutes les courses automobiles de son temps, croisant les plus grands pilotes qu’il invita souvent dans les aventures de son pilote de papier. Investissant son temps dans la documentation et dans un souci d’exactitude qui s’inscrit dans la tradition des chefs de file du journal, Hergé, Jacobs et Jacques Martin, le dessinateur mis en compétition plus de 200 modèles différents d’automobile, dessinées, dans les dernières années par une armée d’assistants cornaquées, les dernières années, par son fils Philippe Graton. Certaines d’entre elles ont réellement roulé sur les circuits, notamment au Mans.

L’hommage de René Goscinny

"Je n’ai jamais pu distinguer un carburateur d’un filtre à air, et la raison pour laquelle les moteurs à explosion n’explosent pas, restera à tout jamais un mystère insondable pour moi " écrivait René Goscinny dans une préface pour Michel Vaillant, c’est dire si le créateur d’Astérix était peu séduit par le caractère "mécanique" de l’œuvre de Jean Graton.

Mais il était bluffé par son professionnalisme et une qualité d’approche de la BD qui tenait du reportage, ce qui en faisait le précurseur d’une tendance bien affirmée depuis : "... [c’est] grâce à des auteurs comme Jean Graton, poursuivait-il, que les choses ont bien changé. À une époque où l’on se contentait de quelques vagues documents approximatifs, Jean a été l’un des premiers de notre métier à quitter son studio pour aller chercher sur place le détail vrai, l’information exacte. Il est devenu un familier des circuits, et l’ami des pilotes, des constructeurs et des mécaniciens. Jean Graton est, incontestablement, un de ceux qui ont su ajouter une dimension nouvelle à la bande dessinée."

Tibet, Uderzo, Goscinny et Graton. De joyeux drilles.
Photo : DR

"Une dimension nouvelle à la bande dessinée"... Venant de René Goscinny, le compliment n’est pas mince ! Il ajoute même : "Grâce à la conscience professionnelle de son auteur, Michel Vaillant a vite échappé à sa condition de personnage linéaire se mouvant dans le cadre étroit d’une image, pour devenir un être vivant, réel, avec son courage et ses faiblesses." Le scénariste d’Astérix fait ici allusion au côté parfois mélo de certains des récits de Jean Graton qu’il salue par cette boutade : "La preuve éclatante de cette réussite, de ce succès, m’en a été donnée un jour par un motard de la police, qui, me reprochant je ne sais quel dépassement de limitation de vitesse, me dit dans un sourire : "Vous vous prenez pour Michel Vaillant ?"

Avec son épouse Francine, Jean Graton invente "Les Labourdet"
Photo DR. © Studio Graton

Des Filles dans la course

En 1965, à la demande de l’hebdomadaire Chez Nous, Jean Graton dessine La Famille Labourdet, scénarisée par son épouse Francine et conçue pour un public féminin. Dans cette télénovela avant l’heure, on y relate le quotidien d’une famille de la banlieue parisienne aux valeurs traditionnelles. Faisant le contenu de neuf albums, elle passa vite de mode.

C’est que Jean Graton aime évoluer avec son temps. Michel Vaillant est l’un des premiers héros à se marier en 1974 avec la journaliste Françoise Latour, collaboratrice à Line, « le journal des chic filles », une demoiselle qu’il avait rencontrée 13 ans plus tôt alors qu’elle avait dix-sept ans et qui ne le quittera plus d’une semelle dans toutes ses aventures…

Dans le même esprit de parité, il crée la fougueuse Julie Wood, championne de moto, qui fait de la compétition dans le magazine Super As en 1976, où Michel Vaillant ne tarde pas de le rejoindre en 1979, quittant définitivement le Journal Tintin.

En 1976, Jean Graton quitte le Journal Tintin et le Lombard pour rejoindre le magazine Zack / Super As avec une nouvelle héroïne : Julie Wood.

La rupture avec Le Lombard

C’est que le torchon brûle entre Jean Graton et l’éditeur de l’avenue Paul-Henri Spaak. «  Il y a trente ans, il m’avait promis que je roulerais un jour en Ferrari, avait-il coutume de dire. Trente ans plus tard, c’est lui, mon éditeur, qui roule en Ferrari. »

Il faut dire qu’entretemps, Michel Vaillant était devenu un phénomène éditorial, tant en France qu’à l’étranger, comme en Allemagne où il est le héros de sa propre revue MV-Comix de 1965 à 1972, servant de chef de file à un hebdomadaire rempli de héros du Journal Tintin.

Il ne tarda d’ailleurs pas d’apparaître à l’écran : dès 1967, un feuilleton TV de 13 épisodes le fait courir au Mans, à Monza, à Magny Cours, à Nürburgring, à Monaco...

En 1990, une série de dessins animés lui est consacrée sur un peu plus de deux saisons qui comptent 65 épisodes de 22 minutes, produits en 1990 par la Cinq/ C&D / Jingle/ Hit / KKC&D (japon) et Jet Lag pour les USA.

Enfin, en 2003, Luc Besson l‘adapte au grand écran avec Louis-Pascal Couvelaire, avec Besson, Jean Graton et Philippe Graton au scénario. Une affaire rentable pour le réalisateur du Cinquième élément.

En 1982, autour du Studio Graton qu’il a constitué pour lui succéder dans la réalisation de ses séries (il ne remisera ses crayons qu’en 2004), Jean Graton crée à l’imitation d’Albert Uderzo, son ami, sa propre maison d’édition, « Graton éditeur ». L’un de ses fils, Philippe, lui succède en 1994 qui impulsera à la série et au label un tour plus contemporain.

Jean Graton et Albert Uderzo. L’un et l’autre fous d’automobiles.
Photo DR

Jean Graton avait été élevé au rang de Commandeur des arts et des lettres en France en 2004 et de Chevalier de l’ordre Léopold en Belgique en 2005. Invité par Jean-Marc Thévenet au Festival d’Angoulême, il décline l’offre jugeant l’hommage « trop tardif  ».

Jean Graton soigne sa sortie

En 2012, Jean Graton prend un nouveau virage. Sous l’impulsion de son fils, Graton Éditeur signe un partenariat avec Dupuis pour lancer La Nouvelle Saison de Michel Vaillant, un reboot qui parvient à faire la synthèse entre Michel Vaillant et les Labourdet tout en remettant l’univers de Jean Graton dans une nouvelle dynamique d’écriture.

Le nouveau coscénariste de la série, Denis Lapière ne cachait pas son enthousiasme : "Jean Graton a inventé des manières d’écrire en bande dessinée. C’est un narrateur qui a innové dans les moyens de raconter avec des cases. Certaines pages des vingt premiers albums sont très inventives, sans parler des séquences de course qui restent une référence. Il faut souligner que son travail ne touche pas que les amateurs de voitures mais aussi ceux qui aiment le langage de la bande dessinée. "

Fort de ce nouveau partenariat, la série touche un nouveau public, tout en surprenant positivement les aficionados. C’est aussi l’occasion de nouveaux exploits dans le monde réel : une "Vaillante" est inscrite à une épreuve du WTC.. et gagne !

Jean Graton et son fils Philippe.
Photo : © Studio Graton

Le clan Graton a également le nez fin en lançant les Michel Vaillant Art Strips, une belle manière d’exploiter artistiquement l’efficacité du style de Jean Graton pour produire à tirage limité de grandes plaques qui reproduisent des cases mythiques de la série. Une fois de plus, l’audace des Graton paie !

Fort de ce redémarrage, ils vendent Graton Éditeur en 2020 à Dupuis en s’assurant que la maison de Marcinelle puisse encore longtemps faire vivre l’univers créé par le créateur de Michel Vaillant plus de soixante ans après son premier départ.

Le drapeau à damiers s’est donc abaissé une dernière fois ce 21 janvier sur un auteur qui aura été jusqu’au bout de son rêve : créer un univers de papier à nul autre pareil, qui fait rêver et fera encore rêver plusieurs générations de lecteurs.

La "nouvelle saison" de Michel Vaillant sous le label des éditions Dupuis.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

(par François RISSEL)

(par Charles-Louis Detournay)

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7 Messages :
  • Quand on voit les sublimes couvertures du journal Tintin et de « ça c’est du sport » et qu’on les compare à celle de « au nom du fils », on se dit que l’ordinateur n’a pas apporté que des progrès en matière de couleurs.

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    • Répondu par Norbert le 22 janvier 2021 à  09:14 :

      L’ordinateur n’est qu’un (formidable) outil, tout dépend de celui ou celle qui est aux commandes... On peut faire des choses formidables.

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      • Répondu par fab le 22 janvier 2021 à  16:16 :

        Vous m’avez mal lu. J’ai écrit « n’a pas apporté QUE des progrès ». Effectivement, tout dépend de celui qui utilise ce formidable outil.

        Répondre à ce message

  • Mort de Jean Graton, le créateur de Michel Vaillant
    22 janvier 2021 18:33, par Pascal Aggabi

    Jean Graton, un très grand monsieur de la BD, dont il a été de bon ton de se moquer, pourtant...

    Combien, comme lui, ont inventé leur langage BD, avec cette efficacité, cette évidence, cette réflexion ?
    Ses albums ont une ambiance particulière, rien ne ressemble à du Graton.

    Un immense professionnel et un très grand artiste de la BD.

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  • Mort de Jean Graton, le créateur de Michel Vaillant
    23 janvier 2021 16:07, par zastava73

    Tiens, sur la photo des 4 auteurs de BD, de prime abord, j’aurais penser a Tabary plutot que Tibet, comme indique la légende ....

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    • Répondu par Evariste Blanchet (Bananas-comix) le 24 janvier 2021 à  17:52 :

      Comme ce dessinateur n’a pas suscité une pléthore d’études et d’entretiens, je me permets de renvoyer aux passionnants articles consacrés à Michel Vaillant dans les numéros 106, 108 et 109 du Collectionneur de Bandes Dessinées, peut-être encore trouvables sur internet ou à la librairie parisienne Lutèce. Je signale également, dans le n°5 (toujours disponible !) de la revue Bananas que j’anime, un entretien avec Jean Graton, peu connu, qui date de 1972.

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      • Répondu par Flaberguest le 25 janvier 2021 à  18:21 :

        Un petit scoop, pour les amateurs de frivolités BD : au milieu des années soixante, Greg, devenu rédacteur-en-chef du journal Tintin, phacocytait l’hebdomadaire en donnant la priorité à ses propres séries, délaissant ainsi les "grands anciens" tels que Jean Graton, qui ne sentaient plus soutenus. Ce qui poussa Goscinny, fidèle ami de ce dernier, à lui proposer de publier les aventures de Michel Vaillant dans le journal Pilote dont il était rédac’chef avec Jean-Michel Charlier, comme il avait réussi à le faire avec Morris pour les aventures de Lucky Luke. La chose ne s’est pas faite, mais la rupture avec Le Lombard eut lieu quand même...

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