Une récompense inattendue. C’était la première fois qu’elle se retrouvait dans le trio final. Contre toute attente, Julie Doucet devance Pénélope Bagieu et Catherine Meurisse, pourtant déjà pressenties les années précédentes. C’est le choix des autrices et auteurs édités en français et ayant voté pour le Grand Prix d’Angoulême cette année, avec quelques semaines de retard sur le calendrier prévu, pandémie oblige.
Le choix pour le Grand Prix d’Angoulême est depuis 2016, et en réponse aux polémiques qui ont émaillé son histoire, organisé de façon ouverte. Il s’agit d’un scrutin à deux tours, en ligne, certes pas tout à fait transparent puisque la société 9eArt+, qui gère le vote, n’en publie pas les résultats complets - mais demande-t-on à l’Académie des Césars, par exemple, de révéler sa cuisine interne ? Au premier tour, chaque auteur habilité par l’intermédiaire de son éditeur peut nommer trois artistes - vivants et n’ayant encore jamais été distingués - sans ordre préférentiel. Au second tour, il faut choisir parmi les trois noms ayant été les plus cités précédemment.
L’objectif est « de célébrer et récompenser une autrice ou un auteur pour son œuvre et son empreinte dans l’histoire de la bande dessinée ». Il n’y a donc pas de critère de nationalité ni d’ancienneté, pas d’obligation d’être encore en activité ni d’engagement formel vis-à-vis du FIBD. La lauréate ou le lauréat est invité à dessiner une affiche pour l’édition suivante du festival d’Angoulême, où il aura droit à une grande exposition et, s’il le désire évidemment, à une invitation privilégiée.
Petit rappel historique : Julie Doucet n’est que la quatrième autrice à recevoir le Grand Prix d’Angoulême, après Claire Bretécher (1983 : prix spécial du 10e anniversaire), Florence Cestac (2000) et Rumiko Takahashi (2019). Et c’est donc la première fois que trois dessinatrices se retrouvaient en tête des votes à l’issu du premier tour. Au sein d’une institution qui a pendant longtemps été très masculine, au point de friser le ridicule et de provoquer la colère, ce n’est pas anecdotique. Choisie par ses paires, Julie Doucet par sa simple présence à cette place montre que la profession d’auteur de bande dessinée s’est fortement féminisée depuis les années 1990-2000 et que les luttes féministes, aussi bien dans le monde de l’édition qu’en dehors, portent leurs fruits.
Mais Julie Doucet n’est pas un drapeau que l’on porterait comme n’importe quel autre, pour symboliser une lutte, avant de le remiser au placard. C’est une personnalité singulière, au parcours atypique, une artiste révolutionnaire qui a marqué durablement nombre d’autrices et d’auteurs des deux côtés de l’Atlantique - elle est Québécoise, et première canadienne à recevoir un Grand Prix. Elle est le Grand Prix des paradoxes.
Premier paradoxe : l’autrice reçoit, avec ce Grand Prix d’Angoulême, une récompense institutionnelle. Elle qui a fait toute sa carrière dans la bande dessinée underground et alternative se retrouve quasi statufiée dans le temple de la bande dessinée européenne. Ayant commencé à s’auto-éditer à la fin des années 1980, elle n’a ensuite jamais cessé de le faire. Elle a été publiée presque exclusivement par des éditeurs indépendants : par Chris Oliveros pour Drawn & Quarterly, par Simon Bossé pour Mille Putois et par Benoît Chaput pour L’Oie de Cravan au Canada ; par Stéphane Blanquet pour Chacal Puant et par l’équipe de L’Association en France ; par Reprodukt, Kurpitsa, Stripburger notamment, ailleurs en Europe. Un parcours loin des éditeurs mainstream, qui n’ont pourtant pas hésité ensuite à publier des auteurs à qui la dessinatrice montréalaise a ouvert la voie.
Second paradoxe : Julie Doucet ne fait plus « officiellement » de bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Usée par un travail de commande, au point de subir un burn out, et lassée de se battre et se débattre dans un milieu si masculin qu’il en est oppressant, la dessinatrice pose les crayons en 1999 et décide de se consacrer à d’autres formes artistiques : gravure sur bois, linogravure, collage, écriture. C’est finalement le choc de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, qui la pousse à dessiner de nouveau. Profondément heurtée et en totale empathie avec les journalistes et dessinateurs massacrés, elle s’y remet aussitôt, d’abord pour elle-même, ensuite pour sa maison d’auto-édition, Le Pantalitaire. Rien de narratif au départ, mais un plaisir vite retrouvé. Des pages de carnets sont noircies, des portraits s’enchaînent. Et, au printemps 2022, un livre entièrement dessiné est prêt à être édité par Drawn & Quarterly. Ce sera Time Zone J, inspiré d’une idylle de jeunesse.
Mais il suffit de se pencher un peu sur l’œuvre de Julie Doucet pour balayer les paradoxes. Et comprendre pourquoi elle a pu être choisie par ses camarades autrices et auteurs pour un hommage un peu à contretemps. On découvre alors une œuvre dense, crue et exubérante réalisée par une artiste pourtant extrêmement réservée et pudique. Une œuvre qui avec vingt ans d’avance mêle autobiographie, autofiction, surréalisme, féminisme et humour, qui est immédiatement reconnaissable et continue de déstabiliser par sa subversion des tabous, des stéréotypes de genre et de la bande dessinée elle-même.
Julie Doucet a débuté dans les années 1980. Étudiante en arts, elle se tourne « naturellement » vers la bande dessinée, dont elle est lectrice depuis le plus jeune âge. Elle a lu Pilote bien plus que les comics nord-américains et reconnaît parmi ses influences les pionnières Claire Bretécher, Chantal Montellier, Olivia Clavel et Nicole Claveloux, mais aussi F’murr dont elle apprécie particulièrement l’humour. Elle participe à des collectifs underground et s’auto-édite dès 1986-1987. Une première version de son fanzine autobiographique paraît dans un mini format sous le titre By the way. Elle y pose les bases de ce qui fait ensuite l’originalité de Dirty Plotte, son zine le plus célèbre, quatorze numéros parus entre septembre 1988 et juin 1990, une révolution à lui tout seul.
Dirty Plotte - que l’on pourrait traduire par Chatte dégueu, mais « plotte » peut aussi désigner une femme de façon péjorative - contient tout Julie Doucet. Du moins toute la Julie Doucet des années 1988 à 1990. Prévu pour connaître une diffusion très limitée, le zine échappe à toute forme d’auto-censure. L’autrice y parle de ses désirs et de ses rêves, de ses angoisses et de ses cauchemars. Elle y représente ses menstruations, se montre avec un sexe d’homme, se retrouve mutilée. C’est trash et drôle, poignant et captivant. Et féministe, non pas par positionnement voire posture, mais de fait : en se choisissant comme personnage principal de son travail, en traitant tous les sujets auxquels elle pense, en s’emparant de son quotidien comme champ de création tout en élaborant son propre style, elle réalise ce qu’aucune dessinatrice et très peu de dessinateurs ont fait avant elle.
Chris Oliveros, qui éditera un peu plus tard Chester Brown, Joe Matt ou Seth, la repère et fait évoluer Drawn & Quarterly pour pouvoir publier Dirty Plotte. Douze numéros en noir et blanc mais à la couverture en couleur paraissent entre 1991 et 1998. On peut les retrouver dorénavant dans l’énorme Maxiplotte édité par JC Menu pour L’Association, avec qui elle travaille depuis le début, c’est-à-dire depuis 1990 et le Logique de Guerre Comix où elle est, au milieu des fondateurs, la seule autrice présente. Quand le libraire Jacques Noël, du futur Regard Moderne, a mis entre les mains de Menu un zine dessiné par Julie Doucet, il scellait une relation amicale et artistique jamais démentie depuis. L’Association doit d’ailleurs une partie de sa réputation à Julie Doucet et des dessinateurs comme Mattt Konture ont pu publier de façon décomplexée grâce à elle.
Les planches de Dirty Plotte sont déconcertantes de prime abord pour un lecteur élevé à la « ligne claire ». D’apparence chaotiques, souvent sombres avec un encrage très marqué, denses voire fourmillantes de détails, elles ne font pas partie de ces pages que l’on tourne à vitesse accélérée. Il faut prendre le temps de lire et de relire, d’observer, de s’immerger. Une familiarité s’installe alors, avec la dessinatrice comme avec son mode d’expression, qui reste ensuite imprimée de façon indélébile dans la mémoire. Et l’on a ensuite tout le loisir d’apprécier les récits, qui se réduisent parfois à une page, qui s’étendent parfois sur plusieurs épisodes, tel Monkey & The Livind Dead.
Par sa singularité et sa nouveauté, Dirty Plotte est révolutionnaire. Mais le travail de Julie Doucet est également représentatif d’un changement de paradigme, avec l’émergence dans les années 1990 d’un mouvement parti des auteurs et aujourd’hui totalement admis dans le paysage éditorial : la volonté de passer d’une création underground et amateure à une édition alternative et professionnelle, mais toujours entièrement maîtrisée par les auteurs eux-mêmes. Même s’il en existe des prémices du côté du Futuropolis historique, d’Hara-Kiri et des Éditions du Square ou de L’Écho des savanes par exemple, L’Association est le parangon de ce nouveau fonctionnement éditorial, dont la démarche d’auto-édition de la Canadienne est un reflet. L’intégration rapide et conséquente de Julie Doucet au catalogue de cette maison, avec cinq livres en moins de dix ans, n’est donc pas un hasard.
Pourtant, en 1999, la dessinatrice n’en peut plus. Elle étouffe dans le petit milieu de la bande dessinée, presque encore exclusivement masculin à l’époque. Les effets du renouveau des années 1990 tardent à se faire sentir. Le travail est épuisant, ingrat, suffit à peine pour survivre. Elle arrête de réaliser des bandes dessinées. Même si elle n’abandonne ni les arts graphiques, ni la narration. Son Journal, qui à l’époque n’est pas perçu comme une bande dessinée mais trouverait aujourd’hui facilement sa place dans les collections dédiées au roman graphique, est édité par L’Association en 2004. Elle retourne à la gravure, qu’elle avait abordée pendant ses études, à la sérigraphie également, et honore encore une commande avant d’exploser et de stopper totalement le dessin pendant sept ans.
Elle se consacre alors à la poésie, en partant de mots découpés dans des magazines. Elle s’essaie au détournement de roman-photo, crée Le Pantalitaire, sa micro-structure éditoriale, expose à Montréal. Ce retrait de la bande dessinée lui permet gagner un sentiment de liberté et de se construire, à son corps défendant, une légende. Elle est en réalité d’une grande timidité, au point de refuser pendant très longtemps les hommages même au Québec, ce qui explique qu’elle n’ait reçu le Prix Albert-Chartier du Festival Québec BD qu’en 2021.
Terriblement secouée, elle reprend les crayons dès le lendemain de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo. Elle n’y connaissait personne intimement, mais la communauté d’esprit est là. Après cet événement pour beaucoup traumatisant, elle souhaite, comme elle l’explique à Christian Gasser en 2017, « retourner à la beauté ». Catherine Meurisse, rescapée de la tuerie, a suivi le même chemin : il ne serait pas étonnant que Julie Doucet souhaite partager avec elle sa récompense angoumoisine.
Citée comme référence par de nombreuses autrices et auteurs, pour sa liberté de ton, son renouvellement de l’autobiographie dessinée, sa féminité s’exprimant en dehors des clichés et des tabous, il n’est finalement pas si paradoxal de voir Julie Doucet récompensée.
Voir en ligne : Le site de Julie Doucet
(par Frédéric HOJLO)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
En médaillon : Julie Doucet. Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
Julie Doucet, principaux repères biographiques :
1965 : naissance près de Montréal (Québec - Canada).
1988 : By the way, premier fanzine auto-édité en solo.
1988-1990 : Dirty Plotte, fanzine auto-édité fondateur, repris et édité par Drawn & Quarterly entre 1991 et 1998.
1991 : déménage à New York, puis Seattle et Berlin avant retour à Montréal en 1998.
1996 : Ciboire de criss !, premier livre en solo chez L’Association.
2006 : première exposition en solo à Montréal.
2007 : participation à la Biennale de Montréal.
2008 : participation à la Triennale Québécoise au musée d’art contemporain de Montréal.
2013 : fondation de sa maison d’auto-édition, Le Pantalitaire.
2021 : Prix hommage Albert-Chartier lors du Festival Québec BD ; Maxiplotte, anthologie de 400 pages éditée chez L’Association.
2022 : Grand Prix au FIBD d’Angoulême ; Time Zone J, nouvel ouvrage dessiné chez Drawn & Quarterly, vingt ans après avoir quitté la bande dessinée.
Julie Doucet chez L’Association :
contributions aux collectifs : Logique de Guerre Comix, Lapin, Comix 2000, L’éprouvette, Mon Lapin Quotidien - 1990 à 2021.
Ciboire de criss ! - collection Ciboulette - 120 pages en noir & blanc - couverture souple avec rabats - 17,30 € - parution en juin 1996 - épuisé mais intégré à Maxiplotte.
Changements d’adresses - collection Ciboulette - 96 pages en noir & blanc - couverture souple avec rabats - 14,20 € - parution en novembre 1998.
Monkey and the Living Dead - collection Mimolette - 32 pages en noir & blanc - couverture souple - 6,10 € - parution en avril 1999.
L’Affaire madame Paul - collection Éperluette - 48 pages en noir & blanc - couverture souple avec rabats - 9,20 € - parution en octobre 2000.
Journal - collection Côtelette - 360 pages en noir & blanc - couverture souple - 25,40 € - parution en avril 2004.
Maxiplotte - hors collection - 400 pages en noir & blanc et couleurs - préface : Anne Elizabeth Moore - entretien : Christian Gasser - conception éditoriale, direction artistique & introduction : JC Menu - maquette : Fanny Dalle-Rive - lettrage : Julie Doucet & Céline Merrien - traduction : Julie Doucet, JC Menu & Laura Park - couverture cartonnée, dos toilé avec marquage à chaud - 35 € - parution en novembre 2021 - sélectionné pour le Fauve Patrimoine au FIBD 2022.
Lire également sur ActuaBD :
"Fantastic Plotte" - Par Julie Doucet - L’Oie de Cravan
Julie Doucet honorée par le Festival Québec BD
La rentrée de L’Association : encore du lapin, et un peu de mystère
Bande dessinée alternative 2021 : la sélection de la rédaction d’ActuaBD
Le trio gagnant pour le Grand Prix 2022 du Festival International de la BD d’Angoulême
Angoulême 2022 : féminisme au poing
Participez à la discussion