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Les intégrales de l’été - 4ème partie : Dupuis à fond dans la course !

Par Charles-Louis Detournay le 16 août 2019                      Lien  
Dupuis est décidé à défendre chèrement sa place au top des éditeurs patrimoniaux, notamment cet été grâce aux sports mécaniques. Quel est le lien entre Valhardi et Julie Wood ? La réponse sur les podiums...

Plus qu’un métier, l’intégrale chez Dupuis, c’est une vraie passion ! L’éditeur l’a fort bien compris depuis des années, en valorisant entre autres ses inédits du Journal Spirou. Et en divisant en cinq-six dossiers l’équivalent d’une monographie qui ne serait vendue qu’à quelques centaines d’exemplaires ! Alors que distillées auprès des albums qu’elles traitent, ces introductions de renom trouvent un public beaucoup plus large, qui peut ainsi faire l’aller-retour entre les planches et le cahier rédactionnel pour mieux (re)découvrir les coulisses de la création de ses séries préférées.

Détenteur de l’un des premiers journaux francophone de bande dessinée, en tout cas l’un des plus anciens encore actif, la maison de Marcinelle n’a souvent que l’embarras du choix pour remplir au mieux son programme patrimonial. Ce qui conduit parfois à quelques délais d’attente, de quoi mettre à mal la patience des lecteurs. Ainsi espère-t-on toujours la suite de l’intégrale de Lucky Luke, le deuxième recueil de 421, etc.

Ne boudons pourtant pas notre plaisir, car l’éditeur a une fois de plus vu grand pour contenter les lecteurs cette année, que cela soit pour des intégrales ou de beaux albums destinés aux plus passionnés !

Les intégrales de l'été - 4ème partie : Dupuis à fond dans la course !
Avec sa couverture prête depuis près d’un an, la quatrième intégrale de Lucky Luke se fait désirer...

Valhardi en pole position

Commençons notre tour d’horizon par l’un des tous premiers héros du Journal Spirou : Jean Valhardi créé en 1941 par Jean Doisy & Jijé. Après l’avoir laissé aux bons soins d’Eddy Pappe, Delporte & Charlier pendant dix ans, Jijé a repris seul le destin de l’enquêteur d’assurance, en délivrant quatre aventures en moins de deux ans : Jean Valhardi contre le Soleil noir, Le Gang du Diamant, L’Affaire Barnes, et Le Mauvais Œil, le tout réuni dans le quatrième recueil de cette intégrale.

Changement de rythme dès la fin des années 1950, comme l’explique le dossier de ce cinquième recueil signé par Jérôme Dupuis. En effet, Jijé partage son temps entre Valhardi et son nouveau héros Jerry Spring, sans oublier ses deux biographies de Charles de Foucauld et Bernadette Soubirous, ses illustrations, et ses autres récits complets pour le Journal Spirou.

Rappelons aussi que Jijé a modifié un peu sa méthode de travail en s’adjoignant les talents d’un nouveau scénariste : son propre fils Philippe (qui signe Philip), encore lycéen. « Mon père avait travaillé avec des scénaristes professionnels, comme Goscinny et Charlier », explique-t-il dans le dossier. « Avec moi, ce qu’il aimait, c’était une certaine liberté. Je lui donnais les idées générales, j’écrivais quelques séquences, et ensuite on discutait. […] En fait, mon père cherchait l’impulsion. Ensuite, il improvisait. »

Jijé au travail dans son nouvel atelier près de Paris

Cette méthode produit ce qui reste certainement comme l’une des meilleures aventures de Valhardi : Le Secret de Neptune. Ce thriller cousu de main de maître débute dans un bar de Tanger. Certes, le dépaysement est déjà présent, mais Jijé pose d’emblée le suspense : deux hommes en épient deux autres, les discussions sont furtives, les contenus masqués. Valhardi, le héros n’apparaît qu’en dernière case de la seconde page : le reste est à suivre, mais le lecteur est déjà accroché.

La suite du récit lui donne raison : dans une scène magistralement construite par un Jijé au sommet de son art, Valhardi décroche un malheureux parachutiste d’un éperon rocheux. À son poignet, est menottée une valise, pleine à craquer de dollars. Le récit continu tambour battant : évasion, vol de voiture, chasse à l’homme dans tout le pays, Valhardi recruté par Interpol, prise d’otages, car-jacking, etc.

Après près de la moitié de l’album, les méchants commencent à se dévoiler : un mystérieux patron établi dans un luxueux bungalow en pleine forêt vierge, ainsi qu’une cheffe de gang (fait rare en bande dessinée) qui téléguide ses hommes par des ordres donnés par téléphone. Pour mettre à terre cette organisation, Valhardi n’a plus qu’une option : foncer seul au cœur de leur dispositif, sans secours possible…

La page d’introduction au "Secret de Neptune" se retrouve dans le dossier

En plus du suspense mené tambour battant d’un bout à l’autre du récit, Jijé gratifie le lecteur de mises en page très soignées : le récit est complexe, mais chaque case est à sa place, guidant le lecteur dans une histoire dense sans le perdre. Jijé profite également d’avoir habité près de Cassis pour dessiner des calanques plus vraies que nature. L’autre élément exotique du récit repose sur ces villas architecturales, semblant flotter au-dessus de la forêt vierge, et remplies de meubles design. Somptueux !

Baisse de régime

Dans le dossier, l’illustration originale de 4e plat assez osé pour l’époque.

Avec cet incroyable Secret de Neptune, Jijé démontre que Valhardi reste l’une des références du Journal Spirou. On voit mal ce qui pourrait saborder cette réussite… à part Jijé lui-même !

Il faut effectivement attendre près de deux ans avant que Valhardi ne signe son retour. Le récit part-il encore une fois sur des chapeaux de roues, dans un climat « au couteau » ? Non, Valhardi, accompagné de Gégéne, est dans l’avion : ils partent en vacances pour l’Alaska, devisent, et rigolent… Il faut attendre la planche 6 pour que ce climat de plaisancier cède la place à un début de mystère, avec une fois de plus, un avion qui tombe du ciel. Une nouvelle fois, Valhardi sauve un homme. Une nouvelle fois, des bandits s’évadent, et la police se met à leur recherche.

Soyons francs, narrativement parlant, ce Rendez-vous au Yukon ne rivalise pas face au précédent opus. « Le scénario est très proche de "Meurtre au bord du Lac", une des premières aventures datant de la guerre », observe François Denayer, expert de Jijé. Reconnaissons tout de même à cette aventure toute une série de qualités. Tout d’abord, certainement influencé par ses Jerry Spring qu’ils alignent plus régulièrement à cette époque (9 récits complets de 1954 à 58), Jijé propose un vrai dépaysement au lecteur, avec un Grand Nord très sauvage, une fois de plus contrasté par une superbe villa d’architecture moderne. Puis ses scènes nocturnes sont juste somptueuses, une véritable démonstration graphique sans avoir eu la prétention preuve d’esbroufe. Enfin, l’auteur continue d’intégrer des personnages féminins, chose peu commune pour l’époque, grâce à la jeune Patricia Hollis, cintrée dans son jean, une tenue qui peut paraître classique aujourd’hui, mais qu’on peut qualifier d’hors-normes, voire d’osée en 1961. Jijé en rajoute d’ailleurs une couche, avec un 4e plat présentant une autre jeune femme faisant du ski nautique. Certes, un goût de plaisance, mais également une indication du tournant que Jijé veut imprimer à la série. Nous y reviendrons.

"Rendez-vous sur le Yukon" était publié en bichromie dans le "Journal Spirou"
Tiré du dossier de ce 5e recueil

Pourtant, face au maîtrisé Secret de Neptune, Rendez-vous sur le Yukon démontre un manque d’implication de la part de l’auteur, ce qui est malheureusement oublié du dossier. Jijé semble en pilotage automatique : il place ses personnages, réalise quelques effets de style qui s’apparentent à du remplissage avant de réellement débuter son récit et dispose des méchants en lunettes de soleil qui manquent totalement d’épaisseur. Même son point de départ est confus : Valhardi et Gégène partent pour l’Alaska, qui est pour rappel un état américain, et arrivent au Yukon, un territoire canadien. En voyant l’uniforme américain du ranger du National Park, on pourrait croire que l’auteur visait le fleuve Yukon, qui traverse effectivement l’Alaska, mais dès qu’ils font face à la police, le rouge caractéristique des Mounties nous renvoient au Canada… Enfin, Jijé ne tient plus le rythme précédent de deux pages prépubliées dans chaque numéro du Journal Spirou. Il ne livre qu’une planche par semaine, et certaines sont parfois très légères, comme celle de la bagarre sur la terrasse. Dommage car la couverture que le magazine lui consacrait cette semaine-là était justement l’occasion de donner un beau coup de projecteur sur son récit.

Qu’est-ce qui distrait ainsi Jijé, qui est pourtant considéré comme l’un des maîtres de la bande dessinée à l’époque ? Jerry Spring et ses autres récits pour Dupuis ? Non, pas seulement, il faut également compter sur un nouveau petit personnage, qui répond au drôle de nom de Bonux-Boy !

Dès le premier Bonux-Boy, Jijé réalise la moitié du magazine... et signe une histoire de course automobile !

En effet, cette « aventure éditoriale » accapare le dessinateur pendant près de dix-huit mois. Rappelons que ce magazine de 52 pages était glissé dans les paquets de lessive de cette même marque, de janvier 1960 à juin 1961. Le dossier revient en détail sur cette publication marquante, même si elle ne connut que dix-neuf numéros. Marquante, car elle permit à de grands auteurs, contemporains ou en devenir, de réaliser quelques récits en totale liberté, et « super bien payés ! »(sic)

À la manœuvre de Bonux-Boy, on retrouve Benoît Gillain, le fils de Jijé. Comme le rapporte le dossier, il fait appel entre autres à des amis de la famille pour remplir les pages du magazine :Peyo, Will, Bara, Mouminoux, Jidéhem, Rosy, Giraud, etc. Mais le plus sollicité est bien entendu Jijé : quand il ne crayonne pas des récits complets pour son fils, il les réalise entièrement, et anime toutes les rubriques du magazine avec des illustrations.

Cet album de Jerry Spring fut en partie encré par le jeune Jean Giraud.

De plus, Jijé consacre pas mal d’attention à quelques jeunes hommes. En effet, trois étudiants français avaient précédemment écrit à Franquin pour leur témoigner leur admiration à lui et à « Monsieur Gillain », jusqu’à solliciter une entrevue pour leur montrer leurs dessins. Et Franquin de leur répondre par retour de courrier que Jijé habitait en réalité à quelques kilomètres de chez eux ! À renfort de reproductions des lettres originales et de photos d’époque, le dossier explique en détail l’une des rencontres les plus importantes pour la bande dessinée française, lorsque Giraud, Mézières et Mallet rencontrent Jijé. Tous ces savoureux détails aident à restituer ces moments sacrés, qui vont conduire Giraud à dessiner un Jerry Spring avec Jijé, puis comment le maître le met en contact avec Charlier pour Blueberry, l’implication de Jijé sur les couvertures et quelques dizaines de planches de cette nouvelle série, etc. Rien que pour ces documents et ce passage, le dossier vaut largement le détour !

Enfin, Jérôme Dupuis rappelle avec justesse que Jijé possède un profil complémentaire à son métier d’artiste, celui d’un inventeur qui déborde d’idées. Le dossier présente des croquis qu’il a réalisés pour une remorque à une seule roue, le brevet d’une voiture avec des roues en losange dont deux se relèvent à grande vitesse, sans oublier mille petites inventions du quotidien : de la réalisation d’une cheminée, à des rangements fabriqués sur-mesure dans son van motor-home pour accueillir directement les tiroirs de sa garde-robe. Idéal pour partir rapidement lorsqu’on n’aime pas faire ses valises !

Cette couverture annonciatrice de suspense et de danger livre finalement un récit plus léger

Tous ces éléments démontrent que non seulement Jijé disposait d’autres sujets qui attiraient son attention, mais surtout qu’il se lassait sans doute inconsciemment du personnage de Valhardi, certes fort lisse pour ce début des années 1960. Pour retrouver l’énergie de ses débuts, il fallait dénicher une idée géniale pour relancer sa motivation. Et cette idée, Jijé est certain de l’avoir dénichée en 1963. Et pourtant…

Fatal virage pour Valhardi

À quoi était-ce vraiment lié… ? La rencontre avec le dessinateur Guy Mouminoux, qualifiée de « coup de foudre » par le rédacteur (voir ci-dessous) ? Les Sixties qui bouleversaient leur époque ? L’ennui que ressentait sans doute Jijé ? L’influence inconsciente de sa fille Dominique qui organise régulièrement des boums dans leur domicile, de quoi donner une nouvelle vision de la jeune française à l’auteur ? Du succès grandissant de Michel Vaillant dans le Journal Tintin ? … Sans doute un mélange de tout cela ! Quoiqu’il en soit, Jijé a décidé de modifier en profondeur l’esprit de la série Valhardi. Et il le clame d’entrée de jeu dans le titre de sa nouvelle aventure : Le Retour de Valhardi ! Une phrase-choc qui interpelle le lecteur ! L’auteur veut-il indiquer que les vacances sur le Yukon n’étaient qu’un passage à vide, et que quatre ans après Le Secret de Neptune, le héros revient pour en découdre ? Pas vraiment, car les seuls « méchants » n’interviendront qu’en fin de cette nouvelle "aventure". D’ailleurs, ce récit comporte-t-il vraiment de l’aventure, comme c’était le cas précédemment ? Il est surtout question de course en voiture : pour le plaisir, pour aider les forces de police ou informer un chirurgien d’une urgence. Jijé est gagné par l’esprit des Golden Sixties, et privilégie un certain plaisir de vivre au suspense des récits des années 1950. Il se permet même de faire du gag, comme ce sera plus tard le cas avec Laverdure dans la série des Chevaliers du Ciel.

Le dossier revient en détail sur cette profonde mutation, réalisée dans ce que Jérôme Dupuis appelle « la trilogie yé-yé ». Première étape, Gégène devient l’égal de Valhardi. Étrange alors que le titre clamait un retour du héros blond ! Les voitures dessinées par Guy Mouminoux passent au premier plan, aux dépens d’une pseudo intrigue policière.

Seconde étape dans Le Grand Rush : Gégène prend le pas sur Valhardi. En première case, le lecteur à la surprise de voir l’intrépide enquêteur succomber au Hully-Gully, une danse en vogue pour l’époque. La composition de la case et le jeu des regards des jeunes filles ciblent Gégène, qui focalise le regard du lecteur. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’on aperçoit Valhardi, presque relégué à l’arrière-plan. Cette compétition fraternelle se règle aux volants de voitures de course. Au final, Valhardi mange la poussière, même si c’est pour la bonne cause, tandis que Gégène triomphe sur les circuits… et sur les ondes via ses tubes yé-yé. Les dernières cases de l’album entérinent ce passage de relais consommé : Valhardi a le regard bas, dubitatif, il ne mène plus l’action, alors que Gégène le domine de toute sa splendeur conquérante.

De plus, Jijé subit l’influence négative du précédent travail sur Bonux-Boy, un magazine au quart du format de celui du Journal Spirou : il passe à un format de trois bandes, réduisant encore son niveau de détail, et proposant des plans assez simples, avec des décors réduits à leur plus stricte expression. L’analyse du dossier et les réactions recueillies soulignent particulièrement le décalage qui est en train de se former entre Jijé, et la génération d’auteurs qu’il a inspirée et sont en train de le supplanter.

Jijé et sa fille Dominique
Extrait du dossier de l’intégrale.

Concernant le récit du Grand Rush, plus aucune thématique policière ! L’influence Michel Vaillant bat son plein, d’un côté avec la réflexion sur les prototypes et le carénage des voitures, de l’autre avec la course automobile, la présentation des circuits et les dépassements en trombe. Même le graphisme des bruits de moteurs emprunte à la série concurrente !

Pourtant, on peut difficilement accuser Jijé de plagiat. Il désire avant tout prolonger l’excellente relation qu’il entretient avec Mouminoux et son plaisir des automobiles. Puis il replace ses propres idées, comme la voiture aux roues qui se relèvent, suffisamment intéressantes et innovatrices pour susciter l’intérêt des lecteurs. Il est également précurseur à certains niveaux, par exemple lorsqu’il aborde les essais sur le lac salé en 1964, alors que Graton n’abordera le sujet qu’en 1968, dans Mach 1 pour Steve Warson.

Dans l’idée (volontaire ou non) de concurrencer Michel Vaillant, Jijé a certainement vu juste en surfant sur la vague automobile avec Mimounoux, même si Jean Graton est beaucoup plus au courant des coulisses du sport automobile. Jijé réalise pourtant deux erreurs : tout d’abord, il impose une évolution presque contre-nature à une série solidement implantée dans l’esprit des lecteurs. Il aurait été plus clairvoyant de lancer de nouveaux personnages en s’octroyant délibérément le territoire du sport automobile. Secundo, Jijé s’accapare l’esprit de son époque, une fausse bonne idée comme le détaille le dossier, qui analyse l’impact négatif subi par les autres périodiques de bande dessinée qui ont également tenté de négocier ce virage serré.

La jeune fille dans la dernière case a des airs de Sylvie Vartan
Extrait du dossier de ce 5e recueil

Troisième et dernière étape de cette mutation avec Le Duel des Idoles. Jijé assume alors complètement la phase yé-yé, sans se rendre compte qu’il amplifie alors le décrochage des lecteurs. Gégène est devenue une vraie star qui génère autant de crises d’hystérie que de colère, à l’image de Johnny Hallyday à l’époque. En concert, Gégène emprunte les postures à « L’Idole des jeunes » et même sa fiancée s’appelle Sylvie. Jijé a pourtant fait des efforts : les planches sont revenues en quatre strips, et l’histoire équilibre course automobile et récit policier, même si l’on est bien éloigné des anciens gangs internationaux, et que Valhardi s’apparente plus un garde du corps attentionné qu’un véritable héros.

Cet récit dont le titre rappelle "Le Grand Défi" (le premier Michel Vaillant), sera pourtant le dernier album de Jijé imprimé chez Dupuis avant près de 15 ans.

La mesure est comble pour Dupuis, qui prend une décision lourde de sens : ils ne publieront pas ce dernier récit en album. Ni d’ailleurs le dernier Jerry Spring. En effet, les Franquin, Morris, Peyo et autres Roba sont maintenant en première ligne, adulés par le public, tandis que Jijé, qui a pourtant sauvé le journal pendant la guerre, est passé de mode. Puis, loin de la Belgique, les liens entre Jijé et ses éditeurs se sont distendus, alors qu’autrefois, ils partaient ensemble en vacances.

Face à cette double décision de ne plus publier en albums ses deux séries-phares, l’auteur prend alors la radicale décision de quitter Dupuis. Moins préjudiciable aujourd’hui, cette décision tombe alors comme un véritable coup de massue sur la bande dessinée de cette fin de l’âge d’or. Certes, la naissance de Pilote avait engendré quelques doubles casquettes (Hubinon), puis l’on se rappelle de l’apparition de Franquin au sommaire du Journal de Tintin et du passage de Macherot chez Dupuis. Dans ce cas, il s’agit de l’un des patriarches de la bande dessinée depuis plus de vingt-cinq ans, qui entérine sa séparation avec son éditeur et ami. Ce premier gros divorce entre un auteur-dessinateur et son éditeur va marquer un véritable tournant dans la bande dessinée franco-belge. D’autres suivront bientôt cet exemple, à commencer par Morris et son célèbre Lucky Luke.

Tout ce contexte compliqué à gérer pour les deux parties est très bien évoqué dans le dossier de Jérôme Dupuis. Que cela soit pour ce passionnant dossier avec ces photos et documents d’époque, ou pour profiter du magnifique encrage de Jijé sur ces albums, ce cinquième recueil est certainement l’un des ouvrages marquants de l’année, pour les passionnés de l’Histoire du 9e art. Un must !

Graton dans son époque

L’album "Work in progress"

On a donc vu comment Jijé a voulu intégrer des courses automobiles dans Le Journal de Spirou. En effet, outre les Chroniques auto de Starter, les autres héros emblématiques des sports mécaniques sont surtout des créations de Jean Graton : Michel Vaillant a été l’un des fer de lance du Journal Tintin, avant d’intégrer Super As rejoint par sa nouvelle héroïne Julie Wood. Même si cette dernière n’a donc jamais intégré les pages du magazine de la maison de Marcinelle, l’intégrale de ses aventures fait pourtant l’objet d’une co-édition entre Dupuis et Graton Editeur.

En effet, le clan Graton a depuis plusieurs années fait confiance à Dupuis pour la distribution, puis l’édition de ses albums. D’ailleurs, les passionnés ne doivent pas manquer la version work in progress du prochain Michel Vaillant à paraître dans trois semaines. On y découvre des planches finalisées, tandis que d’autres sont juste encrées, crayonnées ou seulement esquissées, parfois pour une partie de la case car un nouvel auteur accompagne Benjamin Benéteau au dessin pour cette nouveauté. Nous vous en reparlerons, car il s’agit d’un album qui fera autant plaisir aux fans de la nouvelle série, qu’aux premiers amateurs de Michel Vaillant.

Le clan Vaillant n’a pourtant pas le monopole des héros de Jean Graton, car l’auteur a mis en place un pétaradant univers sur deux roues avec Julie Wood de 1976 à 1980. En quatre ans, l’auteur a aligné pas moins de huit albums avec son équipe, sans oublier deux récits publicitaires. Après les deux premiers opus de cette intégrale parus en 2015 et 2016, et rassemblant les six premiers tomes de la série, voici enfin le troisième et dernier recueil qui récompense largement la patience des lecteurs. Petit bémol, le prix : alors que l’intégrale de Jijé rassemble un dossier de 40 pages et 5 albums au prix de 35 €, ce troisième recueil se vend à 29,90 € pour un dossier plus petit et deux albums (et demi) de Julie Wood…

Première surprise positive, le dossier d’introduction d’une vingtaine de pages est signé par Didier de Radiguès, un ancien pilote qui s’est illustré dans la moto des années 1970 et 80 (il est vice-champion du monde 350 cm³ en 1982 et remporte les 24h de Francorchamps en 1983) et puis en tant que pilote automobile jusqu’en 2011. Devenu par la suite présentateur d’émissions de sport automobile et commentateur de Grand Prix moto en Belgique, il était évidemment bien placé pour signer le troisième dossier de l’une des rares séries de bande dessinée consacrée aux deux roues.

Une des couvertures de Super As mettant en scène Julie Wood au Bol d’or
Toutes les couvertures de Super As représentant Julie Wood sont comprises dans les dossiers de l’intégrale.

Pourtant néophyte de l’exercice, de Radiguès trouve d’emblée le ton juste pour ce dossier : il ne parle pas de Julie Wood, mais de lui ! Les deux vont pourtant de concert, car le pilote explique ses débuts à la fin des années 1970 (lorsque paraissent les aventures de Julie Wood), et comment il s’est fracturé la hanche lors d’une chute collective en 1978 au Canada (un pilote y perdit la vie). Puis il continue d’expliquer son parcours hors-normes, notamment sa rencontre avec Patrick Pons à Daytona, sa vision technique de ce circuit, les conditions pluvieuses et de l’ambiance des Bikers, ce qui est en parfaite harmonie avec le septième album repris dans ce troisième recueil : Ouragan sur Daytona.

Les souvenirs du champion continuent d’illustrer à merveille les aventures de la jolie Julie, car Didier de Radiguès évoque les dangers de son sport fétiche, notamment les décès de ses amis, mais aussi ces instants sacrés au circuit Paul Ricard, sur le circuit de Macao, et au guidon de la ELFe. Exactement comme Julie Wood dans le huitième album sobrement intitulé Bol d’or et le hors-série publicitaire Un Héros au Paul Ricard. Sans oublier Macao car après l’arrêt de sa série, Julie Wood intègre la série Michel Vaillant dès le tome 41 en tant que petite amie de Steve Warson, apportant ainsi une dose de peps et de nouveautés bienvenues !

Autre absent de cette intégrale, ce double poster, paru dans les numéros 45 et 46 de Super As
Source : fan club de Michel Vaillant

Outre les reproductions des couvertures de la revue allemande Zack et de l’éphémère Super As - Super J, ce troisième recueil propose surtout un voyage dans le passé. Notamment, dans Ouragan sur Daytona : l’évolution du découpage et des ambiances demeure caractéristique de la fin des années 1970. Plus qu’un récit, c’est un vrai reportage auquel nous invite Jean Graton : dans l’univers des Bikers, en disposant plusieurs cases identiques pour faire sauter les motos (un vrai dessin animé), puis avec cette incroyable scène finale, forte d’une vingtaine de planches, qui passe progressivement de quatre à trois puis demeure en deux bandes, lorsqu’elle n’ose pas directement la pleine page. Stupéfiant !

Un récit publicitaire finalement intégré dans l’un des albums de la série
Le fac-similé de l’illustration originale est reproduite dans le dossier

Intéressons-nous également aux hors-série publicitaires de Julie Wood : ils en existent deux, et pourtant seul le second est présent dans cette intégrale… Que s’est-il passé ? En réalité, le premier hors-série intitulé Julie Wood au Paul Ricard et distribué gratuitement aux spectateurs du circuit varois n’est qu’un extrait de l’album Bol d’Or qui allait paraître quelques mois plus tard. On retrouve son contenu dans les planches 33 à 40, tandis que sa couverture est présentée dans le dossier introductif. Seuls les textes des planches 33 et 40 ont été adaptés afin de donner un début et une fin à cet extrait. La dernière case de la planche 40 a également été modifiée, comme le présente le site internet allemand des amis de Michel Vaillant.

Comparaison entre la conclusion du récit Julie Wood au Paul Ricard et la version de l’albumBil d’or
Réalisé par le fan club allemand de Michel Vaillant

Par contre, le récit Le Héros du Paul Ricard n’étant pas repris dans les albums, le reproduire dans cette intégrale prend alors tout son sens, surtout que Michel Vaillant y est présent ! Nous savourons donc notre plaisir de le retrouver dans ce recueil.

Les lecteurs allemands rajoutent qu’une version du court récit Tiens Pardi !, publié initialement dans le recueil Michel Vaillant spécial Moto, a été complété de deux pages de Julie Wood en guise d’introduction (voir ci-dessous). Pour info, ces deux pages ne sont pas présentes dans cette intégrale.

Les deux pages d’introduction inédites en français
Ces pages inédites publiées dans le magazine Zack Parade 29 introduisent le court récit de Tiens Pardi !, dont on peut traduire le nouveau titre allemand en "Malchance pour Joel"
Source : fan club allemand de Michel Vaillant

De l’inédit pour Julie

Outre la très bonne surprise de retrouver cet album publicitaire inédit dans ce dernier recueil (le circuit Paul Ricard revêt une importance particulière pour Jean Graton, nous vous en reparlerons dans quelques jours), ce troisième recueil bénéficie d’un bonus exceptionnel, exactement le genre de contenu inédit qui ne peut trouver sa place que dans ce type de publication : un neuvième récit inachevé de Julie Wood totalement inédit !

Une 4e plat qui soulève beaucoup de questions...
Julie Wood, T4, 4e plat, par Jean Graton, Dargaud 1978.

Cette histoire sans titre débute alors que Julie Wood a perdu son guidon, car son écurie se retire du Grand Prix vitesse. Décidée à courir en indépendante, elle cherche le financement nécessaire. C’est alors qu’elle tombe par hasard sur une course-poursuite entre deux voitures sur les routes californiennes, ce qui débouche sur un spectaculaire accident avec un gros camion américain. N’écoutant que son courage, Julie veut porter secours au malheureux conducteur… lorsqu’elle se rend finalement compte qu’elle est tombée en plein milieu d’un film ! De fil en aiguille, elle est en engagée pour remplacer le cascadeur de ce long-métrage, mais à la première scène d’action, un spectaculaire saut à moto, tout dérape !

Ce récit, dont Jean Graton avoue ne pas se souvenir du titre, pourrait-il être l’un des deux récits fantômes de la série ? En effet, deux ans auparavant en 1978, la publication du tome 4 Pas de cadeau pour Julie annonçait deux prochains titres à son quatrième plat : Julie super-star et Pas de larmes pour Julie. Pourtant, contre toute attente, le tome 5 qui paraît l’année suivante s’intitule Le Motard maudit et ne propose plus de titre à paraître. On peut supposer que Pas de larmes pour Julie ait changé de titre pour Le Motard maudit, le premier récit qui entraîne l’héroïne en dehors des circuits, ponctué d’une romance touchante, mais qui bénéficie finalement d’un titre moins fleur bleue. Quant à Julie super-star, cet intitulé évoque les lumières du show-business. De là à imaginer que celui-ci était attribué à ce récit où Julie tourne devant les caméras, il n’y a qu’un pas que nous franchissons allègrement !

Nanouche, une cascadeuse à moto, a-te-elle influencé Jean Graton, d’une façon ou l’autre ?
Nanouche - Renoy - Le Lombard

Il est également possible que Jean Graton ait tout d’abord postposé le travail de ce récit, car il marchait sur les plates-bandes d’une autre série qui paraissait à l’époque dans le Journal Tintin… Effectivement, la thématique de ce neuvième récit au long cours de Julie Wood n’est pas sans rappeler une autre cascadeuse à moto, Nanouche, réalisé par Renoy et prépublié dès 1977. Rappelons qu’à l’époque, Jean Graton n’est pas en bons termes avec Le Lombard et son patron Raymond Leblanc, il lui a d’ailleurs fait un procès. Pourtant, d’après Jean Graton, l’arrêt impromptu de cette histoire en cours de réalisation ne serait pas dû au rapport avec Nanouche, mais bien à la décision de son encreur des motos, Scott Wood, d’interrompre sa collaboration pour repartir dans sa Californie natale. Il y a fort à parier que, dans une conjecture éditoriale plus difficile et avec un succès uniquement d’estime pour Julie Wood, l’auteur ait décidé d’arrêter les frais pour se recentrer à l’époque sur Michel Vaillant et ses autres projets.

En effet, le « gel » du travail sur Julie Wood coïncide de peu avec l’arrêt du magazine Super As – Super J qui s’interrompt le 7 octobre 1980. Pour Jean Graton, la valse des éditeurs continue donc : après Le Lombard, puis Dargaud-Lombard, il vient de passer de Fleurus-Edi 3 à Novedi. On peut imaginer que ces changements éditoriaux et cet arrêt de Super As l’aient poussé à créer sa propre maison d’édition. Une modification de statut qui a certainement nécessité du temps et du travail, de quoi interrompre Julie Wood pour mieux la réintégrer en coup d’éclat dans le premier album de Michel Vaillant qui sera publié sous le label Graton éditeur en janvier 1982. Une belle démonstration de marketing pour le tout jeune éditeur !

Reproduction de la mise en couleurs de la couverture de "Paris-Dakar", l’album de Michel Vaillant où Julie Wood intègre la team
Tiré de l’ouvrage, les notes en haut de pages sont passionnantes.
Diane Krueger est Julie Wood dans le film de Luc Besson.
Extrait de l’ouvrage, photo : DR.

Quoiqu’il en soit, les fans de l’univers de Michel Vaillant ne passeront certainement pas à côté de cette magnifique occasion offerte par la Fondation Jean Graton, via cette somptueuse édition de ce récit inédit en fac-similé ! Ces vingt-huit planches (près des deux-tiers de l’album), plus ou moins complètes, proposent de rentrer dans l’intimité de l’auteur et de ses collaborateurs. Ainsi, en fonction du contenu des pages et de l’avancée du récit, bénéficie-t-on de pages où le décor et/ou les motos, autos et camions sont encrés. Sur d’autres pages, ces éléments sont soit crayonnés par Jean Graton pour poser le cadrage et l’ambiance de la case, soit considérés comme un détail et laissés encore dans le vague pour l’instant. En plus de cet instantané pris sur le vif, tel un album gelé en pleine réalisation, ces planches comprennent de superbes crayonnés de Jean Graton, surtout pour les personnages. Une merveille de finesse et de maîtrise : un fabuleux témoignage !

A la demande de Philippe Graton, Marc Bourgne a réalisé plusieurs dessins en vue de reprendre la série Julie Wood, sans concrétisation.
Sources : site officiel de Marc Bourgne et fan club français de Michel Vaillant

Avec ce final en apothéose, on referme ce troisième et dernier recueil de l’intégrale Julie Wood avec un pointe de nostalgie. De quoi relire les différents épisodes de Michel Vaillant où intervient Julie : de Paris-Dakar en 1982 à La Piste de Jade (en 1994) alors qu’elle vit une relation assez tumultueuse avec Steve Warson, pimentée par Ruth. Et se souvenir qu’elle avait suffisamment marqué les lecteurs pour que Luc Besson l’intègre dans son film, sous les traits d’une Diane Krueger, son premier rôle en tête d’affiche. Peut-être reverra-t-on la blonde héroïne dans la Nouvelle Saison de Michel Vaillant ? Avec cette nouvelle série, on peut s’attendre à tout !

Bientôt, la suite de notre article consacré aux intégrales et beaux livres de Dupuis, et à l’annonce de leurs prochaines sorties…

(par Charles-Louis Detournay)

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Des intégrales de l’été 2019, lire nos précédents articles :
- Les figures tutélaires de Dargaud
- Inondation de Fluide
- Le Lombard est en forme !

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Concernant les intégrales de Jijé, lire :
- Une avalanche d’intégrales (2/3) en 2015
- Les intégrales de l’été, 1ère partie : les incontournables de Dupuis en 2016
- Les intégrales de l’été (6e partie) - Dupuis en majesté en 2017.

Concernant Michel Vaillant, Julie Wood et l’univers de Jean Graton, lire sur ActuaBD.com :

- notre interview de Denis Lapière & Benjamin Benéteau ("Michel Vaillant - Saison 2") : « L’album "Work in progress" présente les planches dans leur état exact au moment de leur réalisation »
- Michel Vaillant alligné au Grand Prix de Paris
- une autre interview de Philippe Graton & Benjamin Benéteau : « Avec la "Nouvelle Saison de Michel Vaillant", nous voulions tout changer…sans rien changer ! »

- Cimat de crise dans le clan Vaillant

- Julie Wood, intégrale T.1 - Par Jean Graton - Graton / Dupuis

- Michel Vaillant entre en vrombissant dans le marché de l’art

- Lire la chronique du tome 2 de cette nouvelle saison

- Michel Vaillant reprend le volant

- Michel, toujours Vaillant !

- L’interview de Philippe Graton, Lapière & Benéteau : « Il fallait que le personnage de Michel Vaillant puisse rejoindre les questionnements du vingt-et-unième siècle. »

- Lire l’interview de Marc Bourgne : "Michel Vaillant est le premier héros de BD grand public qui ait eu une famille."

- Treize titres sont au départ

- Philippe Graton : "Notre studio respecte le style Graton tout en le faisant évoluer" (Entretien en juin 2008)

- Michel Vaillant et la crise du pétrole

- Michel Vaillant rejoint les paddocks de Dupuis

- Des chroniques : tomes 65 L’Epreuve, 68 China Moon et 70 24h sous influence

- Dossiers Michel Vaillant : Louis Chevrolet, Michael Schumacher, Enzo Ferrari, Juan Manuel Fangio

Tous les visuels tirés de l’oeuvre de Graton : Graton Editeur.

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