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Rubén Pellejero & Juan Díaz Canales : « Nous sommes respectivement fans du travail de l’autre. » - [INTERVIEW]

Par Charles-Louis Detournay le 12 septembre 2022                      Lien  
Ce vendredi vient de paraître le quatrième tome de la reprise de Corto Maltese réalisée par Rubén Pellejero & Juan Díaz Canales. Un quatrième opus pour un quatrième changement de cadre, avec une incursion dans les nuits berlinoises et le soufre de Prague... à moins que cela ne soit l'inverse. Les auteurs lèvent le voile sur ce polar politique, à la fois respectueux de l'œuvre de Pratt, tout en profitant de leur propre vision d'auteurs.

Comment choisir le lieu et le moment du récit ?

Rubén Pellejero & Juan Díaz Canales : « Nous sommes respectivement fans du travail de l'autre. » - [INTERVIEW]Juan Díaz Canales : Dans ce cas-ci, traiter de Berlin nous a paru une passionnante opportunité. D’autres précédentes histoires se déroulent à la même époque, notamment Tango et Fables de Venise. Nous essayons donc de mêler des moments historiques et des lieux géographiques qui font rêver, où l’on se demande comment Corto pourrait accaparer l’atmosphère du cadre et agir dans un monde complètement différent de celui dont il est habitué, à savoir l’univers colonial et exotique. Voilà le parti pris de cet album.

Un nouveau cadre impose-t-il un nouveau traitement graphique ?

Rubén Pellejero : Pour ma part, j’aime beaucoup dessiner avec les masses de noir, ce qui convenait particulièrement pour soigner les ambiances nocturnes de Berlin. Dans Tabou, un de mes précédents albums paru chez Casterman en 1999, j’y dessine une ville imaginaire où j’employais beaucoup cette technique, tout en dessinant des monuments comme le Taj Mahal.

En lisant le scénario de Juan, j’étais surtout attiré par les séquences intérieures ou nocturnes, où je pourrais développer ce style qui me plaît particulièrement. Je me souviens d’ailleurs de la planche muette où Corto approche du cabaret : découvrir que j’allais réaliser cette promenade nocturne dans Berlin m’a donné une force incroyable. Puis j’ai perçu Prague d’une autre manière : une ville plus poétique, plus bucolique, assez différente de Berlin.

Bien entendu, je me suis immergé dans la documentation, tout d’abord celle que Juan m’avait envoyée, puis les photos et les cartes postales que je trouvais de mon côté. C’était important pour restituer les vitrines et surtout les néons qui existaient à Berlin, ce qui est extrêmement moderne pour l’époque. En effet, j’étais d’ailleurs complètement surpris en découvrant la description de la case écrite par Juan : « Corto se balade dans la ville, devant les vitrines et les néons » !

Juan, étant vous-même dessinateur, comprenez-vous plus facilement ce que Rubén a envie de dessiner ?

JDC : En réalisant le scénario, je me régale d’avance ! Plus qu’en étant dessinateur moi-même, je suis avant tout un grand fan de Rubén. Donc je rêve non seulement de savoir ce qu’il va dessiner, mais j’ai le pouvoir de lui demander ce qu’il va mettre en scène, un immense privilège pour moi ! Je me permets aussi quelques caprices, comme lui demander de dessiner un film muet avec Corto jouant le rôle du diable.

RP : Bien entendu, je suis aussi un grand fan du travail de Juan ! Et lorsqu’il me laisse ainsi l’initiative, je suis aussi content de parler avec lui de ce que j’imagine lors de l’étape du storyboard.

Est-il primordial que l’album soit documenté ?

La version n&b

JDC : Oui, j’aime pouvoir fournir à Rubén des bases et cela m’aide moi-même à me mettre dans l’histoire. Tout en me permettant d’ajouter des références logiques par rapport au cadre de l’époque, ce qui apporte aussi une part d’authenticité.

La documentation ne se limite pas aux éléments photographiques. Nous avons également regardé pas mal de films pour saisir l’esprit de l’époque, tant artistique que sociétal. Et dans la déambulation de Corto au sein de Berlin, se nichent quelques références à ces films, dont Symphonie d’une grande ville (1927) et la série télévisée Babylon Berlin qui était très bien documentée. Ce qui nous permet de montrer la modernité absolue de Berlin à cette époque, pas seulement dans l’architecture mais également dans le climat social lui-même.

Dans l’album la modernité de Berlin contraste avec l’esprit de Prague. Pourquoi une telle dichotomie ?

JDC : Nous voulions cet album divisé en deux. Berlin qui représente l’avant-garde à l’époque, et ce à tous niveaux : la liberté sexuelle et culturelle, sans oublier le Bauhaus, l’expressionnisme ainsi qu’une folle innovation cinématographique où ils ont inventé tant de choses dont le genre horrifique. Nous nous en sommes d’ailleurs inspiré pour certains découpages.

De l’autre côté, Prague est une ville magique, presque fantasmée. C’est la capitale européenne de la magie. On y a alors transféré le rôle que Venise tenait dans d’autres histoires d’Hugo Pratt. Pourtant, l’aspect de Berlin revêt également une part de magie à nos yeux actuels, car toute cette effervescence sociale et culturelle a complètement disparu juste après la Seconde Guerre mondiale. Cette ville appartient au passé, et Rubén a donc dû dessiner des bâtiments qui ont entre temps été détruits, rasés ou modifiés, comme la Potsdamer Platz par exemple qu’il a formidablement restituée.

Comment faire du Pellejero tout en s’inscrivant dans l’héritage de Pratt ?

RP : Bien entendu les albums de Pratt ne sont jamais loin de moi, mais ils ne sont pas non plus ouverts devant ma table à dessin. Vous savez, certains anciens collaborateurs de Pratt sont capables de restituer son style bien mieux que moi. Mon objectif est autre : je veux renouer avec ses atmosphères tout en utilisant ce que j’ai appris dans ma carrière. Ici, plus que Tango, j’ai profité de toutes les références que j’ai pu amasser sur le film noir et la bande dessinée du même style. Les auteurs que j’apprécie et qui ont traité ces atmosphères sont des Américains, des Italiens, et d’autres, notamment Tardi mais aussi José Muñoz avec Alack Sinner. Ils se rapprochent plus de mon école. Cet album me donne donc l’opportunité d’exploiter tous ces éléments au service du contraste. Sans oublier de jouer avec les couleurs dans un second temps.

Il y a de nombreuses références à la série originale. Devez-vous maintenir ces guides pour satisfaire le lecteur ? Ou est-ce par plaisir ?

JDC : Les deux ! On pourrait parfaitement réaliser une histoire sans réutiliser des personnages préexistants, mais ce serait dommage de faire fi d’une valeur intrinsèque de la série, à savoir des individus forts en caractère. Le bon exemple est Steiner : chronologiquement, ce récit se déroule juste après Les Helvétiques où il intervenait également. Le professeur en fait donc mention. Puis l’histoire se déroule aussi à Prague, alors que Steiner enseigne dans cette université.

D’un autre côté, impossible de reprendre n’importe quel personnage par plaisir. Par exemple, Raspoutine ne collait pas au ton du récit, qui était déjà assez sombre. On ne pouvait pas ajouter ce personnage qui amène avec lui encore plus de violence. Il faut trouver les moments adéquats pour faire réapparaître le bon personnage. Comme dans ce cas avec Lévi Columbia, un gars qui trempe toujours dans le trafic et le business un peu louche. La cohérence doit primer.

Est-ce pareil pour les références graphiques ?

JDC : La séquence des parapluies est un excellent exemple du mélange entre l’esprit de Pratt et le talent de Rubén. Il s’agit d’une idée qui s’inscrit dans l’esprit d’Hugo Pratt, avec un dialogue prattien et même une situation pratienne. Et le traitement fait, bien entendu, référence à Pratt, mais tient aussi de Rubén, car dans le scénario, j’avais décrit cette scène de manière un petit peu différente, plus géométrique comme Pratt le mettait en scène au début de Tango avec les boules de billard. Et Rubén a trouvé une solution qui lui était propre.

RP : La mise en page proposée par Juan ne fonctionnait pas pour moi, graphiquement parlant, même si elle correspondait parfaitement à l’esprit de Pratt. J’ai donc beaucoup travaillé cette planche, en réalisant plusieurs ébauches, jusqu’à trouver une solution qui me convienne et qui respecte son idée initiale. Le sens reste prattien, mais cela me correspond plus.

JDC : On y retrouve le meilleur des deux mondes, très poétique et à la fois très graphique.

Le personnage de Corto, dans cet album, s’approche de la quarantaine. Il donne le sentiment d’être parfois moins sûr de lui… et un peu passif, presque dépassé par les événements. Êtes-vous attentifs à faire varier sa personnalité en fonction du moment de sa vie ?

JDC : À mes yeux, l’intérêt du personnage est justement de le faire évoluer. C’est la meilleure façon pour susciter l’empathie du lecteur. Dans ce cas, il voit son ami mort ! On doit donc montrer sa souffrance, qu’il se sente touché par ce qu’il lui arrive. On voit alors Corto complètement abattu, plongeant dans l’alcool ce qu’on n’avait pas encore vu. Il s’agit d’un moment de faiblesse inhabituel, qui lui donne plus d’épaisseur. Surtout qu’à l’approche de la quarantaine, il n’est plus le jeune homme ténébreux qui ne craignait pas la mort. Il a déjà vécu pas mal de tragédies et on utilise plein de petits détails et de petites réflexions pour incarner cela pour l’esprit du lecteur.

On retrouve aussi cela dans sa relation romantique avec Lise. Elle a environ 20 ans, et lui, près du double. Elle lui dit qu’il se comporte comme un gentleman du siècle passé, et il lui répond qu’il est né le siècle passé. C’est à la fois drôle et très révélateur.

RP : Tout cela le rend plus humain, ce qui est très important à nos yeux.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

Rubén Pellejero & Juan Díaz Canales
Photo : Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782203221680

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