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Nicolas Anspach : « Mon catalogue traite notamment de la Belgique »

Par Charles-Louis Detournay le 22 octobre 2021                      Lien  
Est-ce par excès d'humilité, du fait qu'il a été un ancien rédacteur en chef d'ActuaBD, que nous avons tardé à couvrir les premiers albums édités par Nicolas Anspach ? Néanmoins, à l'occasion du cinquième anniversaire de sa maison d'édition et de son dixième album, nous avons décidé de retracer avec lui les étapes de son parcours singulier qui est aussi celui d'un éditeur courageux. Car monter une structure indépendante dans le climat actuel et atteindre ses chiffres de vente, cela tient quasiment de l'exploit !

Nicolas, vous avez été journaliste et secrétaire de rédaction du fanzine Auracan, puis rédacteur en chef d’ActuaBD. Qu’est-ce qui vous a poussé à quitter ce travail pour vous lancer dans l’édition ?

Nicolas Anspach : « Mon catalogue traite notamment de la Belgique »Durant vingt ans, j’ai participé en tant que journaliste bénévole à différents médias consacrés à la bande dessinée. Avec Marc Carlot et Brieg Haslé, nous avons transformé le fanzine Auracan en un site d’information. Puis, j’ai rejoint Actuabd.com fondé par Patrick Pinchart, alors éditeur de Dupuis et ancien rédacteur en chef de Spirou. Dupuis venait d’être racheté par le groupe Média-Participations, et Patrick souhaitait que le site conserve son indépendance éditoriale. Il a donc confié la direction d’ActuaBD.com à Didier Pasamonik et la rédaction en chef à moi-même.

J’ai écrit plus de 1300 articles pour ActuaBD, je n’étais pas lassé, mais je souhaitais être confronté à de nouveaux défis dans le monde de la bande dessinée. Quand les éditions Paquet m’ont proposé de travailler pour eux, à la fin de l’année 2011, j’ai immédiatement saisi cette opportunité.

Quels ont été les albums édités chez Paquet ?

En travaillant un jour par semaine, j’ai tout d’abord initié L’Aviatrice avec Bruno Di Sano et François Walthéry. L’auteur de Natacha était intéressé par l’idée de mettre en scène une pionnière de l’aviation. Étienne Borgers, vieux complice de François, avait écrit un scénario d’aventure d’une belle qualité.

Ensuite, il y a eu les premiers tomes d’Angles Morts de Xavier Bétancourt et Laurent Astier ; Sinclair de Laurent-Frédéric Bollée et Stéfano Carloni ; La Main de Pangboche d’André Taymans. J’ai accompagné le deuxième tome de Rider On The Storm de Géro et Baudouin Deville. J’ai également occupé d’autres fonctions : attaché de presse sur la Belgique, rédacteur en chef d’une revue qui a compté deux numéros, créateur de contenus pour le site Internet et les réseaux sociaux, etc.

Work in progress de "L’Aviatrice"

Que retirez-vous de positif de cette expérience chez Paquet ?

Accompagner les auteurs dans le travail de création est très stimulant. Je suggère des pistes lorsque je perçois qu’un scénario ou une planche peuvent être améliorés. Et lorsque je vois que l’auteur a tenu compte de mes remarques en revenant avec une solution plus efficace, c’est une belle satisfaction.

Cette première incursion dans l’édition vous a donné envie de vous lancer à votre propre compte…

Lorsque j’ai démissionné, en juin 2014, des Éditions Paquet suite à des divergences de vue, je ne m’imaginais pas un seul instant créer ma maison d’édition. Je voulais plutôt reprendre du service sur Actuabd.com, et peut-être écrire des monographies. Mais rapidement, je me suis aperçu que je n’arrivais pas à retrouver l’énergie qui m’animait durant mes années de journaliste bénévole. À cette époque, j’avais exercé des missions d’attaché de presse pour une galerie spécialisée bruxelloise et pour d’autres professionnels.

Baudouin Deville, le dessinateur de Rider On The Storm, est devenu un ami. Il est également graphiste, et a réalisé différents travaux pour l’Atomium. En 2016, il me parle de son projet de réaliser un album autour du célèbre monument bruxellois. Son éditeur voulait qu’il collabore avec un scénariste marseillais ! J’étais estomaqué. C’était tout le contraire de ce qu’il fallait faire, selon moi. Ce type de bande dessinée doit mettre en lumière la Belgique, tout en étant bien perçu par tous les francophones. Ce projet devait être écrit par un Belge, ou un scénariste qui habite près de Bruxelles depuis longtemps. Baudouin m’a demandé de réfléchir à un nom de scénariste. Je venais de lire Ouessantines, de Patrick Weber et Nicoby. En refermant le livre, je me sentais breton. C’est exactement cela qu’il fallait pour ce projet pour l’Atomium !

Patrick Weber n’est pas seulement scénariste, il est également animateur d’émissions sur les radios et TV belges, c’est une sorte de Stéphane Bern local... Comment a-t-il accueilli cette idée ?

Patrick Weber a immédiatement accepté d’écrire un récit en l’axant sur l’Exposition Universelle de 1958. L’Atomium a été créé pour être le joyau de l’Expo 58. Nous avons monté le projet, et je l’ai envoyé à différents éditeurs en me positionnant comme directeur d’une collection d’albums du même type. On me répondait poliment que ce projet était trop belge et qu’il ne marcherait jamais !

Mais moi, j’y croyais. J’étais coincé car j’avais demandé à Patrick Weber d’écrire un synopsis et des pages de découpage. Baudouin avait encré les premières pages… Vu que personne n’en voulait, j’ai bien été obligé de l’éditer moi-même. En me disant qu’au pire, on écoulerait les sept ou huit milles exemplaires du tirage de Sourire 58 dans le bookshop de l’Atomium… en dix ans ! Aujourd’hui, on en est à 25.000 exemplaires vendus.

Sourire ’58
Baudouin Deville & Patrick Weber (c) Editions Anspach

Lancer sa propre maison d’édition peut sembler véritable gageure compte tenu du marché actuel. Qu’est-ce qui vous a motivé à affronter ces obstacles ?

J’avais consulté des amis éditeurs. Ils avaient refusé Sourire 58, mais ils me poussaient à suivre mon instinct et mes envies. Je voulais que cette bande dessinée existe, sans penser à en en éditer d’autres.

Pour différentes raisons, Sourire 58 a mis du temps à se réaliser. En 2017, le directeur de l’ASBL Atomium nous annonça que l’année suivante, l’édifice fêterait ses 60 ans. Ils comptaient sur la sortie de Sourire 58. Ils l’ont même inclus dans leur communication officielle en 2018.

Il a donc fallu trouver un diffuseur-distributeur en Belgique. MDS (Média Diffusion) a été le plus réactif et le plus enthousiaste. Ils allaient nous accompagner, tout en nous prévenant que, normalement, ils n’acceptaient pas de one-shot. Je ne leur avais pas proposé de plan à court ou moyen terme. Juste Sourire 58 ! J’ai eu beaucoup de chances. Je souhaitais que le livre soit également présent en France. Et j’ai trouvé en Makassar un solide partenaire...

Vous avez d’emblée choisi d’utiliser votre propre nom pour votre maison d’édition : avez-vous hésité ou cela était-il votre volonté depuis le début ?

Cela n’a pas été réfléchi. Les grandes maisons d’édition historiques portent soit le nom de la rue où elles ont été créées (Lombard) soit le nom de leur créateur (Dupuis, Dargaud, Casterman, Glénat).

J’habitais alors Rue de l’Ancienne Gare à Lasne et je m’apprêtais à reprendre la maison construite par mes grands-parents maternels …. Rue du Couvent. Deux noms qui manquaient soit de dynamisme soit trop connotés. Du coup, il était plus simple d’utiliser mon nom de famille. D’autant que celui-ci est connu en Belgique [1], et que cela pouvait nous servir pour Sourire 58.

Quels ont été les premiers défis qu’il a fallu relever ?

Les chiffres de la mise en place de Sourire 58 étaient corrects sans être exceptionnels. Vu que l’on s’était amusés et que nous nous étions attachés au personnage de Kathleen, l’héroïne de cet opus, nous avons aussitôt embrayé sur un deuxième album, intitulé Léopoldville 60.

J’ai conservé à côté d’autres activités professionnelles qui me font vivre. Mais rapidement, je me suis fait à l’idée qu’il fallait capitaliser sur le travail des libraires et sortir d’autres titres, sans pour autant tenter de maintenir une présence régulière. J’ai publié deux titres par an en 2019 et 2020.

Dans un premier temps, quels types d’albums vouliez-vous éditer ?

Juste des coups de cœur. J’apprécie la bande dessinée dans sa diversité. Des gags à la Raoul Cauvin et des histoires tout public comme Les Tuniques Bleues, en passant par les récits efficaces écrits par Jean Van Hamme, par exemple. Mais aussi les romans graphiques comme ceux de Futuropolis.... Ayant les contraintes d’une petite structure, je ne peux pas suivre toutes ces voies en même temps !

Je tiens cependant à continuer à développer le catalogue des éditions Anspach avec des bandes dessinées sur la Belgique. Mais je ne veux pas être catalogué comme un éditeur ne publiant que cela. C’est pour cette raison que j’ai rapidement souhaité me démarquer en publiant Le Jardin de Daubigny (de Luc Cromheecke et Bruno De Roover) et L’Exilé de Erik Kriek.

Sourire 58 a été votre premier album édité, et un relatif succès, ce qui est plutôt rare pour une jeune et petite structure. À quoi attribuez-vous cette réussite ?

La notoriété de Patrick Weber en Belgique nous a aidé, c’est certain. Déjà chez Paquet, je voulais réaliser un Bob et Bobette avec lui sur une thématique belge, mais Pierre Paquet n’a visiblement pas trouvé l’idée intéressante. Dommage.

À la fin de l’année 2018, quelques mois après la version classique, nous avons sorti une version à la couverture métallique (limitée à 2.000 exemplaires) de Sourire 58. Baudouin Deville est retourné dédicacer en librairie. Les libraires avaient mis Sourire 58 en avant. L’Atomium sur la couverture attirait le regard, il ne faut pas le nier. Baudouin et moi-même travaillons beaucoup nos couvertures afin qu’elles soient efficaces.

Il y a eu ensuite le bouche-à-oreille. Fin 2018 donc, en dédicace, on s’est aperçu que le public belge était ravi d’acheter un album réfléchi sur l’histoire de la Belgique !

Léopoldville 60 - Par Weber, Deville & Marquebreucq - Éditions Anspach

Sourire 58, Léopoldville 60 et Bruxelles 43 sont bien sûr des fictions. Mais les histoires sont basées sur des faits historiques. Chaque récit est conclu par un dossier documentaire de seize pages, écrit par Patrick Weber. On recadre ainsi certains éléments fictionnels de l’intrigue.

Nous ne nous doutions pas qu’il y avait ce manque. À la sortie de Léopoldville 60 en 2019, nous avons été les premiers surpris de voir que les libraires belges mettaient ce nouvel album à côté des best-sellers, avec les mêmes quantités...

Vous avez continué ensuite avec la traduction d’un roman graphique belge, qui n’était pas encore traduit : Le Jardin de Daubigny. Si les ventes n’ont clairement pas atteint celles de Sourire 58, vous avez pu tout de même pu réaliser une exposition autour de l’album à Cherbourg.

J’apprécie le travail de Luc Cromheecke depuis longtemps. "De Tuin van Daubigny" [2] avait été édité par Ballon Média. Ce livre est la biographie du peintre Charles-François Daubigny, l’une des influences majeures de Vincent Van Gogh. Je n’envisageais pas ce livre sans un dossier consacré à Daubigny. Agnès Saulnier, Responsable au Musée Daubigny à Auvers-Sur-Oise, l’a écrit.

J’y vois une continuité avec Sourire 58. Une bande dessinée que l’on peut lire avec plaisir, tout en apprenant l’histoire. J’ai accompagné commercialement Le Jardin de Daubigny de la même manière que mes autres livres, et il n’a malheureusement pas trouvé son public. Le Musée Thomas Henry de Cherbourg a exposé les originaux de l’album durant 2020, une année particulière. C’était émouvant de voir les originaux de Luc dans un édifice qui a exposé Juillard, Tardi, Loustal, François Schuiten, Winsor Mc Cay, Jack Kirby ou dernièrement Will Eisner.

Vous avez prolongé Sourire 58 avec deux autres albums. Un quatrième s’annonce. Imaginiez-vous d’emblée l’idée une série ?

Au troisième album, la question s’est posée d’un titre générique. Mais nous ne trouvions rien d’accrocheur. Ils étaient soit connotés trop « belges », soit trop simplistes. Nous avons conservé la même charte graphique d’un album à l’autre, mais nous devions cependant avoir un élément qui liait les albums entre eux. Il était logique de parler de la décolonisation du Congo belge (Léopoldville 60) après l’Exposition Universelle de 1958 (Sourire 58). Mais on pourrait penser qu’il était curieux d’explorer si tôt la jeunesse de Kathleen dans Bruxelles 43.

Du coup, j’ai eu l’idée d’apposer une ligne du temps à l’arrière de la couverture sur laquelle nous viendront accrocher les albums. Innovation 67 sortira en novembre. Ce principe nous offre une liberté totale. La prochaine aventure de Kathleen peut très bien se dérouler dans les années 1970, comme dans les années 1950. Chaque album peut être lu de manière indépendante, et est auto-conclusif.

Dans la foulée du Jardin de Daubigny, vous avez publié L’Exilé, puis La Belgica dont le premier tome vient de sortir : comment choisissez-vous les romans graphiques que vous désirez traduire en français ?

C’est un exercice difficile car généralement je ne comprends pas ou mal la langue originelle. Il y a beaucoup d’hésitation dans mes choix. Une chose est certaine : je dois ressentir le besoin impérieux d’éditer le livre. Je me base sur les argumentaires, sur la cohérence graphique, sur la notoriété de l’auteur. Je me souvenais des chroniques d’Actuabd.com sur les précédents albums d’Erik Kriek par exemple. Et franchement, L’Exilé est une vraie claque graphique. Je ressentais aussi dans le travail de Toni Bruno, un style graphique maitrisé et énergique.

Les jalousies familiales cachent plus de rancœur et de possibles trahisons qu’au sein d’une horde viking
L’Exilé - Par Erik Kriek - Editions Anspach.

Assez paradoxalement, La Belgica n’a pas été réalisé par un Belge.

Franchement, vous voyiez un autre éditeur que les Éditions Anspach pour éditer une histoire sur cette expédition en Antarctique, partie de Belgique, en 1897 ? Je devais le faire. C’est le récit d’une aventure historique …. Le Commandant Adrien de Gerlache, les marins et scientifiques, ont vécu le premier hivernage humain en Antarctique ! Effectivement, j’apprécie les fictions qui s’inscrivent dans un cadre historique rigoureusement documenté. Jean Jansen est un personnage inventé. Un jeune docker qui embarque par accident sur La Belgica, et qui va trouver une sens à sa vie en participant à cette aventure.

Vous venez de lancer la série Jylland, encore une traduction, mais cette fois dans un format franco-belge ?

Trois tomes paraîtront en un an et demi. Le second vient de paraître. Et le troisième sera pour le deuxième trimestre 2022. Le scénariste, Bruno De Roover (également le scénariste du Jardin de Daubigny), a des idées pour la suite. Je suis assez proche de mes auteurs, et il était normal que je m’intéresse à son travail.

J’ai été subjugué par la force de la couverture du deuxième album. Le Roi Viking sur son trône, complétement défait. Le récit explore une période intéressante : le moment où les vikings ont abandonné leurs croyances pour basculer dans la chrétienté. Avec des personnages troubles à la « Game Of Thrones », comme vous le souligniez.

Pourquoi les autres éditeurs n’ont pas sauté sur l’occasion avant moi ? Je n’en sais rien. La couverture du premier album ne me semblait pas adaptée pour le marché franco-belge. C’était une belle illustration, mais pas une couverture efficace. J’ai demandé au dessinateur de me proposer une autre une couverture originale…

Vous avez également réédité L’Œil du Chasseur de Berthet et Foerster. Cela fait-il partie de votre stratégie éditoriale ce genre de réédition ?

Je trouvais étrange que cet album soit tombé dans l’oubli, ainsi que les premiers one-shot de Philippe Berthet. Cet album m’avait marqué à l’époque. Je l’ai lu à 13 ans dans le Journal Spirou, et c’est probablement le premier récit adulte que j’ai apprécié.

L’Oeil du Chasseur est un récit tellement fort que cette réédition n’aurait eu aucun sens si elle n’avait pas été placée dans une intégrale d’autres œuvre de « jeunesse ». Cela me semblait également léger de ressortir l’album sans dossier accompagnement. J’ai opté pour un dossier de seize pages, une couverture mate, un beau papier Munken et surtout un format plus grand. Nous nous sommes rapidement rendus compte qu’il lui serait très difficile pour Philippe Berthet de réaliser une nouvelle couverture aussi forte. Heureusement, il avait encore l’original. Philippe l’a légèrement retouché, et nous l’avons utilisé. C’était une prise de risque. Les libraires allaient ils mettre ce vieux classique en avant alors que la couverture était la même ?

Pour différentes raisons, cette réédition a mis du temps à se concrétiser. Philippe Berthet ne m’avait pas mis dans la confidence. Mais quand j’ai appris qu’il travaillait avec Jean Van Hamme sur La Fortune des Winczlav, il était évident qu’il fallait sortir cet album en même temps. J’ai d’autres projets de réédition avec Philippe (il faut que j’y travaille), ainsi qu’autour d’un autre grand auteur majeur. Mais c’est trop tôt pour en parler.

Jylland, tome 1

Quel est votre modèle économique ?

Je fonctionne à l’instinct et à l’envie. Mais le premier confinement de 2020 a laissé les Editions Anspach exsangues financièrement. Aucune rentrée financière pendant de nombreux mois. Les suivants confinements ont été compliqués car j’avais pris la décision de ne pas vendre sur Amazon.

Pendant le premier confinement, les libraires ont retourné les nouveautés et une partie de leur stock pour préserver leur trésorerie. J’ai donc dû faire des avoirs conséquents à mes diffuseurs-distributeurs. Alors que je n’avais que trois titres au catalogue…

J’ai compris que je devais lisser ma trésorerie avec une sortie tous les trimestres. Je suis passé de deux nouveautés en 2019 et 2020 à cinq en 2021, et j’ai déjà cinq livres programmé l’année prochaine. Il n’est pas impossible qu’en 2022, il y en ait deux de plus.

Les financements participatifs me permettent de payer les auteurs convenablement pour la création. Mais il ne faut pas croire que si le crowdfunding atteint les 35.000 €, ce montant arrive net dans la poche de l’éditeur. En réalité, il faut déduire entre huit à dix milles euros pour les commissions de Ulule, les frais de réalisation des contreparties, les frais d’envoi des albums, ... Les coûts d’un album comme Bruxelles 43 avoisinaient les 50.000 €.

Quant aux achats de droit et aux rééditions, ils sont financés sur nos fonds propres. Même si j’ai pris un bureau à Braine-L’Alleud, mes frais de fonctionnement sont réduits, et j’ai conservé d’autres activités professionnelles pour me payer.

Quelle est la différence entre un album conçu de A à Z et un achat de droits ?

Forcément, je n’interviens pas dans la création pour les achats de droits. Les livres sont terminés quand je les achète. Mais en concertation avec les auteurs et l’éditeur originel, je me permets parfois de réaliser des réajustements pour améliorer l’œuvre. Certains problèmes peuvent être réglés en modifiant des dialogues par exemple. Comme je le disais, la couverture du tome 1 de Jylland a été refaite. Bérengère Marquebreucq a mis en lumière cette nouvelle couverture. Les couleurs originelles du T. 2 de Jylland ne me satisfaisaient pas vraiment. Du coup, Bérengère y a apporté son savoir-faire. Pour les textes de présentation et les argumentaires de vente, je me sens plus libre. Mais ceux-ci sont à chaque fois envoyés à l’éditeur-propriétaire des droits afin de bénéficier de son aval.

Votre prochaine parution sera un album que vous avez complètement supervisé : Innovation 1967. Était-il important pour toi de traiter ce terrible accident qui a marqué l’histoire belge, comparable à celui du Bazar de la Charité en France ?

La grande force de Patrick Weber, c’est de lier une intrigue à un fait historique important. Nous avions oublié que le drame de l’incendie du grand magasin « À l’Innovation » a eu lieu en pleine guerre du Viêtnam. L’Occident était sous tension. Des manifestations anti-impérialistes, anti-américaines, ont eu lieu dans différents pays, y compris à Bruxelles. Quelques jours avant l’incendie, l’Innovation avait inauguré une quinzaine américaine. Les produits « Made in USA » était mis en avant. L’Innovation était décoré aux couleurs de l’Amérique. Il y a eu des alertes à la bombe, des jets de pétard et même un départ de feu la semaine précédant l’incendie. Lorsqu’on lit les journaux d’époque, on s’aperçoit que les enquêteurs privilégiaient la piste de l’attentat… Patrick a bâti l’intrigue en liant ces faits historiques.

En discutant avec des Bruxellois, je me suis rendu compte que le souvenir de ce drame était toujours vivace et douloureux. J’ai aussi reçu un mail réprobateur d’un membre de ma propre famille qui me disait que c’était honteux que les auteurs et moi-même ravivions les blessures des victimes et de leurs proches.

Mais si on ne peut pas parler de ce drame, de quoi peut-on parler alors ? Devons-nous nous interdire de parler de la Seconde Guerre mondiale, de la Shoah, du 11 Septembre, des récents attentats de Paris ou de Bruxelles ? Doit-on brûler les livres de Primo Levi ou d’Elie Wiesel ? Jeter à la poubelle Maus (de Spiegelman) ou l’excellente bande dessinée Madeleine, Résistante (de Madeleine Riffaud, Dominique Bertail et Jean-David Morvan) ? Détruire les bandes de La Liste de Schindler ou du Pianiste …. Bien sûr que non !

On peut traiter de tous les sujets, mais avec respect. Et dans chacun des albums de Patrick Weber et Baudouin Deville, un dossier vient accompagner le côté parfois fictionnel de certaines scènes.

En avant première, une page d’ "Innovation 67"

On suppose qu’à la différence d’autres éditeurs, ces albums se vendent davantage dans le Plat Pays qu’en France.

Effectivement Sourire 58, Léopoldville 60 et Bruxelles 43 se vendent bien plus en Belgique qu’en France. 80% des ventes se font en Belgique. Alors que c’est l’inverse pour les autres titres.

Mais nous avons passé un cap avec Bruxelles 43, le troisième album : la presse française commence à s’intéresser à ce phénomène belge. Le style proche de la ligne claire de Baudouin Deville et la régularité des sorties (un album par an) fait que les libraires français s’y intéressent.

On imagine que, comme par le passé, vous allez dépenser votre énergie à défendre ces albums, un peu comme si vous en étiez l’auteur ?

Si je ne crois pas en un album que j’édite, qui y croira ? J’ai rapidement compris qu’il fallait développer, avec les moyens du bord, bien moindre que les grands groupes d’édition, des astuces marketing pour s’assurer que les albums soient visibles. …Et puis, c’est aussi une question de respect par rapport au travail des auteurs.

Vous fêtez prochainement les cinq ans de la naissance de la maison d’édition : en jetant un regard en arrière, de quoi êtes-vous le plus fier et qu’est-ce qu’il faudrait refaire ou modifier si c’était possible ?

De quoi je suis le plus fier ? D’avoir réussi à bien m’entourer et de travailler en confiance avec les auteurs, mais aussi avec des personnes de l’ombre : graphistes, traducteurs et correcteurs. De maintenir une bonne relation avec mon imprimeur principal et les équipes de vente. Je maitrise tout de A à Z. Les éditeurs mainstream ont différents services pour l’éditorial, la fabrication, le marketing, la presse, la vente des droits audiovisuels .... Dans ma structure, je suis seul.
Lorsqu’il y a eu un projet de série télévisée autour de Sourire 58, j’ai compris que je devais me faire conseiller. Les droits ont été optionnés par un producteur majeur. Malheureusement, à cause du Covid-19, l’option n’a pas été renouvelée. Mais il n’est pas impossible qu’il y ait une autre adaptation, dans un domaine totalement différent, autour de Sourire 58 en 2023.

Le grand problème des Éditions Anspach, pour l’instant, est de ne pas avoir de grands moyens. Je n’ai pas encore de ventes de fonds conséquentes. Et il y a quelques mois, j’ai dû refuser un projet de création qui me tenait à cœur car il m’était impossible de le financer sur mes fonds propres. Pour des raisons que je comprends totalement, on ne pouvait pas non plus faire du crowdfunding...

Plusieurs albums sont néanmoins en préparation : pouvez-vous lever un coin du voile pour nos lecteurs ?

En 2022, il y aura le troisième album de Jylland, et le deuxième de La Belgica. Après quatre albums, Patrick Weber et Baudouin Deville délaissent Kathleen, l’héroïne de Sourire 58. Mais elle reviendra en 2023 ! Avec Baudouin Deville et Rudi Miel, nous nous penchons sur les quelques mois qu’Albert Einstein a passé à Coq-Sur-Mer en 1933. Nous revenons d’un repérage dans cette ville balnéaire.

Et avec Patrick Weber et Olivier Wozniak, nous travaillons sur récit qui se déroulera à Ostende en 1906, époque où Ostende était la « reine des plages » et le lieu de villégiature des Rois. Il devrait s’intituler logiquement « Ostende 1906 ».

Enfin, il y aura achat de droit qui me tient particulièrement à cœur : L’Année Zéro de Frenk Meeuwsen. Un roman graphique semi-autobiographique où l’auteur évoque avec beaucoup d’humour les joies et les doutes d’un futur père quinquagénaire.

En avant-première, une planche d’ « Oostende 1906 »

Si l’on devait définir le catalogue des Éditions Anspach en un seul mot : quel serait-il ?

La passion. Les personnes qui me connaissent savent que je reste toujours un passionné de bande dessinée !

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

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Code EAN :

A propos des Editions Anspach, lire nos précédents articles :
- "Sourire ’58", le revival de l’expo universelle 1958 de Bruxelles
- Léopoldville 60 - Par Weber, Deville & Marquebreucq - Éditions Anspach
- "Bruxelles 43" : presse et auteurs de BD sous l’Occupation
- "L’Exilé", un western shakespearien au temps des Vikings
- Jylland : un "Game of Thrones" viking
- L’Oeil du chasseur – la réédition parfaitement réussie d’un livre à ne pas rater !
- La Belgica – Le Chant de la sirène – Par Toni Bruno – Ed. Anspach

Photo de Nicolas Anpach : Michel Marlier, lors de l’impression de "La Belgica" chez Delabie-Lesaffre (Mouscron)

[1La famille Anspach compte, depuis le XVIIe siècle, une longue lignée de bourgmestres (maires), ministres et personnalités célèbres en Belgique. NDLR.

[2Le titre en néerlandais de cet album.

Anspach à partir de 10 ans Belgique
 
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