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François Schuiten : « J’arrête la bande dessinée. »

Par Charles-Louis Detournay le 30 mai 2019                      Lien  
La décision mûrissait depuis plusieurs mois, et à l'occasion de la sortie de son album de "Blake et Mortimer", François Schuiten nous a confirmé que celui-ci sera son dernier album de bande dessinée. Explications...

Son talent serait insolent s’il n’était assorti d’une profonde générosité, François Schuiten demeure l’une des très grandes signatures de la bande dessinée franco-belge. Il n’a que seize ans lorsqu’il est publié pour la première fois dans le numéro 704 de Pilote (édition belge). Près de 45 ans plus tard, son parcours artistique donne le tournis.

Alors qu’il n’est qu’élève à Saint-Luc à Bruxelles, il fait ses débuts en compagnie de son professeur, fondateur de l’Atelier R, le regretté Claude Renard. Mais aussi avec une bande dessinée aux accents écologistes qu’il cosigne avec son frère Luc Schuiten. Publié dès 1977 dans Métal Hurlant, où il côtoie Moebius, Druillet, Dionnet, Bilal, rien que ça !, il intègre l’équipe d’(À SUIVRE) en 1978, dont il devient l’un des fers de lance dans les années 1980, avec la célèbre série cocréée avec Benoît Peeters : Les Cités obscures.

François Schuiten : « J'arrête la bande dessinée. »
François Schuiten, alors en plein travail sur son album de Blake et Mortimer (2017)
Photo : Charles-Louis Detournay.

Cantonner François Schuiten à son travail en bande dessinée serait bien réducteur ! Même s’il admire profondément et passionnément le 9e art, il a eu besoin de puiser son énergie et son inspiration dans bien d’autres types de supports : des affiches bien entendu, mais également des illustrations pour des compositions musicales, ou pour des façades urbaines.

Scénographe, il conçoit le musée du train de Schaerbeek, le pavillon du Grand-Duché de Luxembourg à l’expo universelle de Séville, deux stations bruxelloises de métro, la station des Arts et Métiers pour le métro parisien, le Pavillon des Utopies qui a accueilli cinq millions de visiteurs à l’exposition universelle d’Hanovre en 2000, sans oublier le pavillon belge à l’exposition universelle d’Aïchi en 2005. Différents travaux que l’on peut d’ailleurs retrouver dans le très bel ouvrage écrit par Thierry Bellefroid : L’Horloger du rêve

Schuiten s’est aussi impliqué dans la préservation architecturale de sa ville natale, avec la Fondation Poelaert, l’architecte du Palais de justice de Bruxelles ou encore avec La Maison Autrique à Schaerbeek. Il collabora avec des cinéastes mais aussi avec des musées, comme commissaire d’exposition et scénographe, notamment dans le cadre de plusieurs expositions thématiques, c’est dire l’étendue de son champ d’action !

Ses dessins et ses bandes dessinées ont touché des millions de personnes, traversé les continents, voyant notamment ses ouvrages publiés au Japon, ce qui lui permit de récolter de nombreux prix internationaux dont le Grand Prix d’Angoulême en 2002 et le Gaiman Award en 2012.

Plus récemment, l’auteur avait entamé un tournant : après avoir souvent posé la question de la gestion politique du patrimoine des auteurs, il a choisi de donner la grande majorité de ses planches à des institutions belges et françaises en 2013. Plus personnellement, il a quitté l’année dernière sa maison de Schaerbeek et son grand atelier pour un appartement plus modeste.

En gestation depuis 2009, le dessinateur belge s’est investi ces quatre dernières années dans la réalisation de son hommage à Blake et Mortimer : Le Dernier Pharaon. Une œuvre ambitieuse qui prend une allure de dernier coup d’archet, car François Schuiten nous a confirmé hier que ce dernier ouvrage constituait son adieu à la bande dessinée. Il nous a livré cette confidence le temps d’une balade avec son chien, autour du Palais de justice de Bruxelles...

François Schuiten, dans son ancien atelier, quelques jours avant son déménagement (fin 2017).
Photo : Charles-Louis Detournay

Vous qui vous êtes investi dans la bande dessinée depuis plus de 45 ans, pourquoi vouloir vous arrêter aujourd’hui ?

Tout d’abord, parce que je pense que j’ai exprimé ce que je voulais partager. Pourquoi devoir sempiternellement se projeter obligatoirement dans le prochain album ? Je ne comprends pas cette société qui a besoin de nouveautés, alors qu’il y en a plus de cinq mille chaque année ! Comme un monstre qui avale et remplit ses tuyaux jusqu’à dégorger. Beaucoup trop de livres ! On ressent l’envie de se limiter...

La production tend à noyer chacun de vos livres dans la masse ?

En bande dessinée, peut-être (je dis bien peut-être, car on ne peut jamais dire jamais), ai-je été au bout de mon expression... Je ne vois pas vraiment ce que je peux rajouter à ce que j’ai réalisé. Aujourd’hui, j’ai envie d’aller sur d’autres terrains, de me ré-inventer. J’ai tellement aimé la bande dessinée, que je ne veux réaliser l’album de trop... Dans lequel je ne suis pas investi de la même façon.

Vous avez mis quatre ans à réaliser votre dernier album. C’est un investissement trop conséquent pour le modèle éditorial actuel ?

Aujourd’hui, pour m’investir dans un album, il me faut effectivement trois-quatre ans. Et je suis heureux d’avoir partagé ce temps du Dernier Pharaon avec mes amis : nous avons réfléchi, partagé, ouvragé ; je me suis rendu sur le plateau de Gizeh avec l’expédition scientifique [1], on a créé Scans Pyramids pour découvrir les secrets de la Grande Pyramide.

Je connais le Palais de justice depuis trente ans, je l’ai arpenté, j’ai créé la Fondation Poelaert pour le défendre... Chaque livre est donc très, très investi... Ce qui revêt une grande importance pour moi ! Mais aucun éditeur ne peut financer un tel travail... Que dois-je faire alors ? Des albums moins investis ? Je ne peux m’y résoudre...

Votre quadrature du cercle : trouver des thématiques qui vous passionnent, tout en restant commercialement accessible ?

Cela nécessiterait de retrouver des paramètres d’envie : l’envie de l’éditeur, et l’envie des lecteurs !

En ayant réalisé l’intégrale en quatre tomes des Cités obscures, qui sont à mes yeux l’aboutissement de ce que les lecteurs peuvent espérer en la matière, ce travail ne vous a-t-il poussé à tourner la page ?

Cela nous a conduit avec Benoît [Peeters], à nous rendre compte que nous avions été au bout de beaucoup d’éléments que nous voulions partager. Nous avons refermé un fameux chapitre. Et puis, réaliser ce livre sur Blake et Mortimer représente aussi une boucle liée à mon enfance et à mon attrait pour la bande dessinée : mon frère me racontait les histoires de Jacobs, l’album sur les genoux, alors que je ne savais pas encore lire...

Il vous reste pourtant beaucoup de passions !

Je suis très jeune en beaucoup de domaines. Mais en bande dessinée, je me sens un peu vieux par certains côtés... Le Dernier Pharaon a été une aventure tellement difficile... et à la fois excitante. Cette collaboration avec des auteurs, des artistes qui ne viennent paradoxalement pas du milieu de la bande dessinée, a été si vivifiante, que je ne vois pas (ou plus) d’autres projets qui puissent m’amener au même stade ou à le dépasser.

L’envie d’un nouveau projet suffirait-il ?

La bande dessinée repose sur un équilibre complexe à l’heure d’aujourd’hui. À mes débuts, je vivais très bien de la bande dessinée. Maintenant, je dois réaliser des affiches et de la scénographie pour financer mon travail d’auteur.

Il y a près de dix ans, vous nous expliquiez que vous réalisiez des bandes dessinées afin de vous lancer dans d’autres projets, parfois à fonds perdus. Tout s’est donc inversé ?

Maintenant, c’est le contraire : non seulement, je ne travaille pas plus vite, mais cela me demande également de plus m’investir dans des événements pour défendre le livre...

Mais vous êtes encore porté par des envies, même en dehors de la bande dessinée !?

Tout-à-fait ! J’ai plein de projets ailleurs, d’envies, d’histoires et de récits ! Hergé disait qu’il mettait dans chaque Tintin ce qu’il avait dans la tête, tout ce qu’il ressentait. Et chacun de ces albums en est chargé ! Pour ma part, à un moment donné, s’il n’y a plus cette essentialité, cette nécessité, c’est qu’il faut regarder ailleurs...

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

Photo : Thomas Gunzig
Pas d’utilisation sans accord préalable.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782870972809

Quelques-uns des articles consacrés à François Schuiten :
- Le Dernier Pharaon, l’hommage de François Schuiten à Blake et Mortimer
- une interview de François Schuiten à propos de Jacobs : « L’Affaire Jacobs nous pose à tous un cas de conscience »
- François Schuiten préserve ses originaux par des donations - Colloque sur la conservation des originaux à la BnF
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- Schuiten & Peeters dévoilent un Paris familier et fantasmé
- Schuiten et Peeters et leurs drôles de machines à dessiner
- "Dolores" de Benoît Peeters, François Schuiten et Anne Baltus adapté au cinéma
- La 12. Variations sur l’Atlantic 12 - Par François Schuiten - Ed. Casterman
- Vente publique exceptionnelle de 30 originaux de Schuiten chez Artcurial
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- Le Rail - Renard et Schuiten - Humanoïdes Associés
- Aux Médianes de Cymbiola - Renard et Schuiten (Métamorphoses) - Humanoïdes Associés
-  Les nouvel album des "Cités Obscures" sur Internet
-  Angoulême : Schuiten vainqueur !
Ainsi que de précédentes interviews de François Schuiten :

Photos en médaillon : Thomas Gunzig et Charles-Louis Detournay.

[1Nous reviendrons prochainement sur cette aventure, et sur ce qu’elle a apporté à François Schuiten.

 
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14 Messages :
  • Quelle triste nouvelle son dernier album est tellement bien.
    Et puis il est gentil François Schuiten lorsqu’il parle de surproduction il oublie de dire que 80 % de cette masse c’est de la m......
    Ce sont des gens comme lui qui font que la BD est un art.

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    • Répondu le 31 mai 2019 à  10:57 :

      La quantité plutôt que la qualité, c’est obligatoirement 80%… non plus 90% de la m****. C’est la quantité absurde de livres qui sortent qui empêchent à des artistes comme Schuiten de pouvoir vivre de leur art. Obligé de faire des affiches et de la scénographie pour financer son métier d’auteur. C’est un scandale !

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      • Répondu par Pierre le 31 mai 2019 à  17:07 :

        Je ne pense pas que François SCHUITEN ait été "obligé" de faire des affiches ou de la scénographie. C’est un artiste qui ne s’est pas cantonné à la bande dessinée et qui a touché à beaucoup de domaines, avec un bonheur égal..
        Nous sommes évidemment nombreux à avoir du mal à digérer l’annonce de son arrêt de la BD, mais il faut reconnaître que sa lucidité et son honnêteté forcent le respect !
        Il nous reste ses nombreux livres, variés tant dans le fond que dans la forme, et dont chaque relecture apporte de nouvelles découvertes. Merci Mr SCHUITEN pour ces décennies de rêve à vos côtés !

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        • Répondu le 31 mai 2019 à  18:15 :

          Vous pensez : "Je ne pense pas que François SCHUITEN ait été "obligé" de faire des affiches ou de la scénographie."

          François Schuiten dit : "Maintenant, je dois réaliser des affiches et de la scénographie pour financer mon travail d’auteur."

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          • Répondu par Pierre le 2 juin 2019 à  18:18 :

            Toutes mes excuses, je me suis très mal relu ! Il aurait dû y avoir "toujours" entre "ait" et "été"...

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      • Répondu par Pierre le 31 mai 2019 à  17:08 :

        PS : et merci à Thomas GUNZIG pour cette magnifique photographie !

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    • Répondu par Benoi le 31 mai 2019 à  16:39 :

      80% de la BD, de la m... ??? Si vous achetez vos BD dans des grandes surfaces, oui ! Ou si vous vous cantonnez à UN style, et que ce qui ne rentre pas dans ce style que vous aimez est de facto de la m...! Mais à part cela, non ! Il n’y a pas autant de déchet (s) ! Il y a sans doute peu de vraies GRANDES pépites incontournables , mais dans l’ensemble il y a une richesse, une inventivité renouvelée dans la BD, qui est vraiment en expansion.

      Je ne passe pas une semaine sans tomber sur une petite perle ! Je suppose que vous lisez de tout, en tous cas j’espère. Mais si pour vous, tout ce qui est "comics" ou manga" ou "roman graphique " est à mettre dans le même panier, alors je vous encourage à changer de libraire et à être (encore) plus curieux. Bien à vous !

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      • Répondu par Graffica le 31 mai 2019 à  18:03 :

        Pour cela je fais mes BD que j’aimerais lire dans Point Bar BD , même si ce n’est pas du pro !

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      • Répondu le 31 mai 2019 à  18:25 :

        90% est de la m****. Sur 5000 titres par an, ça fait quand même 500 bons livres. Ce qui est beaucoup. Plus d’un titre par semaine. Pour vous, une pépite par semaine… ça fait donc plus de 90% à jeter. Faites le calcul !

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        • Répondu par philou le 31 mai 2019 à  23:24 :

          500 livres par an, ça fait presque dix livres par semaine (et pas un livre par semaine !)

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          • Répondu le 1er juin 2019 à  11:03 :

            Disons plutôt 99 % de la m*****. 52 pépites par an, c’est déjà énorme.

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  • C’est vrai qu’il y a beaucoup trop de livres qui sortent et que beaucoup d’auteurs seraient bien inspirés d’arrêter, mais pas lui !

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    • Répondu par lau le 21 juin 2019 à  19:21 :

      Bah !! il faut savoir s’arreter à temps

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      • Répondu par Edith Goldbeter le 23 novembre 2020 à  12:56 :

        Bonjour François Schuiten,

        Je ne sais où vous annoncer le décès de Mony Elkaïm ce vendredi 20/11/2020

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