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Nicolas Barral : En attendant le prochain Nestor Burma...

Par Charles-Louis Detournay le 1er septembre 2020                      Lien  
La prochaine adaptation de "Nestor Burma" chez Casterman ayant été repoussée en raison de la crise sanitaire, nous vous proposons de revenir sur sa précédente enquête "Corrida aux Champs-Élysées" dessinée par Nicolas Barral, histoire de patienter encore quelques jours...
Nicolas Barral : En attendant le prochain Nestor Burma...
Première version du début de l’histoire, mise de côté par l’auteur
Extrait du tirage de tête

Corrida aux Champs-Élysées est un roman de Léo Malet qui commence de manière très lente, pour installer l’ambiance d’une canicule dans le milieu du cinéma. Aviez-vous la volonté de démarrer votre album différemment, histoire d’éviter cet enlisement initial ?

Je me suis effectivement efforcé d’accélérer le démarrage après un faux départ lors duquel j’ai essayé de rester le tempo initial du roman… mais en vain ! J’ai donc sauté la séquence d’introduction dans laquelle Burma et Covet devisaient gaiement dans la chambre d’hôtel, pour commencer directement dans le milieu du cinéma.

Était-ce ce rythme du roman, différent des autres, qui vous a donné envie de l’adapter ?

Non, plutôt le fait que toute l’intrigue se déroule sous une forte canicule, alors que le précédent que j’avais adapté, Micmac moche au Boul’Mich, se déroulait en hiver. Et je voulais savoir ce qu’on pouvait générer avec cette atmosphère radicalement différente.

Dans un second temps, en réalisant l’album, j’ai découvert au fur et à mesure tout l’intérêt de cet album qui se déroule dans le milieu du cinéma. J’ai alors truffé l’album de références cinématographiques.

Covet et Burma devisent pendant la canicule

Nestor évolue traditionnellement dans des milieux plus sordides. Le cinéma, avec ses vedettes, ses belles voitures et ses grandes demeures constituait-il un contraste attractif ?

Cela faisait partie de l’intérêt du récit, tout en sachant qu’il tourne autour d’une histoire de trafic de drogue et que les stupéfiants ne sont vendus qu’aux personnes qui possèdent les moyens de se la payer. J’imagine que, pour Léo Malet, c’est ce qui représentait l’intérêt de faire évoluer Nestor Burma dans ce chic 8e arrondissement.

J’ai aussi apprécié voir notre héros déambuler avec Covet, qu’on n’avait pas autant vu depuis 120 rue de la Gare. Hélène, la secrétaire de Nestor étant en vacances, notre détective se trouve un compagnon de virée. Ce qui me permet d’évoquer le célibat et les possibilités qu’il offre. Surtout que Nestor est également en vacances : il a fini sa mission et la chambre est réglée jusqu’à la fin du mois. Il se paie donc du bon temps… même si cela ne se passe jamais comme il l’avait décidé !

Après une première adaptation en noir et blanc, vous avec choisi de continuer de travailler en couleurs !?

Oui, j’ai souhaité réalisé un vrai travail avec le coloriste Philippe de la Fuente pour traduire la luminosité de la fin de l’été et la chaleur étouffante qui plombe la ville. Dès lors, la couleur s’est imposée. D’ailleurs, mon premier album de Nestor Burma : Boulevard… Ossements vient d’être également réédité en couleurs car il constituait une rupture dans la suite des albums couleurs qui le précédaient et le suivaient.

Compararaison entre une première version proposée par le coloriste et la version "éteinte" par Barral
Extrait du tirage de tête

Vous ne vouliez donc pas vous limiter aux ombres tranchantes sur le sol pour dépeindre la canicule parisienne ?

Il y a un travail d’ambiance plus subtil grâce à la couleur qui dispose de davantage de tons. Philippe de la Fuente me propose des couleurs, que je garde habituellement, même si parfois je suis amené à redescendre dans les tons, car à mes yeux, la couleur n’est pas un argument esthétique : elle doit également être narrative.

Cela induit le choix des tons qui conviennent pour traduire l’émotion du moment, mais également pour hiérarchiser les différents plans. Par exemple, lorsque je reçois des couleurs d’arrière-plan trop marquées, je les éteins de manière à ne pas distraire le regard du lecteur. Quant à moi, le gros de mon travail réside dans la pose des ombres, qui est essentielle pour créer les ambiances. Soit des ombres naturalistes et évocatrices pour le lecteur. Soit, pour guider le regard du lecteur en focalisant la lumière sur les éléments principaux de l’image… comme au cinéma !

Vous avez dans cet album travaillé particulièrement l’expression de votre personnage : ses yeux sont moins grands, son visage est plus expressif. Tout cela vous semble maintenant plus naturel ?

Comme il s’agit de ma troisième adaptation, je me détache un peu de la tutelle de Tardi tout en restant consciencieux dans la certitude que le lecteur pourra retrouver le Nestor qu’il connaît. Effectivement, j’ai été moins obsédé par la grammaire posée par Tardi, en rapprochant du travail que j’avais réalisé sur Les Ailes de plomb que je retrouve assez logiquement, car c’est en lisant cette série que l’éditeur de Casterman m’avait proposé de reprendre l’adaptation de Nestor Burma : la boucle est donc bouclée.

Le tirage de tête édité par "Bulles en tête"

Ses yeux plissés par le soleil diminuent également l’effet humoristique, peut-être un peu plus marqué dans votre première adaptation ?

Ayant réalisé pas mal d’albums comiques, Tardi craignait que je ne tire la série vers la parodie, mais je l’ai rapidement rassuré sur ce point. Dans Corrida aux Champs-Élysée, j’ai remarqué que j’ai dessiné un Burma plus costaud, surtout quand il est en maillot de corps. Il était déjà trapu dans les albums de Tardi et, effectivement dans cet album, on comprend que lorsqu’il envoie un coup, cela puisse faire vaciller les plus solides gaillards.

A contrario, j’ai trouvé que votre nouveau personnage, Julot, dispose d’un trait plus lâché, plus en ligne avec celui que vous avez adopté dans Le Guide Mondial des records, votre précédent album...

Oui, mais c’est aussi une référence à Jim Cutlass : celui de Giraud bien sûr, et mais aussi et surtout de Rossi. Quand on doit créer un personnage, on fait des associations en fonction de la description. Certes, Julot est agaçant, mais je voulais qu’il soit également sympathique, calculateur mais avec de la candeur.

Par rapport au style que vous pensez retrouver dans un de mes précédents albums, nous possédons tous nos tics graphiques. Je m’efforce d’avoir le dessin le moins codifié possible, même si l’on est toujours contraint par certains stéréotypes qui guident les réactions des acteurs.

L’entrée du scène du fameux Julot...

En parlant de ces codes et des références, vous avez glissé une galerie d’acteurs de l’époque parmi vos seconds rôles. C’est un jeu avec le lecteur ?

On retrouve une forme de mise en abyme. À part Sophie Demaret qui est réellement cité par Malet dans son roman, le reste du casting de cette intrigue n’évoquait pas de référence à proprement parler. J’ai pourtant essayé de savoir à qui Malet aurait pu penser s’il avait pu prendre des acteurs pour jouer les personnages de ce récit.

Extrait du tirage de tête

Par exemple, l’actrice sur le retour qui meurt au début de l’histoire, m’a fait penser à un rôle qu’aurait pu jouer Simone Signoret. Puis les éléments s’enchaînent, et l’on continue à réfléchir de la même façon… Pour le larbin du gros producteur, mon premier réflexe était d’en faire un Britannique, mais cela ne cadrait pas avec la cité de Neuilly où se trouve cette gigantesque demeure. Donc Les Tontons flingueurs me reviennent à l’esprit, j’inclus alors Robert Dalban, qui est parfait dans ce rôle de domestique digne, mais qui n’en pense pas moins. Et le reste du casting suit cette construction…

Votre jeu de références avec le cinéma des années 1950-60 dépasse le cadre du casting, car vous réalisez également des clins d’œil à des films mythique de l’époque !

Effectivement, quand je dois dessiner Nestor qui arpente l’avenue des Champs-Élysées , je sais qu’il doit y croiser beaucoup de personnes. Dans mon inconscient, Les Champs renvoient à plein d’images et plus particulièrement au film À bout de souffle. Je me permets donc de replacer Belmondo et Jean Seberg dans mes cases. Je pense que cela représente un jeu de piste intéressant pour le lecteur, histoire de jouer avec ces codes et nourrir une première ou une seconde lecture, en fonction de leurs connaissances cinématographiques.

De la même façon, même si le décor n’est censé qu’être un arrière-plan, je m’efforce de le soigner, car en première lecture, il permet de bien situer le cadre de l’intrigue. Et à la seconde lecture, le lecteur peut vraiment se balader dans l’arrondissement, quelques soixante ou soixante-dix ans en arrière, quitte à prendre l’album pour suivre les pas du héros.

Barral choisit les acteurs et actrices qui vont interpréter les seconds rôles de son récit
Extrait du tirage de tête

Pour nous donner cette sensation d’authenticité, vous continuez à arpenter et photographier les lieux de vos actions ?

Je mélange mes propres repérages avec des images d’archives, pour restituer un ensemble crédible. Cela ne fonctionne pas toujours comme on le souhaite ! Par exemple, le premier cinéma cité dans l’album est Le François Ier, dont je n’ai pas trouvé de trace historique. J’ai donc choisi le Mac Mahon, un cinéma que je connaissais pour l’avoir fréquenté. Je montre ma planche à Tardi et il me rétorque que le Mac Mahon ne projetait que des films américains. Par peur de l’anachronisme, j’ai donc gardé le décor en retirant l’enseigne du Mac Mahon, pour reprendre celle du François Ier !

Votre adaptation reste pourtant une formidable démonstration du genre, car comme nous l’évoquions ensemble lors de notre précédente rencontre, Corrida aux Champs-Élysées était pour moi un roman presque inadaptable en bande dessinée, en raison de son rythme et de sa complicité avec le lecteur. Or, vous avez su reprendre les éléments intéressants et les replacer aux bons endroits pour ciseler une intrigue qui tient le lecteur en haleine du début à la fin du récit !

Je comprends que ce roman laisse un sentiment un peu foutraque à sa lecture. Je pense que Léo Malet écrivait parfois au fil de la plume, une méthode qui n’est pas vraiment acceptable en bande dessinée. Or, je ne voulais pas prendre le risque d’ennuyer le lecteur, d’où cet exercice de redécoupage que vous évoquez. J’ai ainsi retiré des éléments qui n’apportaient pas d’information critique pour nous privilégier un tempo accrocheur.

La fameuse première planche de l’album

Comme cette superbe première planche qui se termine avec le mot « Fin ». On comprend que vous l’avez donc retravaillée pour introduire en un regard le 8e arrondissement, le cinéma, le meurtre et cette conclusion précipitée !

Cela préfigurait à l’écran ce dont on allait bénéficier par la suite. Un petit effet de style qui me semblait un peu astucieux tout en restant rapide et en introduisant très rapidement les différents sujets. Dès cette première planche, le lecteur entre dans le récit ; ce qui était mon objectif !

Votre prochaine adaptation de Nestor Burma sera-t-elle finalement Fièvre au Marais, autour duquel vous tournez depuis des années ?

En effet, mon choix est maintenant définitivement arrêté ! Je fonctionne souvent par contraste : Micmac moche au Boul’Mich avait une ambiance plombée par rapport à Boulevard… Ossements, et comme expliqué tout à l’heure, la canicule et la gaieté de Corrida tranchaient avec l’atmosphère hivernale du précédent.

Avec Fièvre au Marais, je vais bénéficier d’un cadre plus automnal, avec la pluie et les reflets sur les pavés. Des reflets à la manière de Tardi, bien entendu.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782203148772

De cette adaptation de Corrida aux Champs-Elysées par Nicolas Barral d’après Léo Malet avec l’univers graphique de Tardi (Casterman), acheter :
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- le tirage de tête sur le site de l’éditeur "Bulles en tête"

Lire notre précédent interview de Nicolas Barral : « "Micmac Moche au Boul’Mich" m’a permis de trouver l’équilibre entre le graphisme de Tardi et mon propre style ».

Sur ActuaBD, lire également nos autres articles consacrés à Nicolas Barral :
- "Le Guide mondial des records", la normalité au cœur de l’extraordinaire
-  Les Aventures de Philip et Francis : tomes 1, 2 et 3
-  Nicolas Barral : « "Boulevard... ossements", c’était un travail d’équilibriste » (mai 2013)
-  Après Moynot, Barral reprend l’adaptation de Nestor Burma initiée par Tardi
-  Barral & Benacquista : « Faire revenir des personnalités décédées sur terre est un sujet inépuisable » (fév 2007)
-  Dieu n’a pas réponse à tout (mais Il est bien entouré)
-  Mon Pépé est un fantôme : tomes 1, 2, 3 et 4
-  Les Ailes de Plomb

À propos de Nestor Burma, lire les chroniques de :
- L’envahissant cadavre de la plaine Monceau
- Le soleil naît derrière le Louvre
et l’interview d’Emmanuel Moynot : "Dans certaines histoires, les scènes explicites sont nécessaires !"

Tous les extraits de la bande dessinée sont © Malet, Tardi, Barral - Casterman 2019.
Tous les extraits du Tirage de tête sont © Bulles en tête, 2019.

Photo en médaillon : Charles-Louis Detournay.

Nestor Burma Casterman ✏️ Nicolas Barral ✏️ Léo Malet
 
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2 Messages :
  • "car à mes yeux, la couleur n’est pas un argument esthétique : elle doit également être narrative."

    La couleur, en bande dessinée, est d’abord narrative. Et plus elle est narrative et plus le discours esthétique s’impose comme une évidence. La couleur fait partie du vocabulaire plastique à la disposition de l’auteur pour s’exprimer. Si la couleur est l’œuvre d’une autre personne que l’auteur lui-même, elle ne peut pas être plaquée ou une version possible parmi d’entre autres. Le dessinateur et la ou le coloriste doivent travailler de concert. Sinon, la couleur est un habillage inutile, pire, elle peut parasiter le discours jusqu’à le détruire.

    Répondre à ce message

    • Répondu le 14 septembre 2020 à  08:58 :

      « pire, elle peut parasiter le discours jusqu’à le détruire. »
      Lol ! Il y en a qui s’écoutent écrire.

      Répondre à ce message

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