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"Le Monde perdu", une nouvelle et belle d’adaptation du grand classique de Conan Doyle

Par Charles-Louis Detournay le 16 mai 2020                      Lien  
Au-delà de l'incontournable Sherlock Holmes, peut-être connaissez-vous le Pr Challenger, l'autre personnage récurrent créé par Conan Doyle, figure centrale du roman "Le Monde perdu". On y trouve des dinosaures vivants, bien avant Jurassic Park. Une belle évasion en cette fin de confinement...
"Le Monde perdu", une nouvelle et belle d'adaptation du grand classique de Conan Doyle
Rémy Bourlès adapte "Le Monde Perdu" en 1957 dans de nombreuses revues sous la houlette de Mondial-Press.

Faute de grives, on mange des merles. Et en l’absence de nouveautés, nous continuons de revisiter des séries qui nous proposent de spectaculaires moments d’évasion hors de nos quatre murs.

Notre choix s’arrête cette fois sur l’un des plus pittoresques personnages créés par Sir Arthur Conan Doyle, à savoir le Professeur Challenger. On peut le voir comme un anti-Sherlock Holmes : aussi exubérant que le détective est réservé, il est vaniteux, grossier et colérique, alors qu’Holmes apprécie surtout le confort procuré par l’absence de célébrité…. Même s’il dédaigne pas que l’on reconnaisse ses talents !

Loin des énigmes policières, Challenger tente de repousser les limites du monde connu (au début du XXe siècle) et ainsi, brusquer les scientifiques incrédules à l’étroitesse d’esprit. Dans ses aventures, Doyle utilise le même style d’écriture que dans le feuilleton de l’enquêteur prodige, via un narrateur-acteur : ici, c’est le jeune journaliste Malone qui fait office de Dr Watson.

Illustration du roman original "Le Monde Perdu" en français par Géo Dupuis (1913).

Le professeur Challenger accompagné donc de Malone vit diverses aventures plus ou moins inspirées par Jules Verne qui totalisent cinq romans parus entre 1912 et 1928. [1] Le plus célèbre d’entre eux reste le premier : Le Monde perdu. Remarquons d’ailleurs que le second des cinq romans de cette saga, intitulé La Ceinture empoisonnée met en scène nos personnages se calfeutrant chez eux, alors qu’un mal mystérieux envahit la Terre entière, menaçant la race humaine… Une belle allégorie des temps troublés que nous traversons !

Un récit internationalement repris

Mais, revenons à nos dinosaures, car ce premier roman mettant en scène le Pr Challenger est précurseur de la cryptozoologie. [2] S’il y a bien un scénariste de bande dessinée qui a travaillé cette thématique, c’est Christophe Bec, notamment avec ses séries Carthago et Carthago Adventures. Bec n’a-t-il d’ailleurs pas déjà réalisé un clin d’œil au personnage de Conan Doyle en intitulant son deuxième tome de Carthago : L’Abysse Challenger ?

Le Monde perdu T1 par Bec, Faina & Salvatori (Soleil)

Le scénariste n’est bien entendu pas le premier à adapter ce Monde perdu qui relate une expédition aventureuse au cœur de l’Amérique du Sud. On ne compte plus les séries ou films inspirés par ce roman paru en 1912, dont une adaptation télévisée avec Peter Falk (L’Inspecteur Columbo) ainsi que la fameuse saga de Jurassic Park. Sans oublier un précurseur tel qu’Henri Vernes dans son Bob Morane : les Chasseurs de Dinosaures.

Le Monde perdu a également fait l’objet d’adaptations plus ou moins fidèles en bande dessinée : Lost World par Tezuka en 1948, un récit à vignettes par Rémy Bourlès en 1957/1958, une parodie de Nino en 1975, un diptyque scénarisé par AP Duchâteau et dessiné par Sanahujas chez Lefrancq sous le titre de Challenger en 1990, un second diptyque chez Vents d’Ouest réalisé par Porot et Deubelbeiss en 2004-2005, etc. Rappelons que ce même Patrick Deubelbeiss a réalisé deux autres tomes mettant en scène les mêmes personnages, cette fois sur des scénarios inédits signés par Laurence Tramaux chez Casterman : Les Mondes perdus de Conan Doyle (2008-09). Enfin, notons que cette thématique fut également parodiée par de nombreux auteurs, comme par Walthéry & Wasterlain dans Natacha et les Dinosaures, par exemple.

Une passionnanet aventure

Le premier tome de cette adaptation par Bec.

Le scénariste Christophe Bec s’est attaqué à ce récit haut en couleurs comme il nous l’avait expliqué précédemment, par le biais ici d’une trilogie dont les tomes sont respectivement parus en 2013, 2015 et 2017. Rappelons-en les grandes lignes pour ceux qui ne connaîtraient pas le récit.

Au début du XXe siècle, le professeur-aventurier Challenger rencontre un albinos agonisant au milieu d’une tribu cannibale en Amérique du Sud, et obtient de lui un étrange carnet de voyage empli de dessins évoquant une faune préhistorique. De retour à Londres, Challenger est réfuté et insulté par ses confrères. Il défie alors son plus féroce opposant, Summerlee d’organiser une contre-expédition. Accompagnés par un chasseur de renom, Lord Roxon, et un jeune journaliste, Ned Malone, ils s’engagent dans un long périple en Amazonie.

Le Monde perdu T2 par Bec, Faina & Salvatori (Soleil)

Arrivés devant une infranchissable barrière naturelle, les explorateurs éprouvent le plus grand mal pour atteindre le haut plateau qu’elle dissimule. C’est donc épuisés et éberlués qu’ils y découvrent enfin les dinosaures tant espérés. Alors que certaines espèces sont inoffensives, d’autres races sont beaucoup plus hostiles aux humains et l’équipe manque même de se faire dévorer. On passe les autres dangers qui les guettent, comme le manque d’eau potable ou les énormes insectes inconnus qui les assaillent.

Les avis au sein de l’expédition sont alors opposés : certains comme Summerlee préconisent de rebrousser chemin afin de revenir mieux préparés, Mais Challenger s’y refuse. Alors que chaque scientifique développe son argumentation, de terrifiants cris retentissent dans la nuit, tandis que d’étranges silhouettes observent le campement...

Une adaptation libre

Si Christophe Bec a globalement respecté l’esprit et la construction du roman, il s’est souvent permis bien des libertés dans cette adaptation… et bien lui en a pris ! En effet, cette trilogie aurait semblé un peu vide sans rajouter des personnages et des péripéties absentes du livre initial. Ainsi, le corps expéditionnaire ne pénètre pas sur le haut-plateau via l’impressionnante (mais finalement peu crédible) aiguille rocheuse. Le scénariste en profite pour faire intervenir des missionnaires et des conquistadors, tout en dopant les affrontements entre les « indigènes » vivant sur le plateau. L’ensemble confère du suspense et des rebondissements bienvenus, au point qu’un lecteur connaisseur de l’œuvre initiale en viendra à douter des éléments vraiment présents dans le roman originel (ici en lecture libre).

Le Monde perdu T2 par Bec, Faina & Salvatori (Soleil)

Bec applique le même traitement aux personnages, en respectant globalement leurs caractères originaux. Si l’on peut s’amuser des joutes verbales entre Challenger et Summerlee, on notera également que le scénariste a volontairement mis l’accent sur l’action et le spectaculaire. De ce fait, il place l’humour so british du roman en retrait. Un humour que Duchâteau avait bien perçu et rendu dans sa propre adaptation, faisant de Challenger un « ogre » épicurien, tel un Depardieu aux sentiments exacerbés en tous points. Même si l’orientation prise par Bec retire une bonne part de l’attachement que le lecteur accordera au personnage, on ne peut lui en tenir rigueur car le choix du graphisme réaliste rendait caduque ces scènes humoristiques, à la différence des possibilités offertes par le semi-réalisme de l’adaptation conduite par Duchâteau.

De splendides couvertures signées Ronan Toulhoat.

Et de réalisme, il est bien question, car l’adaptation de Bec chez Soleil prend le parti d’en mettre plein la vue au lecteur. Aussi s’entoure-t-il d’une équipe de graphistes de choc : deux dessinateurs Fabrizio Faina et Mauro Salvatori, qui travaillent de concert. Et les superbes couvertures ultra-efficaces sont quant à elles signées par Ronan Toulhoat, révélé par Block 109, le Roy des Ribauds, Conan le Cimmérien ou encire Ira Dei avec son compère Vincent Brugeas.

Le rythme du récit se met au diapason de cette résolution : Bec modifie et surtout raccourcit la première moitié du roman pour l’intégrer dans le premier tome de sa trilogie. Puis, il choisit de donner davantage de place aux dinosaures et aux décors en leur attribuant fréquemment des doubles pages. Non sans oublier de donner du relief à son narrateur par le biais de flashbacks destinés à dévoiler la psychologie du personnage et à soignerson ’identification par le lecteur.

Le Monde perdu T3 par Bec, Faina & Salvatori (Soleil)

Bien entendu, certains éléments ne sont pas parfaits : les dessinateurs réussissent mieux les dinosaures que les humains, parfois un peu raides ; la police des récitatifs aurait pu laisser la place à une écriture cursive plus agréable ; ajoutons quelques effets de découpages parfois étranges. Ces petites constatations ne gâchent pas le plaisir de la lecture, au contraire : les auteurs captivent par le réalisme des dinosaures et la progression de l’évolution de leurs personnages.

Le scénario, inventif à bien des égards, ose des partis-pris assez engagés qui suscitent l’intérêt du lecteur. Notons encore un beau clin d’œil avec l’arrivée du feu dans le récit, référence à La Guerre du feu, mais aussi à Prométhée, une légende chère à Christophe Bec, laquelle bouscule la conclusion de ce troisième tome, en 52 planches pour le coup.

Le Monde perdu T3 par Bec, Faina & Salvatori (Soleil)

Un récit d’aventures, de dinosaures, de rencontres, de chasses aux multiples rebondissements qui plaira à toutes les tranches d’âge, selon que l’on y cherche le dépaysement ou le souvenir des romans du maître angliais. Du divertissement à grand spectacle !

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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A propos de Christophe Bec, lire :
- Au bout de tumultueuses aventures éditoriales, le retour annoncé de Bob Morane !
- Les intégrales de l’été : "Bunker", l’uchronie en mode SF
Concernant Prométhée, lire nos chroniques des tomes 1, 2 et 3 ainsi que notre dossier : Les abysses de Christophe Bec

Lire nos interviews de Christophe Bec :
- « Dix ans consacrés à ressusciter Bob Morane » (juin 2019)
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- "Pour éviter de m’ennuyer, je change souvent d’univers " (Décembre 2008)

Lire quelques-unes des chroniques des autres albums de Christophe Bec :
- Death Mountains, tomes 1&2
- Carthago tomes 1 et 2, ainsi que Carthago Adventures tomes 2 et 3
- Wadlow
- Rédemption
- Fontainebleau avec Alessandro Bocci
- Ténèbres tomes 1 et 4 ainsi que notre dossier Entre Ange et Ténèbres, Soleil continue de privilégier l’Héroïc-Fantasy
- Under tome 1
- Bunker tomes 1, 2 et 3
- Sara tomes 1 et 2 avec Raffaele
- Pandémonium tome 1, 2 et 3.

[1On peut considérer qu’une partie des romans mettant en scène Challenger sont plutôt des nouvelles, vu leur pagination et leur style.

[2Un vocable créé par l’écrivain belge Bernard Heuvelmans, inspirateur et ami d’Hergé et d’Henri Vernes.

 
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