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Christophe Bec : « Je voulais réaliser un Tarzan sombre, crépusculaire, naturaliste, violent et sauvage. »

Par Charles-Louis Detournay le 5 avril 2021                      Lien  
La sortie de cette imposante adaptation de 80 pages s'annonce comme l'un des événements de ce mois d'avril : le scénariste Christophe Bec est revenu aux sources d'un des plus icôniques personnages de fiction du XXe siècle, Tarzan de E.-R. Burroughs, pour en livrer une version sauvage, raisonnée et très construite. Découverte.

Christophe Bec : « Je voulais réaliser un Tarzan sombre, crépusculaire, naturaliste, violent et sauvage. »Vous vous êtes beaucoup impliqué dans cette adaptation. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce personnage ?

Je n’avais jamais pensé pouvoir avoir un jour l’opportunité de réaliser un Tarzan ! Le projet est venu de mon éditeur, chez Soleil, Jean Wacquet, qui m’avait informé il y a un peu plus d’un an et demi du fait que Tarzan allait tomber dans le domaine public et qu’il souhaitait sortir un album, une adaptation du premier roman d’Edgar Rice Burroughs. Or, Tarzan est un personnage qui m’a accompagné toute mon enfance et mon adolescence au travers des films, des romans et surtout des bandes dessinées : Russ Manning, Burne Hogarth, Joe Kubert ou encore Jaime Brocal

J’ai alors évidemment aussitôt sauté sur l’opportunité, je n’ai même pas réfléchi une seconde ! En relisant le roman, j’ai redécouvert plein de choses.. Mon éditeur m’avait parlé d’un Tarzan sombre et violent qui lui était resté de sa lecture d’enfance. J’ai été frappé en le redécouvrant par l’aspect naturaliste de la première moitié du roman original, qui avait d’ailleurs été conservé dans l’excellent film de Hugh Hudson : « Greystoke ».

Alors, j’ai essayé d’enfoncer le clou sur tous ces aspects, en respectant ce qui me semblait être l’esprit qu’avait voulu insuffler Burroughs. Même si d’une manière générale, l’homme face à la nature demeure une des thématiques qui me passionne le plus et que j’ai largement explorée, très frontalement même dans Carthago.
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Vous qui semblez bien connaître les diverses transpositions de Tarzan, l’un des personnages fictifs les plus adaptés au monde, vous êtes-vous limité au roman original ?

Adolescent, j’avais vu à sa sortie au cinéma le film Greystoke, qui m’a naturellement influencé, sans parler des bandes dessinées, surtout celles de Burne Hogarth . Concernant Greystoke, je l’ai revu (ainsi que plein d’autres films de Tarzan) avant de m’attaquer à l’écriture, et ce long-métrage avec Christophe Lambert reste à mes yeux un film magnifique. Il m’a d’ailleurs fallu un mois pour digérer le revisonnage et voir quelle direction je pourrais prendre au niveau de l’adaptation, sans dupliquer ses bonnes idées. Ce qui était clair dès le départ, c’était la volonté de réaliser un Tarzan sombre, crépusculaire, naturaliste, violent et sauvage.

Comment avez trouvé votre Tarzan ?

J’ai essayé de réaliser une adaptation fidèle à l’esprit du premier roman de Burroughs. Après, dans les faits, cet album reste une adaptation libre, avec des ajouts et beaucoup de coupes, surtout au niveau des intrigues secondaires du récit original (comma la chasse au trésor). Pour les ajouts, comptez une scène érotique censurée d’un des films de la MGM, où Tarzan et Jane nus nagent dans un ballet aquatique, ou bien encore les échanges entre Tarzan et ce qu’on peut considérer comme son mentor, d’Arnot. J’ai également rajouté plein d’autres éléments, notamment au niveau de la relation entre Tarzan et Jane, comme les oisillons (pour ceux qui ont déjà lu l’album) ainsi qu’un petit jeu sur le « Moi Jane, toi Tarzan ! », une réplique qui n’est pourtant pas présente dans le premier film avec Johnny Weismuller, car cette phrase culte provient en réalité d’une interview.


Vouliez-vous réaliser une quintessence entre les diverses histoires : le roman, les premiers films de la MGM, Greystoke, et les BD ?

Non, pas du tout. L’idée était bien d’adapter assez fidèlement le roman. Évidemment, il s’imposait que je modernise certains aspects, que je gomme certaines choses et élude pas mal d’intrigues secondaires pour recentrer le récit sur l’essentiel. L’album est quelque part découpé en trois parties : l’enfance, puis l’initiation (le passage à l’âge adulte, comment il devient seigneur des singes et de la jungle), et enfin la confrontation avec la civilisation, toute aussi violente que celle avec les fauves.

Comment avez-vous déniché le bon dessinateur, vu les références en la matière ?

Je ne me souviens plus exactement des circonstances lors desquelles nous avons décidé avec l’éditeur de confier le dessin à Stevan Subic. Le fait que nous ayons précédemment travaillé sur un Conan (à paraître) a évidemment joué. Stevan a eu deux merveilleux jouets, Conan et Tarzan, que tout dessinateur réaliste baroque a un jour envie d’animer. Se confronter aussi aux maîtres qui ont œuvré dessus (Buscema, Frazetta) était un énorme challenge.

Toute la première partie du récit est muette, vouliez-vous créer un lien entre le lecteur et Tarzan par le biais des récitatifs, avant que Tarzan soit suffisamment doué de parole pour appréhender et ses sentiments, et ce qui l’entourait ?

J’ai beaucoup réfléchi là-dessus et hésité avant de prendre cette option, qui est toujours risquée en bande dessinée. Dans le roman originel, les Manganis, les singes qui élèvent Tarzan, disposent d’un langage primaire et Tarzan parle avec eux. Même si on sait aujourd’hui que les grands singes peuvent assimiler un nombre important de mots, le fait qu’ils parlent, aient des rites divers, presque humains, me paraissait trop gros. Je me suis souvenu des lectures d’enfance, de Jonathan de Cosey notamment, où il y avait beaucoup de silences, alors j’ai osé le pari. Les premiers retours de lecteurs ont l’air plutôt bons sur ce choix, qui doit aussi grandement au talent de Stevan, et celui de Facio, le coloriste, dont les couleurs sont très narratives. Ensuite effectivement, une voix off commence à arriver par petites touches, avant d’être plus présente. Elle correspond quelque part à l’éveil de la conscience et de la réflexion de Tarzan sur le monde qui l’entoure ainsi que sur les mystères d’une autre monde, la civilisation, qu’il découvre en la devinant, comme un puzzle, dans la cabane abandonnée de ses parents.

Vous donnez tout de même une vision plus violente et sauvage, tout en délivrant un discours très contemporain dans les bouches des explorateurs, notamment écologique. Des notions nécessaires car elles sont attachées aux thématiques auxquelles pensera immédiatement le lecteur en se replongeant dans ce récit écrit il y a plus de cent ans ?

Oui, Edgar Rice Burroughs ne connaissait de la jungle que « Mes Chasses en Afrique » de Théodore Roosevelt. Il en avait une version forcément étriquée et colonialiste. J’ai dû évidemment contourner ça, au même titre qu’une forme de misogynie qui correspond aux rapports hommes/femmes de cette époque. Il peut même y avoir çà et là des phrases assez choquantes, comme celle-ci, extraite du deuxième roman « Le Retour de Tarzan » et qui provient de la bouche de Tarzan lui-même : « Cela n’a pas de sens que les femmes craignent les hommes. Je connais évidemment mieux les habitants de la jungle : là, c’est le plus souvent le contraire, sauf chez les hommes noirs ; mais à mon avis, ils se situent , à certains égards, plus bas sur l’échelle que les animaux. » Évidemment, on ne peut plus passer ça de nos jours !

En revanche, je suis un farouche opposant de ce que l’on nomme aujourd’hui la « cancel culture » qui vise à censurer des œuvres. J’ai donc décidé de ne pas esquiver le sujet mais au contraire de l’affronter. J’ai donc créé le personnage de De Grauw, un Belge, qui représente la tournure d’esprit de cette époque : un guide, un chasseur, avide de trophées, qui s’oppose dans la vision des choses au capitaine d’Arnot, un militaire français, plus progressiste, qui deviendra le meilleur ami de Tarzan après que ce dernier lui ait sauvé la vie. Tous deux ont quelques joutes verbales sur les questions de la préservation de la nature et des espèces.

Je suppose que, pour la pagination, vous préfériez un épais volume plutôt que des césures mal placées dans le récit ?

La question ne s’est pas posée. Dès le départ, Jean Wacquet voulait un one-shot de quatre-vingt pages. Je le remercie d’ailleurs, car cela m’a permis d’aborder cette adaptation comme quelque chose qui devait être parachevé, d’un bloc, qui exigeait de trouver le meilleur équilibre entre les séquences.

Il est surprenant que Tarzan apprenne seul à lire. Vouliez-vous miser sur l’intelligence intrinsèque de l’humain, sa curiosité, qui s’exerce en dépit de l’environnement dans lequel il évolue ?

Ce n’est pas un ajout. Cet apprentissage de la lecture se retrouve bien dans le roman de Burroughs, je l’ai seulement adapté pour aller un peu plus vite. Le vrai apport est cette chanson qu’écoute en boucle Tarzan sur un phonographe, ça c’est une trouvaille, que je réutilise lors de sa rencontre avec Jane. Je voulais conserver l’aspect naïf de leur premier contact. Tarzan lui déclame les vers de la chanson, sans en connaître le sens tout à fait exact, et surtout sans réaliser qu’il lui fait une véritable déclaration d’amour.

Le coup des oisillons est aussi une trouvaille. La baignade et le ballet aquatique est en revanche une volonté de faire un clin d’œil à la scène censurée d’un des films de la MGM, à cause de la nudité des acteurs. Il est dit dans le roman que Tarzan est intelligent, ce pourquoi je n’ai pas voulu trop insister sur son côté naïf. En fait, c’est même une sorte de surdoué, je l’ai pris comme ça : il acquiert des connaissances très vite ; il est dit qu’il un très bon joueur d’échec. Il n’y avait aucune raison alors d’en faire un attardé, bien au contraire.

J’imagine qu’à ce titre, les extraits de l’encyclopédie traitant des hommes de Neandertal avaient pour but de provoquer sa prise de conscience ?

Pas réellement, plutôt pour lui donner l’image d’un gladiateur de la Rome antique. L’allusion des hommes préhistoriques, c’est pour expliquer son pagne en fait, il y voit comment on fait pour tanner du cuir. Je trouvais ça marrant d’expliquer l’origine de ce vêtement. Dans mon adaptation, il porte la peau d’une panthère noire, une prédatrice qui décime sa tribu et qu’il va vaincre après un combat épique. C’est un trophée, mais aussi la prise de conscience qu’étant un humain, il doit couvrir ses attributs, qu’il dévoilera en revanche sans pudeur face à Jane Porter.

Couverture du deuxième volume, dessinée par Eric Bourgier (tout comme celle du tome 1).
© Bec, Bourgier - Soleil.

Pour le second album, aviez-vous également décidé qui en serait le dessinateur avant de l’écrire ?

Oui, pour les deux albums, je savais qui seraient les dessinateurs au préalable, c’est plus facile évidemment dans ces conditions d’écrire pour eux, leur tailler le récit sur mesure. Le dessin de Stevan collait parfaitement au Tarzan crépusculaire que nous souhaitions faire, à savoir ce Tarzan, Seigneur des Singes. Quant au style de Roberto de la Torre, il convenait plus au deuxième album, plus « pulp », qui s’intitule Tarzan au Centre de la Terre et se déroule dans l’univers de Pellucidar, la terre creuse. C’est du moins ce que je croyais au début, puisque pas mal de problèmes de compréhension et de narration ont fait que ce sera mon compère de toujours Stefano Raffaele qui dessinera le dernier tiers de l’album. Ce second album sera un mix de deux romans : Le Retour de Tarzan et Tarzan au Cœur de la Terre.

Outre ce second tome de Tarzan, quelles sont vos prochaines sorties ?

Bob Morane, bien entendu, dont nous avons déjà discuté ensemble. Puis, il y aura le tome 3 de Crusaders, ainsi que le Conan avec Stevan Subic, comme nous venons de l’évoquer. La rééditions d’Anna est en préparation avec un crowfunding. Il s’agit d’une de mes premières séries réalisée avec Stéphane Betdeder en 2000 chez Soleil, et dont la version finale en intégrale était parue en 2004 à la Boîte à bulles. N’oublions pas le tome 2 d’Angel, dont le tome 1 est passé inaperçu alors que c’est une série que j’aime beaucoup, plus personnelle.

Une toile terminée pour "Inexistences"...
© Bec/Soleil.

... et une seconde en cours de réalisation.
© Bec/Soleil.

Avec les reports consécutifs au confinement en plus des albums prévus, il a été compliqué de suivre toutes les sorties de septembre dernier, mais nous allons revenir prochainement sur Angel. Sinon, il y a un autre album qui vous tient particulièrement à cœur. Et pour cause : vous le dessinez !

Vous parlez d’Inexistences ! Il s’agira d’un album-concept, assez volumineux car hybride. Il comptera soixante-sept planches de bande dessinée (dont deux grands récits de respectivement trente-sept et vingt-quatre planches), mais aussi cinquante-huit illustrations de différents formats (allant de simples portraits de personnages à d’immenses panoramiques), quatre peintures (tableaux acrylique), ainsi que de nombreux textes dont une nouvelle illustrée intitulée Métal Hurlant, en hommage à la revue de bande dessinée. Cela fait presque cinq années que je travaille dessus, et j’en vois enfin le bout : plus que trois planches à boucler et une toile à terminer.

Nous n’avons pas encore convenu de date de sortie avec Soleil, car il reste un énorme travail de couleur et de maquette à réaliser sur ce livre-objet. Sans doute qu’une petite partie des illustrations restera en noir et blanc. Nous en reparlerons prochainement.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

Une des planches d’Inexistences que Christophe Bec vient juste de terminer.
Issue du plus grand des récits de bande dessinée, celui de 37 pages, qui s’intitulera « L’Enfant Bleu ».
© Bec/Soleil.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782302091795

Tarzan - Seigneur de la jungle - Par Christophe Bec & Stevan Subic - Soleil.

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- Under tome 1
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- Sara tomes 1 et 2 avec Raffaele
- Pandémonium tome 1, 2 et 3.

Toutes les planches (hormis la dernière) sont issues de l’album de "Tarzan, seigneur de la jungle", et sont : © Éditions Soleil, 2021 – Bec, Subic.
Photo en médaillon : Charles-Louis Detournay.

Soleil ✍ Christophe Bec ✏️ Stevan Subic à partir de 17 ans
 
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2 Messages :
  • Ce premier tome reste plaisant à lire, sans véritablement me convaincre. Dommage que la qualité de dessin de Subic (similaire à celui de A. Alice) n’est pas constante et son style photocopies surexposées devient agaçant au fil de la lecture. Je pense que le somptueux graphisme de Bourgier (qui me fait penser à celui de Mivilles-Deschênes) me fera acheter le tome 2. Par-contre, le travail brut de Subic sur un Conan aurait toute sa place, car dès que l’univers devient trop contemporain, il a l’air moins à l’aise...

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    • Répondu par Eric B. le 6 avril 2021 à  20:39 :

      En effet, le dessin n’est pas beau, on n’a pas envie de se laisser tenter. J’aime bien le terme de "photocopies surexposées", c’est bien ça !

      Répondre à ce message

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