« La Malinche », c’est ce conte populaire mexicain mi-historique, mi-fantastique, à propos d’une femme qui a réussi à transcender sa condition d’esclave sexuelle méprisée des conquistadores et des Mexicains natifs, devenant une clé de voûte de la colonisation espagnole. Alors qu’elle est choisie parmi vingt femmes esclaves données en offrande à Cortés, elle parvient par son audace et son intelligence à devenir sa confidente privilégiée, lui apprenant toutes les coutumes et les langues de son pays. Elle lui donne même un fils, converti au christianisme.
Cortés, dépeint comme un ambitieux fuyant un vieux monde sans perspective d’ascension, compte bien utiliser le savoir transmis par Malinche pour retourner les civilisations mexicaines les unes contre les autres et devenir, plus qu’un roi, un Dieu vivant. Celui qui a remporté toutes les batailles par la tromperie et la force brute n’a pourtant aucun moyen de fuir le pire des fléaux : la solitude du pouvoir et de la chair vieillissante…
Cet étrange récit, avare en paroles, se déploie comme la vision cauchemardesque d’une contrée maudite. Le dessin sombre, fiévreux de Pablo Auladell, qui a notamment illustré une adaptation en bande dessinée du Paradis perdu de John Milton (Actes sud – L’An 2, 2015), souligne la mort et la désolation qui règnent sur les terres du Nouveau Monde. Comme s’ils étaient d’une part châtiés par le dieu Serpent à plumes Quetzalcóatl qui s’incarne en la personne de Cortés, et d’autre part victimes de l’impérialisme bien réel, les Aztèques courent à leur perte.
Charbonneux et intense, le trait d’Auladell nous transmet l’impression d’une descente vers la folie en deux actes – l’arrivée des Espagnols qui ne peuvent plus faire machine arrière et doutent de leur meneur, et le sentier de la guerre lorsqu’il n’y a très vite plus aucune résolution pacifique envisageable.
Au scénario, le cinéaste et écrivain Gonzalo Suárez choisit d’élaborer Le Rêve de Malinche comme une pièce de théâtre, où le seul véritable personnage est la solitude ; la Malinche y est née et la dernière page la voit y finir ses jours, ses tentatives vaines d’apporter la paix et la compréhension entre deux empires ne faisant que précipiter le carnage.
Encore plus qu’une pièce de théâtre, ce roman graphique peut être considéré comme une parabole sur le langage, qui devient cryptique et abstrait quand il est impossible de décrire l’absurdité du royaume des hommes. Tout est finalement dans le titre de l’œuvre, un songe apocalyptique qui remplace la parole quand celle-ci échoue à faire dialoguer deux univers inconciliables.
(par Auxence DELION)
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Le Rêve de Malinche - Par Gonzalo Suarez (scénario) & Pablo Auladell (dessin) - Les Éditions de la Cerise - Sortie le 10 septembre 2021 - 172 pages couleurs - 24,00 €
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