En dépit du décès d’Elizabeth II, la salle était comble. Certes moins confortable qu’aux Beaux-Arts, de simples chaises attendant les spectateurs. C’est avec la cérémonie de remise des Prix Atomium, ce vendredi soir, à la Gare Maritime du site Tour et Taxis, que le BD Comic Strip Festival pose la dernière pierre de sa mutation entamée il y a trois ans.
Un parcours éprouvant, et pourtant, sur le papier, tout semblait simple. La Fête de la BD était devenue, en dix ans, un rendez-vous majeur de la scène de la bande dessinée européenne. Avec un festival ouvert à tous (globalement gratuit), doté d’un investissement conséquent dans l’un des nouveaux lieux de la capitale belge, ce rendez-vous est attendu, surtout en raison de son positionnement stratégique au moment de la rentrée de septembre.
Un déménagement à risque
Mais voilà, Visit Brussels qui organise l’événement, a décidé en 2019 d’en modifier l’emplacement. Fini le Parc Royal, au centre de Bruxelles, dites bonjour à la Gare Maritime de Tour et Taxis, près du lieu où se déroule déjà la Foire du Livre de Bruxelles, mais dans un nouvel endroit, distinct de rien moins que 10 000 m² ! Ce déménagement, nous a-t-on dit, était imposé par les futurs travaux programmés dans le Parc de Bruxelles. Serait-ce un déplacement temporaire, comme cela a été le cas pour Angoulême jadis ? Il semble plutôt que cette nouvelle situation est faite pour durer, tant en raison de la volonté politique de promouvoir ce nouvel espace de la Gare Maritime, que pour le potentiel qu’offre le lieu.
Reste que cette transhumance s’annonçait délicate pour l’événement ! Naguère, une partie conséquente du public était constituée de badauds qui se promenaient dans le centre-ville et qui tombaient, donc, par hasard sur la manifestation, accueilli par de multiples activités. Un public diversifié qui, pour les auteurs, changeait de l’habituelle bande de chasseurs de dédicaces.
C’est délicat, car le public n’a pas encore trouvé le chemin de cette partie de la ville encore mal desservie par les transports en commun et des parkings encore à l’état de terrains vagues que l’épisode de la Covid n’a pas aidé, il faut bien en convenir. Le fait est que la communication reste déficiente en termes de pédagogie d’accès, mais aussi en terme de programme, tout ceci avec un changement de nom à la clé ! Quant à la signalétique externe et interne de l’événement, elle est proprement inexistante.
Le palmarès
C’est en croisant les doigts que nous attendrons dimanche ou lundi afin de dresser un bilan que l’on espère le plus positif possible. D’ici-là, quelle meilleure manière d’ouvrir ce festival, qu’avec la remise des Prix Atomium, qui, rappelons-le, sont les plus dotés de la bande dessinée francophone. Et c’est sous un roulement de tambour que nous vous révélons les lauréats :
- Prix Atomium de Bruxelles & Prix Cognito de la BD historique : Denis Lapière, Daniel Couvreur & Christian Durieux - Le Faux Soir – Futuropolis
Voici donc les premiers grands gagnants de ce soir, raflant pour le coup deux prix pour leur récit qui raconte l’histoire du quotidien belge Le Soir sous séquestre des nazis pendant l’occupation de la Belgique, et dont les Résistants avaient publié une parodie clandestine distribué dans le circuit habituel sans que les points de vente s’en rendent compte.
On notera que les Prix Atomium rassemblent différentes récompenses dont une bonne partie préexistait à la manifestation. Ce sont donc souvent des jurys différents qui choisissent leur lauréat, avec la possibilité qu’ils se recoupent, comme c’est ici le cas. Au casting de cet album, le scénariste Denis Lapière qui a dépassé les cent albums réalisés, le journaliste Daniel Couvreur, chef du service culture au sein du quotidien Le Soir, le dessinateur Christian Durieux encore auréolé du succès de son album Spirou, et Sébastien Gnaedig, le talentueux éditeur de Futuropolis.
« Grâce à Daniel [Couvreur], nous avons eu accès à des documents inédits car restés dans la sphère intime des familles de résistants », nous expliquait précédemment Denis Lapière. « Des protagonistes directs qui ont couché leurs souvenirs juste après la guerre, certains avec beaucoup de minutie dans les lieux et les faits. En respectant ces écrits, nous étions certains de maintenir l’authenticité de notre reconstitution. De plus, la qualité de l’écriture dans le rédactionnel du Faux Soir s’est révélée un formidable moteur à notre niveau. Dépassant largement le coup de gueule, les résistants ont réalisé une véritable prouesse littéraire en moins de trois jours. Cela impliquait un grand respect de notre part : nous voulions nous livrer à un véritable travail d’écriture à l’image de leur application, à la fois historique, un peu littéraire, et très graphique, tout en restant dans le domaine de la bande dessinée. On voulait aller aussi loin qu’eux. »
- Prix Raymond Leblanc de la jeune création : Cyril Legrais & Alice V.D.M - Les oies cendrées
Nous vous en parlons régulièrement : le Prix Raymond Leblanc est actuellement le tremplin rêvé pour les jeunes auteurs de bande dessinée. Son jury, composé de professionnels, parmi lesquels trois éditeurs qui se relayent pour publier le futur album (cette année : Le Lombard, Futuropolis et Casterman) dote non seulement le lauréat d’une somme intéressante mais garantit aussi la publication de cette œuvre inédite. Une opération jusqu’ici couronnée de succès.
Pour s’en convaincre, il suffit de citer les deux derniers albums parus : Tanz ! de Maurane Mazars, Fauve Révélation au FIBD d’Angoulême, et Julia Reynaud dont nous venons de chroniquer l’excellent album Le Bel Alex paru cette semaine. Souhaitons un futur aussi glorieux à Cyril Legrais & Alice V.D.M dont l’album Les Oies cendrées paraîtra quant à lui chez Futuropolis.
Le jury a d’ailleurs révélé la thématique du récit : « Un sujet délicat traité avec sensibilité et tendresse… Une histoire d’amour entre deux hommes ayant une différence d’âge marquée n’est pas banale dans les représentations habituelles en bande dessinée. Le simple fait de mettre en scène un héros âgé n’est pas commun. La force de ce projet n’est pas seulement de pulvériser les tabous (sexualité des seniors, homosexualité...) mais d’en faire une belle histoire, servie par un découpage élégant, qui attendrira les cœurs les plus durs. »
- Prix de la Fédération Wallonie-Bruxelles en bande dessinée : Émilie Plateau – L’Épopée infernale - Misma
Lors d’une précédente interview, Émilie Plateau nous avait expliqué son objectif avec L’Épopée infernale : « Le récit est basé sur les livres dont vous êtes le héros avec une multitude d’histoires possibles. Ici, c’est une bande dessinée dont vous êtes l’autrice héroïne. C’est une autobiographie déguisée dans laquelle je raconte les méandres pour être éditée, les rencontres en festivals, les dédicaces, les interviews avec les journalistes… Sous couvert d’anecdotes, je l’espère, très féministes ! »
Gageons que la dotation de dix mille euros associée à ce prix aidera Émilie Plateau à prolonger ses réflexions en bande dessinée !
- Prix Prem1ère du roman graphique : Jean-Louis Tripp – Le Petit frère – Casterman
C’est sans surprise, mais avec objectivité que nous saluons le choix du jury composé en partie par des auditeurs de la radio belge. Nous avions identifié cette terrible blessure intime de Jean-Louis Tripp comme l’un des favoris de la rédaction d’ActuaBD, certainement l’un des romans graphiques de l’année !
« Perdre un frère, plus jeune que soi, est une expérience terrible que l’on ne souhaite à personne », écrivait Didier Pasamonik à ce propos. « C’est ce qui arrive à Jean-Louis Tripp alors qu’il a 18 ans. Et de la plus stupide façon, de celles qui laissent une culpabilité béante dont on ne guérit jamais. Le dessinateur de Magasin Général continue, dans la suite de son diptyque Extases (chez Casterman), à nous livrer une œuvre forte qui touche à l’universel. »
Il ajoute : « À 60 ans, Jean-Louis Tripp revient sur ce deuil qui l’a construit. Avec son trait charbonneux, il fait un sublime travail de mémoire, un retour sur soi, une enquête intime sur un événement que l’on a mis des années à dissimuler au fond de la mémoire et autour duquel, forcément, s’organisent les sentiments, sinon les névroses. Avec la conscience de la fragilité des choses, la conscience d’être un survivant. C’est en cela que Le Petit Frère est une œuvre incontournable. Si, comme le théorisait Jacques Brel, l’époque est à l’intelligence, mais dépourvue de cœur, un tel album vient nous dire qu’il y a encore, dans ce registre, un brin d’espoir. »
- Le Prix Le Soir de la BD de reportage : Can Dündar & JBR Anwar – Erdogan le nouveau sultan – Delcourt
Le Soir, l’un des quotidiens belges de référence a tenu à épingler le travail d’investigation réalisé par ses auteurs : « Qui se cache derrière le président Erdogan ? », explique le jury. « Le journaliste turc Can Dündar et le dessinateur égyptien JBR Anwar racontent dans un roman graphique parfaitement documenté, comment ce petit garçon pieux, qui se rêvait en star du ballon rond, est devenu un animal politique craint et adulé de tout un peuple. Dès l’enfance, Erdogan a toujours eu foi en sa poigne et en son destin. Dans son esprit, la démocratie n’a jamais été un but mais un moyen d’accéder au pouvoir. Un à un, il a écarté les opposants à son ascension, par la force ou par la ruse, jusqu’à s’imposer comme le nouveau sultan de la République de Turquie. Dündar et Anwar éclairent la carrière météorique de cette figure désormais incontournable de la scène politique internationale. »
- Le Prix Atomium Spirou jeunes auteurs - Bravo Zulu – Jean-Christophe Targa -
Ce prix récompense une histoire courte mettant en scène Spirou et Fantasio (maximum 4 planches.) Il est attribué aux plus de 18 ans ayant publié au maximum trois albums.
« La rédaction a été séduite par la fraîcheur du récit Bravo Zulu de Jean-Christophe Targa », explique le jury composé de membres de Dupuis et du Journal de Spirou, « L’auteur fait la part belle à l’imagination reine des enfants durant les vacances, et a saupoudré son récit d’inventions rocambolesques que ne renierait certainement pas un certain Comte de Champignac. Enfin, le trait souple dans le digne héritage de l’esprit Spirou choisi pour raconter cette fantaisie estivale nous a beaucoup plu. »
- Prix Atomium de la BD citoyenne : Nicolas Wild - À la maison des femmes – Delcourt
« Le sujet des difficultés des femmes, de la santé au social, et surtout des violences conjugales, est au cœur de l’album, et donc de ce lieu unique : la Maison des femmes à Saint-Denis, à la limite nord de Paris », expliquait dans son article David Taugis. « En plus des rencontres marquantes de Wild, qu’il s’agisse du personnel ou des patientes, le récit détaille des situations qui vont crescendo dans la dureté. Les deux dernières, décrivant le calvaire de femmes battues parvenant enfin à porter plainte, glacent le sang et l’auteur lui-même décrit son effroi en images. En d’immergeant dans ce lieu impressionnant, Nicolas Wild dresse un véritable état des lieux de misères universelles, souvent liées à l’actualité : migrants, droit à l’avortement, statut des femmes, dogmes religieux, relations diplomatiques. Avec à chaque fois un coefficient aggravant pour les femmes, victimes d’une quasi "double souffrance". À la Maison des femmes mérite ce coup de projecteur tant ses qualités abondent. Il a sa place parmi les meilleures publications de cette année. »
- L’Adhémar de Bronze - Judith Vanistendael pour l’ensemble de son œuvre
Couronnant cette cérémonie, Judith Vanistendael a donc été récompensée par ce prestigieux prix pour les albums qu’elle a déjà réalisés : Les Deux Vies de Pénélope, David, Les Femmes et la Mort, La Baleine bibliothèque, Salto,...
Un prix de plus mérités car l’autrice ne cesse de se réinventer à chaque album, souhaitant changer de technique en permanence pour se mettre en danger et donner le meilleur d’elle-même. Son prochain travail va d’ailleurs l’entraîner dans de vastes contrées nordiques afin d’expérimenter un nouveau rendu à l’aquarelle.
« Le jury a décidé de décerner à Judith Vanistendael le Prix Bonzen Adhémar pour son œuvre impressionnante, sa forte personnalité, sa créativité, son immense talent de dessinatrice et le rôle influent qu’elle joue auprès de la jeune génération d’auteurs de bandes dessinées », ont-ils expliqué. « Vanistendael propose constamment de bonnes bandes dessinées avec une pertinence sociale, chaque fois dans un style différent qui continue néanmoins de porter son empreinte. »
Un palmarès aussi engagé qu’inspiré, qui inaugure positivement cette première édition du BD Comic Strip Festival.
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Concernant les éditions précédentes, lire nos articles :
Participez à la discussion